Défendre les chrétiens contre l’Etat islamique.

14 Editorial – Analyses

Le christianisme oriental comme les trésors des civilisations sont devenus l’une des principales cibles du terrorisme djihadiste. Il est temps que la France et l’Europe aident la résistance à ce nouveau totalitarisme

Des organisations islamistes, sous des drapeaux variables, impriment, depuis plusieurs années, leur tempo à l’actualité de la planète, et font régner la terreur sur les populations de pays où, des siècles durant, ont prospéré de brillantes civilisations. Leurs vidéos répandent, dans le monde entier, le spectacle de leur folie de mort et de destruction. Leur offensive s’élargit sans connaître de frein. En Afrique, depuis avril  2011, les attentats-suicides de Boko Haram dans des églises. Dimanche, en Libye, vingt-huit coptes éthiopiens massacrés face à la Méditerranée. Hier, à Paris, un projet d’attentat contre des églises de la banlieue parisienne. Partout sous la menace des islamistes, les chrétiens, mais aussi tout ce qui peut témoigner du génie de l’homme et de sa transcendance.

Politique de la terre brûlée

A Nimroud, l’Etat islamique a envoyé ses bulldozers contre les monuments de l’ancienne capitale assyrienne. A Hatra, l’Etat islamique a mis en scène ses combattants s’attaquant à l’ancienne cité parthe. A Ninive, il a détruit la mosquée et le mausolée du prophète Jonas. A Mossoul, il a organisé l’un des plus grands autodafés de l’Histoire. ” Nous aussi, nous avions, dans notre couvent de Mossoul, me dit Najeeb Michael, un Père dominicain irakien, des manuscrits sur toutes les religions du Moyen-Orient, plus de 40 000  livres imprimés, des incunables. Le couvent a été attaqué par des fondamentalistes, et nous avons été obligés de quitter Mossoul en  2007 pour Karakoch. Nous avons organisé le déménagement, c’était énorme, pendant six mois, dans la discrétion la plus totale, avec des voitures particulières conduites par des amis. A Karakoch, nous avons numérisé les archives et les manuscrits. Puis nous avons vécu un deuxième exode, en deux étapes. Le 25  juillet  2014, j’ai rempli un grand camion avec nos archives et nos livres anciens, et, le 6  août, nous sommes partis, dans la nuit, avec des milliers de gens qui fuyaient Karakoch, deux heures avant l’entrée dans la ville de l’Etat islamique. “

Cette politique de la terre brûlée dans le Croissant fertile n’épargne, bien sûr, ni les églises ni les synagogues. En Syrie, le professeur Maamoun Abdoulkarim, un homme avisé, kurde et syriaque par sa mère, arménien par son père, a organisé, avec ses collègues, la mise à l’abri de pièces rares des musées syriens et l’évacuation des trésors de certains sites. ” Mes origines mixtes, m’écrit-il, m’ont aidé à donner un sens à mon engagement en tant que directeur général des antiquités et des musées, en faveur de la défense de notre diversité et de notre patrimoine commun. Mais, après quatre ans de crise, les villes, les sites, les citadelles, les lieux de culte, les monuments, les églises et les mausolées ont subi des dégradations parfois irréversibles, surtout dans des villes comme Alep et Homs. Partout où l’insécurité règne, notamment avec l’extension de l’Etat islamique, de nouvelles destructions sont enregistrées. “

La contagion de la haine ne connaît pas de frontières. La Libye est à son tour contaminée ; destructions de mosquées et de madrasa, pillages de sites prestigieux. Ces saccages, ces vols, qui alimentent des trafics illicites, s’inscrivent, comme l’a dit Irina Bokova, l’infatigable directrice générale de l’Unesco, ” dans une stratégie de nettoyage culturel extrêmement réfléchie et d’une rare violence “.

Nettoyage déjà à l’oeuvre à Bamiyan, quand les statues des bouddhas géants avaient été détruites en mars  2001 par les talibans et à Tombouctou, en juin  2012. Le monde sursautait encore en apprenant la destruction des mausolées, ces tombes éventrées. J’avais alors lancé de Saint-Pétersbourg un appel pour protéger Tombouctou, lieu sacré de l’histoire africaine.

Indifférence

Les djihadistes n’ont rien inventé. La volonté de tabula rasa est le sceau de tous les régimes totalitaires. Les trésors du passé leur sont insupportables, car ils irriguent notre temps de forces anciennes : esprit et liberté. Le patrimoine témoigne de la constance des hommes au milieu de leurs errances. Le patrimoine irradie : rayonnement identitaire, historique, spirituel. Et prophétique. La mémoire historique est un enjeu fondamental. Elle nous fait entrer dans la complexité du présent. ” La mémoire des peuples, écrivait Camus, s’envole à la vitesse même où marche l’Histoire. “

Le saccage du patrimoine lobotomise les peuples en les privant d’une part de cette mémoire. Nous avons à nous occuper de ces biens, que nous recevons à chaque génération en compte d’hoirie universelle. Il nous revient de reconstruire chaque jour la vérité. Ces lieux dépassent bien sûr l’identité nationale et la communion religieuse. En  1960, André Malraux avait précisé que l’appel de l’Unesco pour la Nubie n’appartenait pas à l’histoire de l’esprit parce qu’il voulait sauver les temples de Nubie, mais parce qu’avec lui ” la première civilisation mondiale revendiquait publiquement l’art mondial comme son indivisible héritage “.

Lobotomie collective, déracinement et terreur sont les armes de destruction massive de l’Etat islamique qui conduit avec brio sa politique d’intimidation par le crime. L’éclat des supplices fait toujours le buzz. Leurs victimes n’ont que trois solutions : apostasier, mourir ou partir. Dans le viseur des djihadistes, les chiites, les yézidis, les sunnites attachés à un islam spirituel ou pacifique, et en coeur de cible : les chrétiens d’Orient.

Il y a longtemps que les chrétiens d’Orient sont à la peine pendant que nous préférons regarder ailleurs. Pas assez chics pour nos rituels de compassion démocratique ? Durant les deux derniers siècles, plusieurs vagues d’amnésie nous les ont fait tenir pour quantité négligeable. Rappelez-vous ce qu’écrivait Chateaubriand dans la troisième préface de son Itinéraire de Paris à Jérusalem : ” Lorsqu’en  1806, j’entrepris le voyage d’outre-mer, Jérusalem était presque oubliée ; un siècle antireligieux avait perdu la mémoire du berceau de la religion. “

Au XXe  siècle, l’Europe a dû affronter les deux totalitarismes, dont l’un des points communs était une hystérie antispirituelle. Les totalitarismes ont disparu, mais le matérialisme est resté, les Européens désenchantés, tentés par une ironie existentielle, honteux de leur identité, n’attendent plus de messie. Beaucoup ont regardé cette lente saignée avec indifférence, d’autant que la diplomatie vaticane observait avec prudence les malheurs de ce christianisme à la fois des marges et des origines.

mémoire et sagesse du monde

Et pourtant : que serions-nous sans l’Orient chrétien ? Cet Orient vit en nous, parfois à notre insu, comme il avait vécu chez ceux qui nous ont précédés, qui avaient reposé leur coeur dans la consolation d’une tradition sacrée, venue de très lointain féconder une faim d’intensité et d’espérance. Le christianisme oriental forme une immense cathédrale avec de nombreuses chapelles : maronites, arméniennes, grecques orthodoxes, grecques catholiques, melkites, syriaques, chaldéennes, coptes, etc. Que nous soyons croyants – chrétiens, juifs, musulmans -, ou incroyants, nous devons nous demander quel serait le visage du monde si ceux qui se sont succédé pendant deux mille ans pour animer cette histoire invisible disparaissaient.

Les chrétiens d’Orient, souvent aux aguets, presque immobiles, habiles à traverser les épreuves, toujours priants, portent avec la mélancolie aguerrie de ceux qui savent, mais continuent d’espérer, une part de la mémoire et de la sagesse du monde. Mémoire : les églises d’Orient sont le tabernacle de la chrétienté naissante (présence de l’araméen, souvenir de l’Eglise de Jérusalem, longtemps oubliée, ” l’un des drames de la civilisation chrétienne “, disait le cardinal Lustiger), mais aussi des liturgies et des cultures (araméenne, pharaonique, hébraïque, hellénistique, etc.) du Vieil Orient. Sagesse : ces chrétiens ont appris à vivre avec l’islam, sur sa frontière ou à l’intérieur de ses terres. Ils ont souvent créé chez eux les conditions d’un dialogue spirituel avec l’islam, et inventé une diplomatie de coexistence au quotidien. La croix jette sur les cités d’Orient une ombre qui favorise les réconciliations impossibles.

Temps de déraison et de haine

Comment en sommes-nous arrivés là ? Que faire ? L’intervention américaine de 2003 en Irak a engendré au nom de la démocratie une souffrance maximale, un niveau de violence inédit et un chaos qui menace le monde entier, comme notre intervention en Libye. Les démocraties s’acharnent à détruire les Etats qui ne leur ressemblent pas (la colonisation s’est faite elle aussi au nom des grands principes), sans se priver d’incohérence. Face au Liban rebelle, elles ont soutenu Hafez Al-Assad, maître du terrorisme international, et s’appliquent à faire tomber Bachar, qui a renoncé au terrorisme et reconnu le Liban. Elles créent des vides où prospèrent les mafias islamiques à ambition califale. Notre action au Mali se passe mieux mais laissera-t-elle la paix derrière elle ?

Il est temps d’apprendre à nous méfier des guerres pour le bien des autres. Faut-il renoncer à croire en la justice ? Non. S’il existe une politique française, c’est de vouloir faire vivre une idée de la liberté, d’exprimer une mesure et une clarté dans l’organisation du monde. Nous sommes entrés à nouveau dans un temps de déraison et de haine.

Apportons notre raison et notre fraternité. Soutenons les Etats et les peuples qui sont en première ligne contre les islamistes (sans ingérence), confions des mandats fermes à l’ONU et à l’Unesco, donnons une volonté à l’Europe (muette sur tous les sujets), et, sur le territoire français, résistons avec force à ceux qui veulent nous détruire. Destructions, décapitations, attentats, mais aussi tragédies en Méditerranée, migrations massives. L’Histoire frappe à notre porte, c’est le moment de faire entendre notre voix.

Par Daniel Rondeau