Des photos inédites lèvent le voile sur la « rafle du billet vert », en 1941, dans Paris occupé
RÉCITLe 14 mai 1941, à Paris, plus de 3 700 juifs étrangers sont arrêtés par la police française lors d’une opération présentée à l’origine comme un vaste contrôle d’identité. La plupart vont mourir en déportation. Quatre-vingts ans plus tard, plus de cent clichés pris par un photographe allemand refont surface et racontent le drame heure par heure.
Ils s’en vont, les derniers survivants des rafles françaises antisémites. Ils emportent avec eux leur mémoire à vif, leurs souvenirs de chair et d’os. Restent, contre l’oubli ou le négationnisme, leurs témoignages écrits ou enregistrés, et puis des photos, qui sont parfois une miraculeuse relève des êtres enfuis. Certaines sont connues de longue date, d’autres surgissent soudain du néant d’un carton, de la poussière d’un grenier… Comme il y a quatre-vingts ans tout juste, pour cette journée du 14 mai 1941, baptisée la « rafle du billet vert ».
Lior Lalieu-Smadja, responsable de la photothèque du Mémorial de la Shoah, gère un fonds d’archives de 350 000 photos, solide rempart contre le déni. Mais quand deux collectionneurs de sa connaissance l’ont appelée, à l’automne 2020, afin de lui montrer leurs dernières acquisitions, elle ne se doutait pas de leur ampleur. « La découverte d’une vie », assure-t-elle.
Ces visiteurs apportaient 200 planches-contacts, proprement fixées et rigoureusement numérotées sur d’épais cartons gris foncé. Elles montraient, pour l’essentiel, la vie quotidienne et le cérémonial de l’occupant dans Paris. Mais, à partir du numéro 182, cinq planches, soit plus de 100 clichés, retraçaient presque heure par heure le déroulé de la « rafle du billet vert », la première opération d’envergure menée contre des juifs en zone occupée, seize mois avant celle du Vél’d’Hiv. « Tout d’un coup, on voyait des images qui correspondaient exactement à ce que les témoins racontaient, décrit Lior Lalieu-Smadja. C’était incroyablement émouvant. »
Ce 14 mai 1941, plus de 3 700 hommes, âgés de 18 à 60 ans, réfugiés originaires de Tchécoslovaquie, d’ex-Autriche et surtout de Pologne, sont arrêtés en divers lieux de la région parisienne et transportés dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande (Loiret).
Plutôt que de « rafle », il conviendrait davantage de parler d’une souricière, voulue par l’occupant mais tendue et orchestrée de bout en bout par la police française. Tout est là, en noir et blanc, dans ces vues d’une étonnante qualité technique et même esthétique, accablantes pièces à conviction de la collaboration de l’Etat français.
Brève convocation
Des listes de recensement des juifs avaient été établies dès octobre 1940, quand Pétain signa les premières mesures antisémites. S’appuyant sur ces fichiers, les commissariats parisiens envoyèrent à l’adresse de 6 494 juifs étrangers une brève convocation, libellée sur un papier vert qui donnera son surnom à l’opération.
« [M. X] est invité à se présenter en personne accompagné d’un membre de sa famille ou d’un ami, le 14 mai 1941, à 7 heures du matin, [suivait une adresse parisienne] pour examen de sa situation. Prière de se munir de pièces d’identité. La personne qui ne se présenterait pas aux jour et heure fixés s’exposerait aux sanctions les plus sévères. » Parmi les destinataires, près de 2 000 flairèrent le danger. Ils choisirent de se mettre hors la loi, de se cacher ou de s’enfuir en zone non occupée avec leur famille. Les autres tombèrent dans le traquenard.
Ce 14 mai, un photographe allemand de la Propagandakompanie (PK), une unité de la Wehrmacht chargée de l’endoctrinement, est présent dans le gymnase Japy (11e arrondissement), le principal centre réquisitionné pour cette opération. Lior Lalieu-Smadja et les historiens du Mémorial pensent avoir retrouvé son nom : Harry Croner. L’homme a alors 38 ans. Ancien publicitaire, il avait ouvert un magasin de photos à Berlin, en 1933, avant d’être mobilisé au sein de la PK. Quand il ne mitraille pas les parades militaires sur fond de monuments parisiens, il suit sous les lambris les hauts dignitaires nazis.
Ce jour-là, il accompagne à Japy Theodor Dannecker, conseiller aux affaires juives de la Gestapo parisienne, et une poignée d’officiels allemands. A leurs côtés, François Bard, le préfet de police. Des policiers déférents, sanglés dans leur costume croisé, expliquent aux visiteurs où ils en sont de leur besogne. Des plans plus larges montrent des centaines d’hommes parqués dans les gradins et balcons du gymnase, l’air un peu hébété. Comprennent-ils que la nasse s’est refermée sur eux ? Leurs papiers leur ont été confisqués. Des policiers, ceux-là en uniforme, bloquent les sorties.
Madeleine et Arlette Testyler, nées Reiman, avaient 10 et 8 ans quand leur père, Abraham, a quitté l’appartement de la rue du Temple pour répondre à la convocation. Malka, sa femme, l’avait supplié de ne pas y aller. « Qu’est-ce que je risque ? », avait rétorqué Abraham.
Né en Pologne, il avait fui les persécutions et était devenu fourreur en France. Il ne cessait de louer son pays d’adoption, la patrie de Voltaire, Diderot, Zola, Rousseau… Quand il citait ces noms inconnus, la petite Arlette pensait que c’était là des amis à lui. « Si tu te perds dans la rue, demande à un policier de te ramener à la maison », recommandait Abraham à Arlette, tout confiant qu’il était dans les autorités. A la déclaration de guerre, bien qu’apatride, il s’était engagé, fier de porter l’uniforme. Son capitaine lui avait dit : « Vous êtes Français. » Alors, quand le commissariat de la rue Beaubourg l’a convoqué, il a cru à une formalité.
Daniel Finkielkraut, le père du philosophe Alain Finkielkraut, s’est lui aussi rendu au « poste », avec cette même confiance en son pays d’accueil. D’origine polonaise, débarqué à Paris à la fin des années 1920, il avait 35 ans en mai 1941 et habitait dans le 10e arrondissement, où il exerçait le métier de maroquinier. Daniel racontera des années plus tard à son fils, né en 1949, comment il s’était laissé prendre à la convocation du billet vert. « Il était légaliste, explique Alain Finkielkraut, il avait un statut d’apatride et s’est dit que la loi française le protégeait. Il ne s’est pas méfié. » Le père ne s’épanchera guère auprès de son fils sur ce qu’il avait vécu dans cette période, ne lâchant ses souvenirs que sous forme d’anecdotes. « Je ne l’ai peut-être pas assez interrogé à l’époque », regrette le philosophe.
A Japy, les accompagnants se voient remettre une liste des affaires à fournir au détenu. « Deux couvertures, un drap de lit, un rechange de corps, un couvert, une gamelle, un verre à boire, articles de toilette, carte d’alimentation, des vivres pour vingt-quatre heures. »
Harry Croner photographie à l’extérieur les files d’attente de mères et de femmes, avec des enfants, qui apportent une petite valise ou un balluchon tenu par de la ficelle. Des bus parisiens se garent bientôt. Les hommes sont embarqués, toujours sous l’objectif du photographe. Le « reportage » se poursuit à la gare d’Austerlitz, où les prisonniers montent dans des wagons de troisième classe.
D’autres photos sont prises, le 16 ou le 17 mai, au cœur des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, où sont arrivées les victimes du « billet vert ». On y voit les baraques en bois, les installations sommaires, les châlits recouverts de paille, le linge qui pend, les cuisines où se prépare la soupe de rutabaga, les latrines, les frises de barbelés… Et surtout cette foule d’hommes dont le chapeau, la casquette ou le béret indiquent la condition sociale. Des képis bien français les surveillent.
« Il n’y avait pas un Allemand à Pithiviers. La collaboration marchait très bien. » Quand il évoquait le quotidien du camp, Samuel Chymisz avait l’humour grinçant, à moins que ce ne soit le rire désespéré des êtres trahis. Mort en 2009, il détaillait, dans un témoignage recueilli en 2004 par le Mémorial de la Shoah, les conditions de vie, la nourriture abominable qui laissait les hommes morts de faim, et racontait aussi la dureté des gendarmes, sans pitié, au début du moins. Né à Varsovie en 1920, arrivé en France à l’âge de 7 ans, devenu tailleur à Paris, il avait 21 ans, venait de se marier et d’avoir un enfant quand il a été convoqué au gymnase Japy avec son frère Herz, de deux ans son cadet. Ils avaient été embarqués avec le balluchon apporté par leur mère. « Il n’y avait que des juifs. On a vite compris », disait-il. Mais comment se douter, en ce mois de mai 1941, que ce n’était là que l’antichambre de quelque chose de bien plus monstrueux ?
La dureté des conditions, décrite par Samuel Chymisz et visible sur les photos d’Harry Croner, ne se retrouve évidemment pas dans les quelques prises de vue sélectionnées pour alimenter la presse collaborationniste. Passées par la censure, recadrées, détournées de leur sens, elles atterrissent dans les colonnes du Matin ou de Paris Soir. Elles accompagnent des récits écrits par de pseudo- « reporters » qui visitent le camp. « J’ai vu des juifs travailler », écrit Henry Coston, antisémite notoire. Un autre vante les conditions de vie agréables de ces « parasites », dorlotés alors que le pays souffre des restrictions. « A Pithiviers, les juifs font du camping… forcé », plaisante un autre.
Départ pour l’inconnu
Les mois passent. Le quotidien s’organise. Une routine s’installe, faite de corvées et d’heures mornes. Samuel Chymisz devient chef des pompiers. La surveillance se relâche. Les gendarmes sont suppléés par des douaniers désœuvrés ou de vieux « territoriaux ». Certains gardiens acceptent de faire passer des messages entre les détenus et les familles ou d’introduire des colis alimentaires.
Malka, l’épouse d’Abraham, a rencontré l’une de ces bonnes âmes, un certain Schifmacher, un gendarme lorrain qui obtient même pour la famille des droits de visite. Il va plus loin encore et héberge les deux filles qui sont scolarisées dans une institution chrétienne de Pithiviers. Les Reiman témoigneront en sa faveur à la Libération.
Des prisonniers sont embauchés dans des fermes de Sologne pour les moissons. Accompagnant toujours leur mère, Madeleine et Arlette retrouvent leur père, Abraham, dans l’une d’elles pendant quelques jours. Des permissions sont accordées aux détenus à l’occasion d’événements. Daniel Finkielkraut reviendra ainsi à Paris à au moins une reprise, sait son fils. La plupart retournent comme lui au camp. Malka supplie toujours Abraham de fuir. Il s’y refuse. « Il gardait confiance dans la France et ses promesses », regrette sa fille Arlette, mais il y avait aussi la peur des représailles contre sa famille et celle d’être expédié à Drancy, un nouveau camp réputé plus dur que celui de Pithiviers. Plusieurs centaines d’hommes s’évadent malgré tout, provoquant chaque fois la colère des Allemands et des tours de vis des gardiens.
Au printemps 1942, la discipline se resserre encore. Les Allemands font leur apparition. Le 8 mai, 289 hommes sont transférés au camp de Compiègne (Oise), d’où ils partent, le 5 juin, pour l’inconnu. Peu après, trois trains se forment à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, composés cette fois de wagons à bestiaux : le convoi 4 (1 007 déportés, dont Abraham Reiman), le 25 juin ; le convoi 5 (1 047 déportés, dont Daniel Finkielkraut), le 28 juin ; le convoi 6 (931 déportés, dont Samuel Chymisz), le 17 juillet. Les deux derniers convois sont complétés par des juifs arrêtés ailleurs en France, dont la romancière Irène Némirovsky. Leur destination : Auschwitz. Seuls 273 d’entre eux reviendront du camp d’extermination, dont Daniel Finkielkraut et Samuel Chymisz. Abraham meurt, lui, du typhus en novembre 1942.
Les deux sites du Loiret ont été vidés précipitamment de leurs occupants. Il y a une raison à cela : la rafle du Vél’d’Hiv, les 16 et 17 juillet 1942, exige qu’on fasse de la place.
A 6 heures du matin, le 16, Malka et ses deux filles, qui sont revenues à Paris pour les vacances, sont arrêtées à leur tour par la police française. Affolée, Arlette se souvient avoir tiré le bas de la robe de chambre de sa mère, en la suppliant : « Appelle Voltaire, Diderot, Zola ! » La maman et ses deux filles sont envoyées à Beaune-la-Rolande, camp toujours gardé par des Français. Elles sont libérées grâce à l’intervention de l’employeur de Malka, et elles parviendront à se cacher jusqu’à la fin de la guerre chez une famille de Vendôme, dans le Loir-et-Cher.
Appel à témoins
A Paris, le photographe Harry Croner continue, lui, de travailler pour la PK, mais son horizon s’obscurcit. A la fin de 1941, ses supérieurs décident de le radier quand ils découvrent que son père est juif. De retour à Berlin, il perd son laboratoire, avant d’être transféré sur les chantiers de construction du mur de l’Atlantique.
En 1946, il reviendra en Allemagne, reprendra son ancien métier et deviendra même le photographe de toutes les personnalités de passage à Berlin, stars de cinéma ou figures politiques, comme Martin Luther King. Il est mort en 1992, sans jamais s’être appesanti sur ce qu’il faisait entre 1940 et 1941. En 1989, il avait versé son énorme production, plus de 1 million de clichés, dans un fonds de la ville de Berlin. On ne sait pas encore si les négatifs de ces années parisiennes y figurent.
Les planches-contacts de l’opération du « billet vert » disparaissent, elles, de la circulation. Une poignée de photographies, notamment celles publiées dans la presse collaborationniste, reste connue. Elles alimentent des fonds d’archives et des livres d’histoire, sans que leur auteur soit identifié. L’une d’elles, montrant un gendarme français surveillant un camp, a été rendue célèbre en 1956 par le film Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais. On a longtemps cru qu’elle avait été prise à Pithiviers. On découvre qu’il s’agit en réalité de Beaune-la-Rolande.
Les 200 planches sont réapparues il y a dix ans, lors d’une foire, à Reims. Elles ont été achetées par un brocanteur normand, qui les a conservées chez lui puis oubliées peu à peu. Regardant récemment un reportage sur la période, il s’est souvenu de son acquisition. Il a contacté les deux collectionneurs, qui les ont ensuite données au Mémorial de la Shoah. Ce dernier vient de lancer un appel à témoins, espérant que des familles de déportés reconnaîtront un des leurs sur ces clichés. Ainsi se rejoindront, pour l’Histoire, les mots et les images.