Daniel Buren retombe dans l'enfance de l'art.

L’artiste habille un musée de Strasbourg de façon lumineuse et sensuelle

Ce qu’il n’a pu réaliser au Grand Palais, c’est à Strasbourg qu’il l’a fait. Invité pour ” Monumenta ” en 2012, Daniel Buren s’était pris à rêver d’investir la magistrale verrière de ce chef-d’oeuvre de l’architecture Art nouveau en y apposant de-ci de-là des filtres colorés qui auraient fait, au sol, arc-en-ciel. Las, trop complexe, trop cher : après mille esquisses, le fameux plasticien a dû renoncer à ce projet.
Quand le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg s’est offert à lui, Buren est bien sûr revenu à l’attaque : l’institution dispose, elle aussi, d’une immense verrière de 1 500 m2 qui laisse tomber une lumière vive sur sa nef centrale. Construit en 1998, le bâtiment n’a pas le chien 1900 du Grand Palais parisien. Mais l’effet produit reste saisissant. Si efficace que la ville a décidé de prolonger jusqu’en mars cette installation.
Pour l’envisager à l’échelle de la ville, il faut d’abord s’éloigner légèrement, jusqu’à grimper en haut de l’une des tours du pont couvert qui traverse l’Ill, à quelques encablures. On découvre alors un musée métamorphosé : sur l’imposante façade d’ordinaire transparente, des carrés de couleurs sont venus batifoler. Emeraude, fuchsia ou jaune d’or, azur ou, forcément, rayés, ces films alternant avec des espaces vides s’amusent à faire palpiter le bâtiment. Ils transforment le musée en un immense tableau abstrait : intrus cinétique qui fait irruption dans le paysage de briques ancestrales constituant le centre-ville strasbourgeois.
Les humeurs du ciel
Maître de l’in situ, Buren, décidément ? Le malicieux sait, à chaque occasion, saisir les failles autant que le potentiel de toute architecture. Il n’est jamais aussi bon qu’en intervenant à l’échelle de la cité, plutôt qu’en artiste domestique.
Quant à l’intérieur du musée, qu’y perçoit-on ? L’atmosphère change avec les humeurs du ciel. Plein soleil, c’est une farandole de couleurs sur les murs et au sol, née des filtres projetant leurs nuances partout dans l’espace. En fonction de l’heure, la vaste allée centrale qui sépare le bâtiment en deux ailes peut même virer au kaléidoscope géant. Et révéler un Buren plutôt ignoré : soit un artiste attentif aux effets de sensualité, qu’avait commencé à faire soupçonner en 2014 sa collaboration à l’opéra avec le chorégraphe Benjamin Millepied, sur le très enveloppant Daphnis et Chloé, de Ravel.
En revanche, quand le temps est chagrin, c’est plutôt feux pâles. Il est temps alors de partir explorer le second pan de l’exposition. Où Buren dévoile un autre de ses talents, qu’une fois encore on ne lui connaissait guère : celui de grand gamin. Réputé pour son rigorisme de théoricien, son refus des concessions, le voilà enfant, terriblement, joliment, capricieusement. Pour obtenir un terrain de jeu digne de ce nom, il a fait abattre les cimaises des salles d’expositions temporaires.
Dans le long ” White Cube ” apparu par cette mise à plat, il a balancé son Meccano. Comme tirés d’un jeu de construction pour géant, des cubes, triangles et ronds, des arches et trouées composent et décomposent un labyrinthe de formes. Un paysage vaguement urbain tel qu’en rêverait un bambin grand comme un arbre, et strictement divisé en deux parts. D’un côté, des couleurs, des rayures, une valse vive de pourpre, orange, rose ou citron. De l’autre, règne un blanc immaculé, rehaussé parfois de rayures noires. Une simple ligne, mais des plus strictes, délimite les deux univers. Les formes sont exactement les mêmes, créant cabanes puériles et schématiques cheminées.
Le principe est simple, autant que l’effet troublant. Car l’artiste a ménagé des percées dans ses volumes géométriques, qui créent des perspectives où les deux images se surimposent, voire s’écrasent l’une sur l’autre, en champs magnétiques irrésistiblement attirés. Sophistication de la simplicité…
L’artiste l’évoque ainsi, en rapprochant cette installation nouvelle et bipolaire des papiers découpés de Matisse : ” Les dessins et peintures d’enfant sont extrêmement complexes. Quand Matisse renoue avec ses yeux d’enfant, il renoue en même temps avec la complexité la plus savante, ni poussive, ni prétentieuse. ” Matisse, aussi, parce que cette exposition tient également de la danse, dans l’énergie qu’elle offre aux corps la traversant.
Emmanuelle Lequeux