La coalition, qui témoigne de la forte capacité de mobilisation diplomatique de l’Arabie saoudite, ressemble fort à une alliance sunnite dirigée contre l’Iran et son axe chiite, soupçonné de financer et d’encadrer la rébellion houthiste. La Turquie, autre grande puissance sunnite non arabe, a d’ailleurs appuyé la décision saoudienne sans s’y associer. Après le Liban, l’Irak, la bande de Gaza et la Syrie, le Yémen entre à son tour dans la tourmente de la guerre régionale entre puissances chiites et sunnites, pas tant motivée par des raisons religieuses que de suprématie géopolitique.
Même si cette grille de lecture ne s’applique que partiellement au complexe kaléidoscope yéménite, c’est elle qui s’est imposée aux dirigeants saoudiens : face à ce qu’ils ont interprété, à tort ou à raison, comme une nouvelle avancée de l’Iran dans un pays qu’ils considèrent comme leur arrière-cour, l’absence de réaction valait capitulation. Il est vrai que les bruyantes rodomontades des dirigeants iraniens, qui ne cessent depuis quelques mois de se vanter d’avoir reconstitué ” l’empire perse ” et de contrôler désormais quatre pays arabes (le Liban, la Syrie, l’Irak et le Yémen), notamment à la faveur de la guerre -contre les djihadistes sunnites de l’organisation Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie, où Téhéran est massivement présent militairement, n’ont pu que hérisser une monarchie saoudienne fragilisée.
Les enseignements du passé avaient pourtant de quoi faire -hésiter les dirigeants saoudiens : à deux reprises, le royaume s’est fourvoyé militairement au Yémen, dans les années 1960 puis en 2009. A chaque fois sans succès. Si la décision de s’engager a quand même été prise, c’est que les dirigeants saoudiens ont jugé leur survie en jeu.
Coup d’EtatIl est vrai que l’arrivée au pouvoir d’un groupe chiite aidé par l’Iran au Yémen pourrait réveiller la question chiite au Bahreïn, où Riyad était intervenu militairement en 2011 pour écraser un soulèvement interprété comme -confessionnel, voire à l’intérieur du royaume saoudien qui compte une minorité chiite non négligeable. Mais la récente succession à la tête de l’Arabie saoudite semble avoir aussi joué un rôle important dans la décision de Riyad, ainsi que les négociations en cours sur le programme nucléaire iranien, dans lequel les dirigeants saoudiens soupçonnent Washington de vouloir trop céder à Téhéran.
Après avoir pris Sanaa à l’automne, les houthistes ont parachevé leur coup d’Etat le 6 février, moins de deux semaines après la mort du roi Abdallah d’Arabie saoudite. Le nouveau roi Salman et surtout son fils, le jeune Mohamed ben Salman Al-Saoud, 35 ans, nommé depuis ministre de la défense, ont jugé qu’il en allait de leur crédibilité. Mais l’opération lancée mercredi soir a tout d’un piège, même si elle a permis de desserrer l’étau autour d’Aden. Le risque est grand de dresser contre l’Arabie saoudite une partie de la population en cas de dommages civils trop élevés (les bombardements saoudiens auraient fait 39 morts depuis mercredi, dont plusieurs civils) et de devoir engager des troupes au sol sur un terrain risqué. Riyad, qui a mobilisé 150 000 hommes, dit pour l’instant ne pas envisager un tel scénario.
L’Arabie saoudite ne dispose pas d’allié fiable sur le terrain. Le président Hadi, réfugié à Riyad, ne peut compter que sur une partie de l’armée. Les unités d’élite, dont la garde républicaine, restent -acquises à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui avait renoncé au pouvoir fin 2011, poussé dehors par une médiation saoudienne après plusieurs mois de manifestations. Depuis, Saleh, qui avait combattu les houthistes sans pitié de 2003 à 2011, alors même qu’il est issu de la même communauté zaïdite, s’est retourné pour faire alliance avec eux.
Le camp sunnite est affaibli et fragmenté : la grande confédération tribale des Hached, affiliée aux Frères musulmans a aussi été lâchée par l’Arabie saoudite ; Al-Qaida dans la péninsule arabique (AQPA), bien implanté dans l’est du pays, est en guerre ouverte contre la monarchie saoudienne et l’un de ses membres a tenté d’assassiner le vice-prince héritier, Mohamed Ben Nayef, par ailleurs ministre de l’intérieur, sans compter l’EI qui monte en puissance au Yémen et ne cache pas son projet de renverser la monarchie ” impie “ des Saoud.
Liens personnelsCela fait déjà un moment que l’Arabie saoudite a ” perdu ” le Yémen. Longtemps, le dossier yéménite a été géré, au sein de la famille royale, par le prince Sultan ben Abdelaziz Al-Saoud, ministre de la défense et prince héritier à partir de 2005. Pour contrebalancer l’influence d’Ali Abdallah Saleh, jugé peu fiable, Riyad s’appuyait sur Abdallah Al-Ahmar, le chef de la confédération tribale des Hached et président du Parlement. Mais cette politique du ” diviser pour mieux régner ” et de prébendes reposait en grande partie sur des liens personnels. La mort, en décembre 2007, d’Abdallah Al-Ahmar a privé le royaume d’un levier efficace. Et la maladie du prince Sultan a pesé sur la diplomatie saoudienne. C’est son fils Khaled qui prend, en 2009, la direction des opérations militaires saoudiennes contre les houthistes, avec de piètres résultats.
La mort du prince Sultan, en octobre 2011, oblige alors le roi Abdallah à intervenir dans le ” printemps yéménite ” qui embrase le pays cette même année et qui agglomère houthistes, islamistes et chefs tribaux contre le président Saleh en place depuis 1978. -Convaincu de l’isolement de ce dernier, le roi Abdallah se résigne à le sacrifier en novembre de la même année. Le suivi de la délicate transition yéménite (le président déchu a obtenu de pouvoir rester à Sanaa et ses proches dirigent encore les services de sécurité) subit un nouvel à-coup avec la mort subite du prince Nayef, en juin 2012, qui était chargé du dossier.
Au Yémen, après le départ de M. Saleh, les forces concurrentes de l’opposition reprennent progressivement les combats. Un théâtre qui devient compliqué pour les Saoudiens, qui se privent de surcroît d’un puissant relais lorsque le roi Abdallah décide de passer à l’offensive contre la confrérie des Frères musulmans particulièrement bien représentée dans le parti Al-Islah et chez la confédération tribale des Hached.
Les houthistes, qui ont rallié des tribus laissées pour compte, forment un groupe bien armé, bien encadré – notamment par des cadres du Hezbollah libanais, estiment des observateurs – et bien implanté dans le nord, notamment la capitale. Mais la bataille en cours dépasse désormais largement le sort du Yémen.
La Turquie a salué l’initiative saoudienne. L’Iran a exigé ” une cessation immédiate de toutes les agressions militaires et frappes aériennes contre le Yémen et son peuple “. Son ministre des affaires étrangères, Mohammed Javad Zarif, présent à Lausanne dans le cadre des négociations sur le nucléaire qui doivent s’achever avant mardi 31 mars, a mis en garde de manière voilée les Occidentaux contre un soutien à l’Arabie saoudite au Yémen (Washington a promis à Riyad une aide en ravitaillement, logistique et surveillance radar), tout en assurant que les événements n’auraient aucune répercussion sur la question nucléaire.
Quant à l’Arabie saoudite, qui a fait de son intervention au Yémen le symbole de son ” réveil ” face à l’hégémonisme iranien, elle va pousser son projet de force militaire conjointe arabe au sommet de la Ligue arabe qui doit s’ouvrir samedi chez son principal allié, à Charm El-Cheikh, en Egypte. Un projet qui ressemble fort à une coalition anti-Téhéran.
Gilles Paris, et Christophe Ayad