Mis en ligne le 30/06/2016
C’est la grande star des mathématiques en France. Lauréat de la médaille Fields, il démêle pour nous l’équation qui lui a valu son prix et explique en quoi le sentiment esthétique est la boussole de ses recherches.
Publié dans
été 2016
Le bureau de Cédric Villani est un cabinet de curiosités, version steampunk. Derrière le bureau, une photo dédicacée de la rockeuse Catherine Ribeiro, sur la droite un buste de Poincaré (Henri, pas le cousin Raymond) offert par le petit-fils du philosophe et mathématicien, et, pêle-mêle, une araignée naturalisée, un masque africain, des livres en pagaille, des photos, dessins, souvenirs du monde entier, et, parmi le bric-à-brac d’une petite étagère, la médaille Fields, le Nobel des mathématiciens ajoute-t-on volontiers. Derrière le bureau, il y a un jeune quadragénaire, lavallière et costume trois-pièces, dandy baudelairien au regard perçant, « la Lady GaGa des mathématiques », a-t-il dit de lui-même. Un personnage digne de L’Homme pressé de Paul Morand, celui qui affirme « je ne suis pas un homme, je suis un moment ». Et des moments, il n’en a guère. Sans compter sa vie de famille, il est au conseil d’administration du think-tank proeuropéen EuropaNova, il est proche de la maire de Paris et porte-parole de la candidature de la France à l’Exposition universelle de 2025. N’en jetez plus… encore qu’il ne faudrait pas manquer d’évoquer un projet de musée des mathématiques et son intervention récente, avec Serge Haroche, à la tête du mouvement de défense du budget de la Recherche.
Cédric Villani en sept dates
- 1973 Naissance à Brive-la-Gaillarde (Corrèze)
- 1998 Thèse, Contribution à l’étude mathématique des gaz et des plasmas
- 2009 Directeur de l’Institut Henri-Poincaré
- 2010 Lauréat de la médaille Fields
- 2012 Parution du Théorème vivant (Grasset)
- 2013 Élection à l’Académie des sciences
- 2016 S’engage avec succès pour le maintien du budget de la Recherche
Et, bien sûr, il y a les maths : après avoir été prof invité à Berkeley, Atlanta et Princeton, il est aujourd’hui le patron de l’Institut Henri-Poincaré. Il est membre des comités éditoriaux de nombreuses revues – dont les prestigieuses Inventiones Mathematicæ –, mais aussi président du conseil scientifique de l’Institut africain des sciences mathématiques AIMS-Sénégal parce qu’il est persuadé que les mathématiques sont l’une des clés de la croissance de l’Afrique. La liste de ses séminaires et autres workshops occupe une quinzaine de pages sur son CV. L’homme pressé, vous dis-je. Pour qui la gestion du temps est vitale. Cela tombe bien, l’essentiel de ses travaux touche à la question de l’optimisation. Une vieille question qui date de Monge et surtout de Kantorovitch au XXe siècle : comment acheminer du charbon depuis les mines jusqu’aux usines au moindre coût ? Minimiser, optimiser, des maîtres mots pour Cédric Villani qui explique pourquoi l’équation de Boltzmann est à ses yeux la plus belle du monde et se demande, avec nous, si les mathématiques relèvent de l’invention ou de la découverte.
Rencontre avec un homme qui pourrait avoir pour devise l’inscription accompagnant le portait d’Archimède, au recto de la médaille Fields, « s’élever au-dessus de soi-même pour conquérir le monde ». Work in progress !
La médaille Fields vous a été décernée en 2010 pour avoir apporté des « preuves de l’amortissement de Landau non linéaire et de la convergence vers l’équilibre dans l’équation de Boltzmann ». Un peu ésotérique pour le profane ! Sauf peut-être la mention de Boltzmann : pourquoi choisir une équation du XIXe siècle ?
Cédric Villani : J’ai cette habitude de travailler sur des équations solides, bien établies et célèbres, au moins chez les scientifiques, parce que ce sont des modèles qui ont prouvé leur valeur mais qui réservent toujours des surprises. Il y a des équations qui ont été scrutées sous tous les angles et qui pourtant recèlent encore et toujours des trésors. Et je place au premier rang d’entre elles l’équation que j’aime bien appeler la plus belle du monde, celle formulée par Maxwell et Boltzmann vers 1870.
Que décrit-elle ?
L’évolution de la distribution statistique d’un gaz isolé dans une boîte. Un gaz, c’est fait de particules qui se cognent plus ou moins les unes aux autres. La distribution statistique dit où il y a beaucoup de particules et où il y en a moins, combien ont une vitesse faible et combien ont une vitesse élevée, etc. Bref, elle recense toutes les particules en fonction de leur position et de leur vitesse. Lorsque vous étudiez une population humaine, vous vous servez d’une courbe des âges : c’est pareil ici, sauf que ce n’est pas l’âge des particules mais leur état physique qui vous intéresse. Sous l’effet des mouvements des particules, et de leurs collisions, la distribution évolue, typiquement vers une distribution d’équilibre qui sera homogène dans toute la boîte et qui, par rapport aux vitesses, dessinera une courbe gaussienne [ou courbe de cloche, qui se retrouve fréquemment en statistiques]. Mais comment cela se passe-t-il ? Brusquement ? Doucement ? En fonction de quoi ? C’étaient des questions centrales dans ma thèse. Je n’ai pas été le premier, ni le dernier, à m’y intéresser ; des dizaines de milliers de pages ont été écrites sur la question. Mais j’ai pu apporter un regard neuf, avec l’aide de collaborateurs passionnés, et mettre au jour de nouvelles façons quantitatives d’exprimer cette convergence. J’ai pu faire le lien avec des questions de régularité – le genre de chose qui hante les mathématiciens qui s’occupent de physique ! J’ai étudié cette question jusqu’au milieu des années 2000, tout en travaillant sur d’autres sujets. J’ai poursuivi dans le même esprit en m’intéressant au cas où il n’y a pas de collision entre les particules mais des interactions à distance, comme cela se produit entre les électrons d’un plasma [l’état de plasma, quatrième état de la matière, intervient plutôt à haute température lorsque les électrons arrachés aux noyaux atomiques forment une sorte de soupe qui agit collectivement]. Dans ce cas, l’analyse précédente ne s’applique plus, et les conditions de la convergence ne sont pas claires du tout. Pour ma part, j’ai étudié un phénomène appelé amortissement Landau [Lev Landau (1908-1968), physicien juif russe, prix Nobel de physique en 1962, l’un des théoriciens les plus influents du XXe siècle], selon lequel un plasma d’électrons légèrement hors d’équilibre va spontanément reconverger vers l’équilibre, alors même qu’il n’y a pas de collision. Or, depuis Landau, on ne savait pas si ce résultat était valable pour l’équation fondamentale des plasmas, ou seulement pour la version simplifiée. C’est ce problème-là que j’ai résolu vers 2009 avec Clément Mouhot, qui était alors mon principal collaborateur et ancien élève. Cela a conduit à l’attribution de la médaille Fields. Notez bien que l’équation sous-jacente n’est pas l’équation de Boltzmann – comme quoi je devais me diversifier !
Revenons à l’équation de Boltzmann, et d’ailleurs écrivons-la, même si, pour la plupart d’entre nous, c’est un hiéroglyphe indéchiffrable :
Pourquoi est-ce à vos yeux la plus belle des équations ?
D’abord parce qu’elle est très délicate, en raison de l’alliance entre deux éléments (mathématiquement disparates : l’un mélangeant positions et vitesses, l’autre ne faisant jouer que la dépendance en vitesse), simples individuellement, mais dont la rencontre est source d’un gros grabuge. Ensuite parce qu’elle porte en elle l’irréversibilité du temps : les lois fondamentales de la physique classique, la mécanique d’avant Boltzmann, ne privilégient aucune direction du temps et obéissent à une rigoureuse symétrie entre passé et futur. Si vous y changez t en - t, les équations restent valides. Mais à notre niveau, la réalité est différente : les miroirs brisés ne se recollent pas, les êtres humains ne rajeunissent pas, le vin et l’eau une fois mélangés ne se dissocieront plus, au moins mécaniquement… toutes choses qui signifient que nous avons la mémoire des événements passés et pas des événements futurs. Partis de ce constat, Boltzmann et d’autres ont inventé une physique « statistique » qui considère que si les lois fondamentales de la physique s’exercent au niveau microscopique (atomes, molécules…), les phénomènes que nous pouvons sentir ou mesurer à notre niveau mettent en jeu un nombre considérable de particules [le corps humain contient aux alentours de 1027 atomes]. En soi, la différence d’échelle entre micro et macro ne devrait rien changer au problème de l’écoulement du temps ; et quelqu’un d’aussi subtil qu’Henri Poincaré a pu dire qu’il était « peu probable » que l’on ne parvienne jamais à concilier la réversibilité microscopique avec l’irréversibilité macroscopique. C’est pourtant ce changement d’échelle, a remarqué Boltzmann, qui fait que la flèche du temps traduit un flux constant des événements moins probables vers les événements plus probables. Son équation fait le pont entre des questions fondamentales – savoir pourquoi on a la sensation du temps qui passe, ou encore de quoi est fait l’Univers – et des questions très pratiques comme de savoir comment optimiser le moteur de telle voiture. C’est aussi en cela qu’elle est belle ! Pour en dire plus, il faudrait raconter tout ce qu’elle concentre d’astuces et d’ingéniosité, souligner l’importance de l’une de ses idées maîtresses, la notion de « chaos moléculaire », qui veut dire que deux particules quelconques juste avant d’entrer en collision sont « décorrélées », montrer quelles sont ses répercussions en mécanique quantique et en mécanique des fluides. Mais c’est une autre histoire…
« Un mot en mathématiques peut révéler un océan de concepts »
Et dans cette histoire, la beauté jouerait donc le premier rôle ?
Oui. Comme en poésie. D’ailleurs, mathématiques et poésie ont beaucoup en commun : la pratique des unes comme de l’autre nécessite rigueur et intuition – la poésie n’est-elle pas la forme littéraire la plus contrainte, historiquement ? Mais par-dessus tout, il y a chez les mathématiciens et les poètes le pouvoir de nommer. Le poète délivre un vers et le mathématicien une formule, mais ils font ce même travail de recréer le monde, au sens étymologique du grec poiein. Un mot en mathématiques vient avec un sens précis et peut révéler un océan de concepts. Les mathématiciens passent ainsi une bonne partie de leur temps à explorer les propriétés de formules déjà connues comme certains écrivains et poètes fouillent la palette de signifiants et de sous-entendus d’un mot.
Je comprends que mathématiciens et poètes partagent le goût des mots, mais le beau ?
Le beau est un concept universellement utilisé par les mathématiciens, alors même que de nombreux artistes le trouvent aujourd’hui gênant. Les mathématiciens sont toujours surpris que l’on s’étonne de cette notion de beauté mathématique. Pour eux, c’est si banal qu’ils ne comprennent pas que l’on ait besoin d’en parler ! Il me semble que le sentiment esthétique se développe automatiquement lorsqu’il faut canaliser ses possibles. En mathématique, pour une démonstration à faire, vous avez un but identifié, mais une combinatoire qui est trop énorme. Lorsque vous avez devant vous cent milliards de chemins possibles, il faut impérativement une règle de sélection. Classiquement, pour un mathématicien, la règle, le rasoir d’Ockham, est celui de la beauté : si c’est beau, simple, frappant, surprenant, c’est que vous êtes probablement sur la bonne voie. Comparez au joueur d’échecs : il ne peut pas prévoir plus de dix coups à l’avance, mais il regarde si tel ou tel coup va améliorer sa position. Le matheux, lui, se demande pour avancer si aller dans tel sens plutôt que tel autre peut renforcer la cohérence, l’harmonie. C’est l’indice qu’il est sur la bonne voie. C’est une préoccupation universellement partagée et, en même temps, c’est vrai que c’est parfois lié à des modes.
Cédric Villani en 2016 © Elene Usdin pour PM
Quel genre de modes ?
Certaines démonstrations qui pouvaient sembler très belles à une époque le paraissent beaucoup moins aujourd’hui. Certaines sont indémodables, comme l’archi-célèbre preuve d’Euclide que les nombres premiers sont en quantité infinie [Euclide a inventé pour l’occasion le raisonnement par l’absurde pour montrer que si l’on choisit un nombre premier quelconque, on trouve toujours un nombre premier qui lui est strictement supérieur]. De nos jours, il me semble qu’on favorise plutôt des démonstrations « pédestres », élémentaires, bottom up, plutôt que des arguments transcendants.
« Il y a des styles en mathématiques comme en cuisine »
Comment distinguer une démonstration pédestre d’une démonstration transcendante ? Et de quelle transcendance s’agit-il ?
Prenez justement les nombres transcendants : en mathématiques, ce sont des nombres qui ne sont racines d’aucun polynôme à coefficient entier : racine de 2, est la solution de x² – 2 = 0, donc racine de 2 n’est pas transcendant, c’est un nombre algébrique. Tout comme le fameux nombre d’or des pythagoriciens. En revanche, π est un nombre transcendant, cela signifie qu’il n’y a aucun polynôme à coefficient entier P tel que P (π) = 0. Donc il échappe à tous les polynômes, il est au-delà. Or, pour montrer que π est transcendant, c’est toute une affaire. L’un des théorèmes les plus célèbres de la fin du XIXe siècle a clos, après deux mille ans d’errance, le débat sur la quadrature du cercle [soit R un nombre donné, construire, avec règle et compas, un carré dont l’aire est égale à celle d’un disque de rayon R] : il démontre qu’elle est impossible à résoudre avec les règles que se sont données les mathématiciens grecs. Mais comment peut-on montrer que les nombres transcendants existent ? Au XIXe siècle, Joseph Liouville a proposé une démonstration laborieuse en en construisant quelques-uns. Aujourd’hui, je pourrais employer un argument, disons éthéré, fort rapide, en utilisant le fait qu’un polynôme a un nombre fini de racines. Je vais même esquisser le raisonnement pour vous. Je dirais qu’il y a une quantité dénombrable [un ensemble dénombrable est un ensemble dont on peut numéroter tous les éléments, par exemple, l’ensemble des nombres pairs ou premiers] de nombres algébriques (il s’agit des nombres qui sont racines d’un polynôme non nul à coefficients entiers). Ils sont en quantité infinie, mais on peut donc les compter. Il existe en revanche une infinité non dénombrable de nombres réels – la démonstration date de Georg Cantor. S’il y a une infinité non dénombrable de nombres réels et une quantité dénombrable de nombres algébriques, alors il y a fatalement une très grande quantité de nombres réels non algébriques, c’est-à-dire de nombres transcendants. CQFD. Il y a quelque temps, on aurait jugé cette démonstration très élégante. Sauf que, par cette voie, on a juste démontré, en comptant, qu’il existe forcément un très grand nombre de transcendants, mais pas un seul n’a été montré ! La démonstration de Liouville était certes laborieuse mais beaucoup plus explicite. Il offrait une preuve constructive, alors que la mienne est non constructive. Et il se trouve que le balancier du goût mathématique revient aujourd’hui vers plus de constructif. À tel point que des livres entiers sont écrits où l’on refait des démonstrations dans cet esprit. C’est en partie influencé par les développements de l’informatique, avec l’idée qu’il faut pouvoir programmer les théorèmes, mais il y a également l’idée de revenir à quelque chose de plus simple ou du moins plus élémentaire.
Wittgenstein disait des maths qu’elles sont avant tout un phénomène anthropologique. Il n’aurait pas renié l’idée qu’elles sont sensibles aux modes !
Je connais trop mal Wittgenstein– sans doute le plus fou de tous les philosophes qui se sont intéressés aux fondements de la logique. Mais je dirais volontiers qu’il y a des styles en mathématiques comme en cuisine.
À propos de style, entre le costume trois-pièces, la lavallière et le bijou en forme d’araignée au revers, d’où vient le vôtre ?
Le personnage est né de manière parfaitement instinctive dans les limbes de l’École normale supérieure durant mes années d’études, avant que je ne devienne un vrai mathématicien professionnel. Après la période très spécialisée de la classe prépa, c’était un moment d’ouverture, de floraison : j’ai découvert vraiment le cinéma, la musique et la vie associative, je suis devenu président de l’association des élèves… Il n’y a pas eu de ma part un plan, ou même une réflexion consciente, mais une volonté d’expérimentation très claire. Je suis convaincu que l’habit est une part intégrante de la personnalité et de l’identité, et que ça fait partie de notre devoir d’être humain que de définir avec soin sa propre personnalité vestimentaire.
Vous aimez parler des mathématiques à ceux qui ne les pratiquent guère. Quelle est la question que l’on vous pose le plus souvent ?
La plus régulière concerne le miracle mathématique, ce fait toujours aussi déroutant, un véritable miracle métaphysique, que Galilée résumait en écrivant que « la nature est écrite en langage mathématique ». Ce miracle a eu des répercussions extraordinaires sur notre civilisation, mais les mathématiciens eux-mêmes s’y sont habitués et cela a été une surprise pour moi de découvrir combien il était encore source d’interrogations pour tant de monde. Non seulement les gens ne se lassent pas de le contempler, mais il me semble même, à ma petite échelle, qu’ils s’en émerveillent plus que, disons, il y a vingt ans.
« La conviction dominante des mathématiciens, c’est que nous découvrons. Il y a vingt-cinq ans, on pensait au contraire que nous inventions »
« L’énigmatique correspondance des mathématiques avec la nature et de la nature avec les mathématiques », écrivait un historien des sciences… Qu’y a-t-il en toile de fond de cet émerveillement ? Les mathématiques sont-elles une invention ou une découverte ?
La réponse à cette question a évolué au cours du temps. Aujourd’hui, je pense que la conviction dominante des mathématiciens, c’est que nous découvrons. Il y a vingt-cinq ans, on pensait au contraire que nous inventions. Il y a eu une bascule de l’opinion qui apparaît si vous interrogez des gens de la génération précédant la mienne. Jean-Pierre Bourguignon, par exemple, une voix importante dans le débat public en mathématique, est de cette génération rangée du côté des « inventeurs ». Je suppose que ce changement d’attitude est lié à une convergence de nombreux facteurs ambiants. Prenez les inquiétudes d’une société mondialisée, de la crise écologique, des migrations… cela entraîne ou favorise une approche plus modeste de notre rapport au monde ; l’idée que les choses ne sont finalement pas gouvernables par l’homme ; certainement que cela favorise aussi une approche différente par rapport aux mathématiques : on est passé d’une attitude conquérante à une attitude beaucoup plus humble, où l’on admet qu’il y a dans l’Univers de grands mystères qui nous échappent. Les questions sur le sens sont encore plus béantes qu’avant (par exemple, qu’est-ce que le hasard en mécanique quantique ?), et en même temps les accomplissements sont encore plus inouïs, regardez la découverte des ondes gravitationnelles : elles ont été calculées, prédites par les physiciens et les mathématiciens avec une précision incroyable ! L’émerveillement reprend alors le dessus. L’émerveillement tel qu’il a été formulé par le physicien Eugene Wigner [1902-1995] qui saluait « l’efficacité déraisonnable des mathématiques dans les sciences naturelles ».
Samuel Coleridge disait que tout homme naît soit aristotélicien, soit platonicien. Aujourd’hui on opposerait plutôt platonisme et intuitionnisme, qu’en pensez-vous ?
On naît sans doute l’un ou l’autre, mais on devient très vite un mélange des deux. Et je suis persuadé que nous sommes dans une période de l’histoire où les deux se mélangent plus aisément. Cela dit, je me range plus spontanément du côté platonicien. Même si Platon – je le dis avec la modestie de quelqu’un qui n’a pas assez potassé ses dialogues – passe un peu trop aisément de l’humilité à l’arrogance, j’aime chez lui cet émerveillement devant le pouvoir de l’idée et le fait qu’il y ait des abstractions qui sous-tendent des choses concrètes. Je pense qu’actuellement tout mathématicien est platonicien à cet égard.
Cédric Villani en 2016 © Elene Usdin pour PM
Votre confrère Alain Connes, autre lauréat de la médaille Fields, a écrit « je suis prêt à parier qu’on s’apercevra un jour que la réalité matérielle se situe en réalité à l’intérieur de la réalité mathématique ». C’est un platonicien de ce point de vue. Il précise même qu’« il existe une réalité mathématique précédant l’élaboration des concepts ».
Ça ne me choque pas. C’est un peu fort, mais je comprends. Le point de vue de Connes apparaissait provocateur il y a vingt ans, maintenant il apparaît plus mainstream. Soit on considère les mathématiques comme un système de déductions logiques obtenues à l’intérieur d’un langage, à partir d’axiomes, et cela conduit d’une certaine manière à nier le caractère ontologique de la réalité mathématique [sa capacité à décrire le réel], évacuant du même coup la question de la signification des objets mathématiques. Soit on considère, et c’est mon attitude, qu’il existe une réalité mathématique qui précède l’élaboration des concepts. Cependant, l’image que je donne est plutôt celle du squelette et de la chair. Le squelette mathématique et la chair physique. Chez Connes, c’est plutôt l’image inverse, les maths autour et la réalité comme un cas particulier. Une précision tout de même : je ne crois pas que le pari métaphysique sous-jacent à la question invention ou découverte change fondamentalement notre manière de pratiquer les mathématiques, à lui comme à moi ou à d’autres. Les mathématiciens sont bien plus obsédés par le problème à résoudre que par le sens de la discipline !
Vous travaillez sur un domaine totalement déconnecté du réel et tout d’un coup, cinquante ou cent ans plus tard, il s’applique quelque part. C’est toujours aussi étonnant pour vous ?
Oui. Même si l’idée qu’en math, n’importe quoi pourra s’appliquer un jour est devenue un lieu commun. Il n’y a pas longtemps, j’ai entendu le physicien David Gross raconter comment la reine Victoria visitant le labo du génial Faraday lui aurait dit à propos de l’une de ses inventions : « C’est extraordinaire, mais à quoi ça sert ? » Et Faraday aurait répondu : « Je n’en sais rien mais quand on l’aura découvert, vous pourrez le taxer. » Gross utilisait l’anecdote pour évoquer des recherches du genre théorie des cordes, voire celle des multivers, qui ne sont pas précisément près de trouver des champs d’application. Il est légitime de la part des scientifiques de tenir un discours avec deux composantes : l’une à la fois efficace, l’autre la recherche pour elle-même, comme de l’art pour l’art. Il me semble que toujours la « déraisonnable efficacité » doit être contrebalancée par une « sublime inutilité ». Le fait que c’est beau aussi en ce que c’est inutile.