La deuxième journée du procès intenté à l’écrivain Erri De Luca s’est ouverte, lundi 16 mars, devant le tribunal de Turin (Piémont). A la suite d’une plainte de la société franco-italienne Lyon-Turin Ferroviaire (LTF), il est poursuivi pour ” incitation à la délinquance ” après avoir déclaré, lors d’un entretien à la version italienne du quotidien en ligne Huffington Post, en 2013, que ” les sabotages sont nécessaires pour faire comprendre que le TGV est une œuvre nuisible et inutile “. Erri De Luca risque une peine comprise entre un et cinq ans de prison. Il pourrait connaître son sort le 20 mai.
Chantier pharaonique, estimé à 20 milliards d’euros, les travaux de construction de la ligne ferroviaire à grande vitesse entre la France et l’Italie font l’objet d’une vive contestation de ce côté-ci des Alpes, marquée par plusieurs épisodes violents et une répression sévère. Leur achèvement est prévu à l’horizon 2028.
En janvier, le tribunal de Turin s’est déjà manifesté avec fermeté en condamnant quarante-sept militants opposés aux travaux de construction de la TAV (Treno ad alta velocità) à un total de 150 années de prison. Les prévenus étaient accusés de ” violences, résistance à la force publique et dégradations ” à la suite de nombreuses échauffourées avec la police les 27 juin et 1er juillet 2011 lorsqu’un chantier s’était ouvert dans la vallée de Chiomonte (Piémont). Plusieurs centaines de blessés avaient été déplorés parmi les forces de l’ordre et les manifestants.
Mais c’est du côté français que se sont manifestés les témoignages de solidarité les plus vibrants envers l’écrivain, récompensé par le prix Femina étranger en 2002 pour son livre Montedidio (Gallimard). Le 2 mars, un comité de soutien à M. De Luca composé d’éditeurs, de romanciers et de quelques personnalités politiques, dont quatre anciens ministres – la socialiste Aurélie Filippetti et les écologistes Cécile Duflot, Yves Cochet et Dominique Voynet –, a publié une pétition dans Libération demandant ” à – la France – de donner l’ordre “ à LTF ” de retirer sa plainte “.” Alors que la France vient de se mobiliser pour défendre la liberté d’expression, comment pourrait-on laisser un écrivain risquer la prison pour ses déclarations publiques ? “, s’interrogent les auteurs. Et en Italie ? Rien ou pas grand-chose.
La figure de ” l’intellectuel engagé “Plusieurs raisons expliquent cette relative indifférence au sort de l’écrivain. Le contexte ” post-Charlie ” et le débat né après l’attentat contre le journal sur la liberté d’expression ont évidement eu un impact plus assourdi à Rome qu’à Paris, même si les médias y ont consacré la plus large part de leur espace. Mais, une fois passée l’émotion légitime, le débat s’est prestement déplacé sur les ” limites ” de la satire, surtout en matière de croyances religieuses. Quelque 80 % des Italiens déclarent spontanément être de confession catholique lorsqu’ils sont interrogés sur les fondements de leur identité.
De plus, la figure de ” l’intellectuel engagé “, au sens français du terme, voltairien ou sartrien, capable d’entraîner sur la foi de son nom et de sa réputation une frange de l’opinion, de cimenter une contestation, n’existe pas en Italie. Les exemples les plus récents sont ceux du cinéaste Nanni Moretti au début des années 2000 contre le gouvernement Berlusconi, du Prix Nobel de littérature 1997, Dario Fo, au service du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, et de M. De Luca lui-même.
Les maîtres à penser ont du mal à émerger dans un pays d’unité récente, où une ” opinion publique nationale ” peine à prendre racine. La discrétion habituelle de l’écrivain – qui a choisi, en janvier, de présenter sa défense dans un livre, La Parole contraire (Gallimard, 48 pages, 8 euros) plutôt que sur les plateaux de télévision – permet également de comprendre l’absence de résonance médiatique de ce procès. D’autant que l’accusé a déjà expliqué qu’il ne fera pas appel d’une éventuelle condamnation, endossant par avance la figure d’un martyr solitaire.
Autre explication : M. De Luca, avant d’être l’écrivain reconnu qu’il est aujourd’hui, fut une des figures de l’extrême gauche transalpine au cours des ” années de plomb ” (années 1970 et 1980), même si le mouvement auquel il appartenait ne figure pas parmi les groupuscules les plus violents de cette époque. Ce qui, à Paris, serait un motif de séduction supplémentaire, comme l’ont démontré par le passé les soutiens de certains intellectuels à l’écrivain et ancien terroriste en cavale Cesare Battisti, serait, de ce côté-ci des Alpes, plutôt une circonstance aggravante.
Ce qui est reproché à l’auteur du Poids du papillon (Gallimard, 2012), ce sont autant ses propos d’aujourd’hui que sa personnalité d’hier comme si sa justification du sabotage pouvait être interprétée comme une lettre de mission de la part de l’ancien responsable du service d’ordre de Lotta Continua (formation communiste et révolutionnaire) qu’il fut il y a trente ans. L’extrême gauche italienne est tenue pour responsable, à l’égal de l’extrême droite, des 300 morts de cette période qui commence à peine à faire l’objet d’une véritable historiographie. Une raison pour certains de refuser à l’écrivain un quelconque droit à l’oubli.
Enfin, les Italiens sont sans doute las des grands travaux annoncés à coups de trompette et jamais commencés ou jamais terminés. Outre que l’ouverture d’une LGV entre Lyon et Turin ne passionne guère les habitants du sud du Pô, elle suscite une forme de scepticisme, même si les gouvernements français et italien se sont engagés à mener le chantier à son terme. Entre l’annonce de la construction d’un pont entre le continent et la Sicile, et le chantier infini de l’autoroute devant relier Salerne (Campanie) à Reggio Calabria (Calabre), ils en ont tant entendu… Pour toutes ces raisons, M. De Luca n’est pas prophète en son pays.
Philippe Ridet