Emanuele Severino : “Seule la philosophie nous ouvre à l’éternité”

© Piero Martinelli

[Le philosophe est mort le 17 janvier 2020, à 90 ans] Son nom ne vous dit probablement rien. Pourtant, en Italie, Emanuele Severino est considéré comme l’un des plus grands philosophes contemporains. Jugé hérétique par l’Église catholique, ce métaphysicien inspiré par Parménide et Heidegger prétend que rien ne meurt jamais et que la philosophie occidentale s’est fourvoyée dans la Folie. Cet entretien vous ouvrira-t-il les yeux ?

Publié dans

n°125

Déc. 2018 – Jan. 2019

Âgé de 89 ans, auteur de plus de quatre-vingts ouvrages, l’Italien Emanuele Severino est presque inconnu en France. Il est pourtant l’un des rares penseurs à avoir forgé un système métaphysique ambitieux autant que singulier. Il a développé, dans toute son œuvre, une idée simple : tout ce qui est, est éternel. Rien ne meurt ni ne se disloque. Pas plus les roses que vos ancêtres, que les minutes heureuses ou malheureuses de votre vie. Il n’est pas possible d’être, sans être absolument. Mais chaque humain n’a qu’un champ de vision étroit et subjectif : c’est pourquoi certaines fleurs, certains visages, entrent dans notre expérience puis en sortent, sans cesser néanmoins de participer à l’éternité. Le devenir est une illusion. Voilà comment Severino, lui aussi un peu éternel – car il continue à publier au moins un livre par an et donne de nombreux entretiens dans la presse italienne –, voit le monde. Cette vision, il l’a eue très jeune en lisant Parménide, un penseur présocratique mort au Ve siècle avant notre ère. D’ailleurs, Severino pense que la vérité se trouvait bien formulée chez Parménide, et qu’elle a été perdue, trahie, déformée par ses successeurs, Platon et Aristote, si bien que l’Occident tout entier s’est fourvoyé dans une énorme erreur, ce qu’il appelle la Folie. Et c’est de notre Folie deux fois millénaire qu’il veut nous guérir !

Autre originalité de Severino, qui en fait décidément un penseur à part : il a réussi à s’attirer un procès en hérésie et des démêlés avec la Congrégation pour la doctrine de la foi (autrefois l’Inquisition) dans les années 1960 ! De 1954 à 1969, il enseignait en effet à l’Université catholique de Milan, où se pratiquait encore une approche spéculative, scolastique de la métaphysique. Mais, petit à petit, son éternité à lui est apparue incompatible avec celle de la cité de Dieu et la félicité éternelle des dogmes chrétiens. Par conséquent, Severino a été limogé. Même si ses ouvrages sont érudits, austères, incantatoires par leur manière de répéter sans cesse les mêmes concepts, Emanuele Severino est à tous égards une figure unique dans le paysage de la philosophie contemporaine – à découvrir dans les pages qui suivent.

 

Emanuele Severino en 6 dates

  • 1929 Naît à Brescia, le 26 février
  • 1950 Soutient sa thèse de philosophie sur Heidegger et la métaphysique
  • 1954 Commence à enseigner la philosophie à l’Université catholique du Sacré-Cœur à Milan
  • 1969 La Congrégation pour la doctrine de la foi proclame officiellement l’incompatibilité de la doctrine de Severino avec le christianisme, il devient un philosophe « hérétique »
  • 1970 Enseigne la logique, l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine et la sociologie à l’université Ca’Foscari de Venise jusqu’en 1989
  • 2009 Évoque le deuil de sa femme, décédée après presque soixante ans de vie commune, dans un essai autobiographique, Il mio ricordo degli eterni (« Ma mémoire de l’éternel », Rizzoli, 2011 ; non traduit)

Pouvez-vous rappeler les principales étapes de votre formation ?

Emanuele Severino : Je suis né en 1929 dans une famille catholique – mais pas bigote –, à Brescia, et j’ai étudié dans une école jésuite jusqu’à la fin du lycée. À l’époque, les jésuites mettaient l’accent sur la formation en mathématiques et en physique, les autres disciplines étant un peu négligées. C’est donc sous l’influence de mon frère aîné, qui est mort à la guerre, que j’ai découvert la philosophie. Étudiant à l’école normale de Pise, il suivait les cours de Giovanni Gentile [philosophe idéaliste (1875-1944), hégélien de droite, auteur du Manifeste des intellectuels fascistes], qui a adhéré au fascisme comme Martin Heidegger au nazisme, mais qui, comme Heidegger, était un philosophe de haute stature. Quand mon frère rentrait à la maison le week-end, il me répétait ces discours étranges. J’avais 11 ou 12 ans. Un autre facteur décisif pour ma formation a été la rencontre avec un prêtre thomiste [adepte de Thomas d’Aquin] extrêmement intelligent, qui me donnait des leçons particulières. J’ai ensuite étudié comme interne à l’Almo Collegio Borromeo de Pavie avant de soutenir ma thèse sur Heidegger et la métaphysique en 1950. L’année suivante, je me suis marié et j’ai reçu mon habilitation à enseigner à l’université. Cependant, depuis ces débuts, une seule question m’a préoccupé : j’ai consacré toute ma vie à examiner le problème de la relation entre l’homme et la vérité. La philosophie est née comme critique des mythes, avec l’ambition d’être, au contraire de ceux-ci, incontestable, nécessaire, stable. C’est en ce sens qu’Aristote la décrit comme « episteme tes aletheias », expression grecque que l’on traduit traditionnellement par « science de la vérité » mais qui signifie proprement ce qui se tient (steme) au-dessus (epi) de ce qui n’est pas obscur, voilé (a- est un privatif et letheia vient de lethe, « oubli », a-letheia désigne ce qui ne reste pas caché) : en ce sens, philosopher est moins travailler à l’édification d’une théorie scientifique que se tenir en face de ce qui n’est pas caché, de ce qui est dans la lumière, devant nous. La science nous propose donc d’accumuler des connaissances sur les étoiles et leurs relations, mais la philosophie est un mouvement beaucoup plus fondamental, qui commence dès que l’homme tourne son visage vers le ciel étoilé et le contemple.

 

Depuis votre premier livre, La Struttura originaria [« La Structure originaire », 1958, non traduit »], vous avez développé une seule pensée, dont vous avez exploré toutes les conséquences : selon vous, tout ce qui est autour de nous – les pierres, les végétaux, les animaux, la musique de Beethoven, une cigarette, une histoire d’amour, nous-mêmes et les autres – est éternel. Tout est éternel ! Pourquoi cette conviction ?

Mais ce n’est pas ma théorie ni mon discours ! Franchement, s’il s’agissait seulement de la philosophie d’Emanuele Severino ou de n’importe qui d’autre, cela n’aurait aucun intérêt. Ce n’est pas ma personne qu’il con­vient d’écouter sur ce sujet, mais le logos, la manière dont les choses les plus simples ou les plus grandioses se montrent avec nécessité. Depuis ses débuts, la philosophie est tombée dans une errance extrême, dans ce que j’appelle la Folie, et les conséquences en sont partout évidentes aujourd’hui, à la fois en métaphysique et sur les plans politique, économique ou même social. Cette errance extrême consiste à croire que les choses qui existent autour de nous ont été tirées du néant et qu’elles retourneront ensuite au néant. Depuis des millénaires, on tient pour certain qu’il existe un temps dans lequel les choses ne sont rien. Mais penser que les choses ne sont rien, ce n’est pas la même chose que penser que le rien est rien : c’est plutôt penser que le non-rien est rien, et c’est vivre selon une telle pensée, donc selon la Folie extrême qui identifie les choses avec le néant. Mon livre La Struttura originaria était une première tentative pour se démarquer de la Folie, pour s’éloigner de cette erreur, et dans tous mes écrits suivants, j’ai tâché de dérouler ce qui était impliqué par cette étape initiale.

L’un de vos principaux inspirateurs est antérieur à Platon et Aristote : il s’agit de Parménide [VIe-Ve siècle avant J.-C.]. Votre philosophie est parfois qualifiée de « néoparménidisme ». Quelle inspiration avez-vous trouvée dans le Poème de Parménide ?

Je précise que cette étiquette de néoparménidisme a été donnée à mon travail par des commentateurs. Elle ne vient pas de moi et n’est pas complètement appropriée. Néanmoins, j’ai publié en 1964 un texte, « Retourner à Parménide », qui propose un voyage vers le sens originel du Poème de Parménide, dont nous n’avons plus que des fragments. Je considère Parménide comme un géant mais aussi comme un Janus à deux faces : son regard est dirigé vers la Vérité, la Non-Folie, en même temps qu’il est fasciné par le spectacle de la Folie. Parménide a saisi pour la première fois la différence entre ce qui est, l’étant (to on, en grec), et ce qui n’est pas, le non-étant (to me on), l’absolument néant. Dans son poème, il dit en substance : si l’on affirme que l’être naît puis meurt, on affirme que l’être n’est pas, c’est-à-dire que l’on identifie l’être et le néant. S’en tenir à l’affirmation que l’être est, c’est se placer sur le terrain de la certitude, de la vérité. Parménide est le premier à avoir vu que si l’on affirme que l’être naît puis meurt, c’est-à-dire si l’on affirme qu’il y a devenir, on pense ce qui est absolument impossible. La pauvreté apparente de ce discours a induit en erreur. Les lecteurs de Parménide n’en ont pas vu toute la puissance, mais cela tient aussi à ce que lui-même était ambigu. Ainsi, dans la suite de son Poème, il représente tout un monde coloré, celui de la doxa, de l’opinion, du devenir, et ce monde nous est présenté comme n’étant pas rien. C’est comme s’il avait commencé par dénoncer la Folie pour la célébrer lui-même ensuite !


Emanuele Severino © Piero Martinelli

Vous voulez dire que Parménide n’est pas fidèle jusqu’au bout à son intuition fondamentale, selon laquelle tout ce qui est, est absolument, et donc est éternel ?

En effet, c’est cela qu’il faut comprendre : si chaque détermination du monde (arbre, étoile, sentiment, pensée) est un étant, le fait d’affirmer que ces étants ont été néant, et qu’ils seront à nouveau néant, revient à prétendre que, dans le passé et dans l’avenir, tel étant que nous avons sous les yeux n’est rien. Normalement, l’esprit humain devrait s’insurger contre une telle présentation des choses, qui viole la loi la plus élémentaire de la logique, le principe de non-contradiction. Si je vous dis que, dans le futur, ce carré que vous avez sous les yeux sera un cercle, comment réagirez-vous ? Vous me traiterez de fou et vous aurez raison. Mais si je vous dis que, dans le futur, un étant ne sera rien, n’est-ce pas tout aussi contradictoire ? La Folie consiste à croire que les étants sortent du néant et y retournent.

 

La Folie est pourtant conforme à l’expérience. Si j’approche une allumette d’une feuille de papier, elle brûle et tombe en cendres. Pouvez-vous malgré cela affirmer que la feuille de papier était éternelle ?

Reprenons cet exemple : un morceau de papier brûle et tombe en cendres. Il existe de nombreux phénomènes apparentés à celui-ci. Une bombe atomique tombe sur Hiroshima, et le cœur de la ville n’est plus que ruines et cendres. La Folie dira : ils sont devenus rien. Mais arrive la question décisive : si une chose qui existait est devenue rien, continuera-t-elle d’être perçue comme avant son anéantissement ? Le papier, la ville d’Hiroshima nous apparaissent-ils identiques, après leur destruction, à ce qu’ils étaient auparavant ? La réponse est non, bien sûr. Mais nous comprenons mieux ce qui s’est produit : le papier, la ville ne se manifestent plus, ils ne sont plus perçus, ils sont sortis de notre expérience. En aucun cas, cette sortie de l’expérience n’atteste du sort de ce qui est sorti de l’expérience. C’est comme si vous demandiez à la voûte du ciel nocturne de vous renseigner sur ce qu’est devenu le Soleil, après qu’il s’est couché le soir. À mon sens, tout est éternel, mais les objets font comme le Soleil, qui entre et sort de l’espace visible du ciel : les objets entrent et sortent du cercle de l’apparaître. Je soutiens, pour revenir au morceau de papier, que chaque phase de la combustion du papier est éternelle, et qu’elle est apparue dans l’expérience, puis qu’elle en a disparu, sans cesser d’être. En un mot, ce que nous appelons le devenir n’est rien d’autre que l’apparition et la disparition de l’éternel. Et dans son essence la plus profonde, chaque homme est l’apparence éternelle de la vérité.

 

Vous avez souvent échangé avec des physiciens. Y a-t-il un lien entre cette métaphysique et la théorie de la relativité ? 

La thèse de l’éternité de tout et la théorie de la relativité ont en effet quelques points communs : toutes deux affirment que le passé et le futur ne sont pas moins réels que le présent. Mais, contrairement à la théorie de la relativité, la logique sous-jacente à mon discours n’est pas hypothétique, elle ne se fonde pas sur le savoir scientifique, qui reconnaît désormais le caractère statistique et probabiliste de ses propres théories.

 

Penser que tout est éternel, est-ce une manière de se consoler par rapport à la mort ?

Du point de vue de la Non-Folie, la mort n’existe pas. Rien de ce qui est éternel ne saurait être annihilé. Mais notez cependant que notre expérience est muette, elle ne permet pas de se prononcer sur le sort de ce qui est sorti de l’expérience. Et ceci est à la fois vrai pour la mort des autres et pour ma propre mort. Pour la Folie, dans laquelle nous nous trouvons comme individus, la pensée que tout est éternel peut être une consolation – une consolation qui reste néanmoins équivoque. Rappelez-vous saint Augustin : chacun de nous préférerait aller en enfer pour l’éternité plutôt que de n’être rien. Ou encore, dans la pièce Agamemnon d’Eschyle, ce passage où un messager annonce la catastrophe qui a coulé la flotte grecque de retour de la guerre de Troie ; il dit à la reine Clytemnestre : « Ils sont morts. L’angoisse de ne pas ressusciter a cessé pour eux. »

 

« La volonté a son fondement métaphysique dans la Folie, dans la conviction que les choses sortent du néant et qu’elles y retournent »

Emanuele Severino

Nul n’est donc assez philosophe pour se réconcilier avec la mort ?

C’est là qu’intervient le rôle de ce que j’appelle la volonté. Individuellement, chacun de nous a une volonté, c’est-à-dire que chacun croit, en se trompant bien sûr, pouvoir faire en sorte que les choses deviennent autres qu’elles ne sont. Nous estimons tantôt avoir le pouvoir de faire sortir des choses de rien, et alors nous nous prenons pour des créateurs, et tantôt le pouvoir de les ramener à rien, et alors nous nous prétendons destructeurs. La volonté a son fondement métaphysique dans la Folie, c’est-à-dire dans la conviction que les choses sortent du néant et qu’elles y retournent. Devant une telle manifestation de la Folie, la philosophie en tant que Non-Folie est là pour nous rappeler que toute volonté est violence. C’est la volonté qui pousse l’être humain à considérer que certaines choses sont bonnes, celles qui accroissent la puissance, et d’autres mauvaises, celles qui diminuent la puissance. Fondée sur une aberration métaphysique, sur la méconnaissance de la nature éternelle des choses, donc sur une sorte de cécité, la volonté n’est jamais rassasiée, jamais satisfaite ; elle ouvre un cycle de violence sans fin. Parfois, la volonté croit avoir obtenu ce qu’elle recherchait, mais elle est rapidement déçue et aspire à quelque chose de plus. Et ce processus dure autant que nous vivons. Du reste, depuis que l’homme existe en tant qu’individu sur Terre – depuis l’apparition de la volonté dans l’Histoire –, les massacres, les horreurs se sont multipliés, de façon implacable, indiquant que, tant que notre vie n’est pas achevée, il est impossible de se libérer de la volonté. Mais l’achèvement de la vie et de l’errance ne signifie pas leur anéantissement : elles sont plutôt dépassées et, dans ce mouvement de dépassement, totalement conservées.

 

En 1969, vous avez été écarté de l’Université catholique de Milan, parce que vous étiez soupçonné d’hérésie. Comment fait-on pour être déclaré hérétique de nos jours ?

Le christianisme est une forme particulière, même si elle est grandiose, de Folie. Dans un livre récent, Il mio scontro con la Chiesa [« Mon désaccord avec l’église », 2001 ; non traduit], je suis revenu sur la controverse qui m’a amené à devoir quitter mes fonctions de professeur à l’Université catholique de Milan. Il y a eu une discussion approfondie, sérieuse et pacifique, avec la Congrégation pour la doctrine de la foi (l’ex-­Saint-Office) à Rome, qui a amené à un divorce définitif, officialisé par les Actes apostoliques du Saint-Siège. Soit dit en passant, l’un des religieux de la commission, composée de personnalités de haut niveau culturel, avec laquelle j’ai débattu a été convaincu par le contenu de mes écrits et a abandonné l’habit à la suite du procès. À mon sens, le Dieu dont nous parle la Genèse est une instance qui porte la Folie jusqu’à son comble, ce qui se lit particulièrement dans le passage de la Création. Ce Dieu est décrit comme capable de faire sortir l’Univers du rien, l’Être du néant. Le Nouveau Testament va encore plus loin dans la Folie, puisqu’on y voit Dieu mourir en tant qu’homme et revenir à la vie : ainsi l’éternel passe par le néant et redevient éternel.


Emanuele Severino © Piero Martinelli

Selon vous, la même Folie se niche à la fois au cœur du christianisme et de notre civilisation technique. Pourquoi ?

Les humains de l’ère de la technique s’identifient au Dieu créateur ; ils croient tirer du néant des objets qui n’existaient pas auparavant, comme l’intelligence artificielle, la centrale nucléaire, le système informatique de télécommunications et tous les instruments qui rendent aujourd’hui possible la vie de l’homme. Au lieu d’être sortis de l’erreur de la volonté avec le déclin de la foi religieuse et les Lumières, nous voyons au contraire, dans la dynamique même de la modernité, que la volonté devient toujours plus puissante et plus rationnelle. La Folie de la volonté gagne en puissance grâce à la technique, qui est un destin inévitable, à moins que, de l’intérieur de l’homme en tant que Non-Folie, la Folie de l’homme ne meure et ne soit dépassée – et en même temps conservée, ainsi que l’obscurité du fond de la vallée est à la fois dépassée et conservée lorsque le regard s’élève vers les cimes des montagnes illuminées par le soleil.

 

« La technique est devenue notre dernier Dieu, notre seigneur, voilà ce que reconnaît le transhumanisme »

Emanuele Severino

Dans votre dernier livre, Dispute sulla verità e la morte [« Disputes sur la vérité et la mort », non traduit] paru cette année en Italie chez Rizzoli, vous faites référence au conflit entre la rationalité technique et la condition mortelle. Quel regard portez-vous sur le transhumanisme ?

Nous, en tant qu’habitants de la Folie, partons à la recherche d’un remède contre le devenir autre et donc contre la forme extrême de devenir autre qu’est la mort, et nous croyons que le remède pourrait con­sister en une alliance avec ce que nous estimons être la Puissance suprême : Dieu hier, la technique aujourd’hui. Le transhumanisme est l’une des multiples formes que revêt le règne de la technique. L’histoire de la volonté est, à mon sens, l’histoire des remèdes que l’homme a conçu pour se sauver de l’anéantissement. Le capitalisme, le com­munisme et les autres idéologies dominantes de notre temps ont ceci de commun : ils emploient la technique comme moyen pour réaliser leurs buts. Cependant, nous sommes arrivés à un point extrêmement décisif de l’Histoire, où il va y avoir un renversement : si, jusqu’à présent, c’étaient les forces idéologiques qui utilisaient la technique, bientôt ce sera la technique qui utilisera les forces idéologiques pour accroître indéfiniment sa puissance sur le monde. Le transhumanisme est, si vous voulez, une ultime idéologie, qui témoigne de ce basculement. En d’autres termes, nous sommes entrés dans une phase de l’Histoire où les idéologies n’auront plus d’effectivité : la volonté de puissance est bien supérieure au projet de rendre le monde chrétien ou communiste ou islamique ou capitaliste… La technique est devenue notre dernier Dieu, notre seigneur, voilà ce que reconnaît le transhumanisme. Mais comme elle est née de la Folie, et que son projet est donc irréalisable, elle ne nous sauvera pas et ne nous offrira nullement l’immortalité promise – là où seule la philosophie en tant qu’ouverture à la Non-Folie peut nous conduire à la véritable dimension de l’éternité.

Propos recueillis et traduits par Chiara Pastorini