Colapesce, l’avenir d’Italie.

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Si vous passez par Milan, piquez une tête au Palazzo Reale : vous y verrez des portraits signés Léonard de Vinci. Exposition universelle oblige, le plus universel des artistes a droit à une exposition individuelle, jusqu’au 19  juillet. Admirez sa science du détail : bibelots, vêtements, coiffures signalent un rang social, évoquent une humeur, trahissent un contexte ; de tableaux en dessins, la partie ne cesse de suggérer le tout.

Or, depuis la Renaissance, les choses se sont passablement compliquées. Il y a de plus en plus de parties, et de moins en moins de tout ; l’homme a grandi, le monde a rétréci – à moins que ce ne soit l’inverse. La confusione est telle que les Italiens eux-mêmes semblent avoir perdu le sens de la mesure. Prenez l’Expo 2015, qui commence le 1er  mai : du thème général – ” nourrir la planète ” – aux objectifs de fréquentation – 20  millions de visiteurs –, la manifestation voit grand, et vise gros.

Il y a là matière à rire, ce que s’autorise ledit Colapesce, 31  ans, Lorenzo Urciullo de son vrai nom, chanteur de profession, Sicilien d’extraction. Loin du Duomo, dont les pics gothiques taquinent les drapeaux fluo de l’Expo, le jeune homme reçoit dans une galerie exiguë, à la périphérie de Milan. Avec quelques amis, et quelque ironie, il a baptisé l’endroit Gigantic, repeint ses murs en fuchsia et envisage d’en faire un lieu de création polyvalent.

Pour l’heure, il s’en sert comme d’un QG, où il manigance la promotion de son deuxième album, Egomostro, paru en début d’année, sur un label indépendant. Quelle que soit la séance photo ou l’interview à laquelle il se plie, Lorenzo ne se départit jamais d’une drôle de statuette, qui orne aussi la pochette de son disque : même mèche brune, même regard madré, même profil élégant, il s’agit bel et bien de lui, mais en version miniature.

Voix cendréeVinci, qui n’aimait rien tant que les jeux d’échelle, aurait apprécié la métonymie. Sauf que le santon répond à un vertige très contemporain : ” Ce mini-moi résonne avec le fil thématique de Egomostro, une sorte de concept-album autour de la notion d’ego, qu’hypertrophient les réseaux sociaux “,dit Lorenzo de sa belle voix cendrée, tandis que grésille, à intervalles réguliers, son smartphone.

Le titre du disque est un néologisme. L’expression rapproche des termes architecturaux (en italien, ecomostro désigne un bâtiment qui jure avec son environnement) et psychologiques (mostro di egoismo, pour monstre d’égoïsme). De fait, la question turlupine Lorenzo depuis belle lurette. Lorsqu’il était enfant, sa mère, institutrice, lui racontait souvent la même légende, qu’il nous raconte à son tour : ” Dans l’imaginaire collectif, la Sicile est soutenue par trois colonnes, qui l’empêchent de s’effondrer. Un jour, à la suite d’une éruption, l’une d’elles s’écroule. Colapesce, un homme-poisson capable de vivre en apnée, se sacrifie pour le bien de l’île : il plonge sous l’eau et remplace la colonne défectueuse. Cette légende m’a marqué. Il en existe des variantes grecques et napolitaines… Mon écrivain préféré, Italo Calvino, la recense dans ses Contes italiens. Alors, quand j’ai quitté mon groupe, Albanopower, pour me lancer en solo, j’ai choisi Colapesce pour pseudonyme. “

En  2010, la première chanson qu’il publie sous ce nom, Fiori Di Lana, joue de l’euphonie entre superare (dépasser) et superero (superhéros). Elle donne le ” la ” de sa discographie, traversée par un doute lancinant : au lieu de soutenir le monde, ne sommes-nous pas en train le faire ployer sous le poids de nos ego gloutons ? Un alter-égotisme est-il possible ?

Comme il est né à Syracuse, où il vit encore la moitié de l’année, Colapesce transpose ces craintes en univers aquatique. Ses chansons ruissellent de clepsydres affolées, de vagues violentes, de marins désemparés – l’une d’elles, Talassa, illustre un documentaire de Greenpeace sur la surpêche en mer Ionienne.

Son frère travaille pour une ONG en Colombie, sa petite amie étudie le design au Portugal. Enregistrés entre Milan, Turin, Bologne, Lecce et Syracuse, ses morceaux s’en font l’écho : ils disent la distance (Bogotá) et l’amour par Skype interposé (Sold Out). ” Les Siciliens s’exilent à Londres pour travailler, les Anglais passent leurs vacances en Sicile : ironique, isn’t it ? “, remarque-t-il en se gobergeant d’un plat de pâtes, aussi rustique que succulent.

Au sein de Albanopower, Lorenzo chantait en anglais. C’est qu’il a grandi en écoutant l’indie rock de Yo La Tengo et Sparklehorse, en même temps que le raggamuffin napolitain d’Almamegretta : ” Paradoxalement, l’anglais, que je parle très mal, me semblait plus facile ; depuis que je chante en italien, mes chansons sont plus précises. “

A l’occasion d’un disque de reprises, Nove Cover, dont le générique croise Léo Ferré, My Bloody Valentine et Herbert Pagani, Colapesce s’est même mis au dialecte sicilien : il appose son timbre chantant et ses guitares tranchantes sur Mafia e Parrini, l’un des titres phares de Rosa Balistreri. ” C’est notre plus grande musicienne, avec Franco Battiato. Elle s’en prenait à l’Eglise, à l’Etat, aux parrains… ” Il marque un temps, puis ajoute : ” La mélancolie des Siciliens se nourrit d’un regard très réflexif sur la vie. Nos meilleurs écrivains, Luigi Pirandello, Giovanni Verga, Gesualdo Bufalino, puisent là leur inspiration.

Tabula rasaC’est son père, gérant d’une entreprise de yaourt et batteur de jazz amateur, qui lui a transmis l’amour des notes et des mots. Enfant du Web, il s’y est forgé une ample culture musicale, qui transparaît dans la finesse de ses mélodies et la variété de ses arrangements – banjo, cuivres, synthés, boîtes à rythme, la palette s’élargit sans jamais rompre les amarres, cependant, avec l’île natale.

Au côté du dessinateur Alessandro Baronciani, Lorenzo planche sur une adaptation en BD de L’Avventura, le film qu’Antonioni a tourné à Stromboli, non loin de chez lui. Il vient de produire le prochain album d’Alfio Antico, célèbre joueur de tammorra, un instrument de percussion traditionnel du sud de l’Italie. Quelque temps auparavant, sur les flancs de l’Etna, Franco Battiato l’avait invité à un concert d’hommage à Lucio Dalla, autre fameux cantautore sicilien, décédé en  2012.

La cérémonie figurait un subtil passage de témoin : ” On a longtemps craint que la génération dorée des Battiato, Battisti, Dalla, etc. ne trouve pas d’héritiers. Or, autour de Colapesce, une nouvelle scène passionnante est en train de se structurer “, se réjouit Francesca Gatti, co-organisatrice du festival Maggio, qui réunit, tous les ans à Paris, les talents émergents de la chanson transalpine.

L’Italie est écrasée par son passé et sa télévision, nuance Colapesce. Dalla n’a percé auprès du grand public qu’après cinq albums, Battiato au bout de dix… Les majors n’ont plus la patience d’attendre aussi longtemps. Dorénavant, elles préfèrent miser sur les vieilles gloires ou sur des vedettes éphémères, issues des télécrochets. Quant aux aides publiques, elles ne concernent que l’opéra. “

A la ” une ” de Sette, le magazine du Corriere della Sera, le chanteur le plus populaire du moment, Jovanotti, confesse éprouver ” de la tendresse “ pour Berlusconi. Dans le clip de sa chanson Maledetti Italieni (” maudits Italiens “), Colapesce propose une alternative radicale : un enfant obèse et métis y détruit les effigies d’une centaine de compatriotes, d’hier et d’aujourd’hui. Artistes complaisants, supporteurs racistes, politiciens véreux, idoles encombrantes… De Dolce &  Gabbana à ce bon vieux Vinci, nul n’échappe à la tabula rasa. Pas même Lorenzo, dont le portrait est le dernier à être dévoré par les flammes : pas question, ici, de séparer le tout de la partie.

Aureliano Tonet