Au nom de la démocratie et du marché
Malgré la disparition de l’Union soviétique, malgré les appels à l’isolationnisme de certains élus américains, Washington ne renonce pas à ses objectifs planétaires considérés comme « vitaux » pour sa sécurité, notamment l’extension du « marché ». Les Etats-Unis continuent d’affirmer leur volonté d’assumer la direction du monde, et de se préparer à d’éventuelles « menaces » censées surgir principalement du tiers-monde, en poursuivant d’importants efforts d’armement.
Non, l’histoire n’a pas pris fin : elle commence ! Elle sera rude, complexe, n’en doutons pas ; et subira des reculs, pourquoi le cacher ? Mais la royale voie démocratique est tracée, sur laquelle tous se ruent, ou se rueront. Elle s’appelle le marché. L’Amérique en détermine le parcours, bien sûr global : ne dispose-t-elle pas — dans cet ordre — « de la plus forte puissance militaire, de la plus grande économie et de la société pluriethnique la plus dynamique » ? « Notre direction (leadership) est recherchée et respectée aux quatre coins du monde. »
Qui croyait l’idéologie réduite à l’état d’oripeaux antédiluviens et la morgue impériale rognée par un éveil au réalisme doit vite se défaire de ses illusions. Voici, énoncée par M. Anthony Lake, assistant du président Clinton pour les questions de sécurité nationale, la nouvelle charte universelle (1). Un but à atteindre, si possible : la démocratie. Une exigence, quoi qu’il arrive : le marché — le mot est utilisé à trente-quatre reprises dans un manifeste modestement appelé « remarques ».
Le communisme disparu, grâce notamment à l’OTAN, qui aura été « l’alliance militaire la plus efficace dans l’histoire de l’humanité », force est de constater que bien des problèmes demeurent irrésolus. Les économies occidentales sont cacochymes, des ethnies s’agitent, il y a risque de prolifération d’armements puissants. L’environnement lui-même… Mais aucun obstacle majeur ne s’oppose plus à la victoire du marché sous la direction des Etats-Unis : il ne s’agit plus de « contenir » (containment), mais d’élargir (enlargement), de consolider, de parachever la victoire : « Nos intérêts et nos idéaux ne nous obligent pas seulement à nous engager, mais à diriger. » Dans quel but ? « Nous devons promouvoir la démocratie et l’économie de marché dans le monde parce que cela protège nos intérêts et notre sécurité, et parce qu’il s’agit du reflet de valeurs qui sont à la fois américaines et universelles. »
« Nous devons, dit encore M. Lake, accorder aux nations démocratiques le maximum de bénéfices de l’intégration dans des marchés extérieurs, ce qui explique en partie pourquoi l’ALENA [Accord de libre-échange nord-américain] et le GATT [Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce] se situent à un rang aussi élevé dans notre programme de sécurité. » Comment d’ailleurs imaginer d’autres options ? « D’un côté, il y a le protectionnisme et un engagement extérieur limité ; de l’autre, il y a l’engagement actif des Etats-Unis à l’extérieur au nom de la démocratie et de l’accroissement du commerce. » Le commerce, l’échange, sous la houlette américaine, telle est la clé, la pierre philosophale des temps modernes : s’engager à l’extérieur, c’est réaliser « un investissement qui en vaut la peine ».
Les principales puissances doivent certes cordonner leurs politiques : les interventions extérieures peuvent certes se réaliser dans un cadre multilatéral (l’ONU), mais attention aux « doctrines rigides » ! « Pour tout responsable de notre sécurité, un seul facteur primordial doit déterminer le caractère multilatéral ou unilatéral de l’action des Etats-Unis : les intérêts de l’Amérique. Nous devrions agir sur le plan multilatéral quand cela sert nos intérêts et nous devrions agir unilatéralement quand cela sert notre dessein. »
Marché, démocratie… Que d’obstacles pourtant, de l’Irak à l’Iran, et ailleurs… A partir de ce « roc », de ce « socle » que sont les pays du G 7, il convient d’élargir le système, en sélectionnant des pôles : par exemple, l’Afrique du Sud et le Nigéria au sud du Sahara. Il faut aussi parfois user de patience, de « pragmatisme » : l’exemple du Chili « du temps du général Pinochet » n’a-t-il pas montré que « l’économie de marché peut prospérer sans démocratie » ? Cela vaut pour la Chine : « Nous voulons établir des relations plus étroites avec la Chine, qui respectent nos valeurs tout en allant dans le sens de nos intérêts. » Cruel dilemme, qui n’aura pas disparu lorsque, le 20 novembre à Seattle, M. Clinton exposera sa « vision » d’une « nouvelle Communauté du Pacifique ».
Guerres et oppositions d’intérêts
Ce messianisme sans complexes, sans aucune interrogation sur la société dont il est issu (le grand « dynamisme » de la pluriethnicité s’est-il exprimé lors des émeutes de Los Angeles ?) enferme la pensée dans l’utopie, reconstruit l’histoire avec ni plus ni moins de scrupules que les régimes à parti unique, à juste titre tant décriés. Ainsi M. Anthony Lake n’hésite-t-il pas à affirmer que Washington n’a jamais soutenu de dictatures.
Ancien professeur d’université, et de ce fait informé, il a aussi décidé, pour les besoins de la démonstration idéologique, d’oublier de dire que, à l’origine des grandes boucheries du siècle, se retrouvent de formidables oppositions d’intérêts, des crises de société au sein d’une économie de marché, dans lesquelles les systèmes planifiés n’ont joué strictement aucun rôle. Et, sur un mode moins sanglant, les féroces concurrences de notre époque, si elles ne débouchent pas (encore) sur des affrontements armés, coûtent cher en drames sociaux, en aveuglements politiques, en pulsions irrationnelles, dont les effets commencent seulement à se faire sentir.
Absence aussi d’analyse historique lorsque l’éminent conseiller de M. Clinton mentionne comme faits bruts des phénomènes certes inquiétants : terrorisme, conflits ethniques, fondamentalismes religieux, multiplication de « chaos » de tous ordres et jusqu’au nationalisme, seulement jugé dangereux lorsqu’il n’est pas américain. Comme si ces crises tombaient toutes mûres d’un ciel sans nuages, sans qu’il y ait heurts de civilisations ni ingérences stratégiques, culturelles, financières !
Le héraut du marché salvateur ignore également ces régimes « amis » fort éloignés de la démocratie mais assurément importants pour la puissance américaine. Son passage en revue des aires de liberté saute allègrement par-dessus les monarchies du Golfe et le régime indonésien, aux sanglantes racines ; si la dictature de la Birmanie est mentionnée, il est permis de penser que le poids fort mineur de ce pays dans l’édifice autorise ce rappel.
Coûteux effort militaire
Le conseiller de M. Clinton a les pieds sur terre. Il vitupère ceux qui, naïfs ou égoïstes, s’interrogent, aux Etats-Unis, sur la poursuite d’un coûteux effort militaire (lire l’article de Michael Klare). Or l’engagement à l’extérieur de forces américaines — « les meilleures du monde » — est « une partie du prix qu’il faut payer pour la sécurité et la direction du monde ».
Deux lectures sont possibles d’une telle profession de foi. L’une optimiste, si l’on ose dire : les mille et un obstacles à la mise en œuvre d’une telle visée, au sein du monde riche comme dans les anciens pays communistes et le tiers-monde, sont tels que ce sermon ne ferait qu’ajouter au reliquaire des vœux pieux. L’autre, qui ne contredit pas la première, mais la complète, est sans doute plus réaliste : tous les moyens seront bons pour tenter d’imposer, pour « notre » sécurité, pour la défense de « nos » intérêts, un ordre ayant pour foi, celle dans le destin de l’Amérique et, pour loi, celle du profit. Il serait pour le moins miraculeux qu’une telle mission prenne la forme d’une paisible chevauchée.