Bien sûr, on est déjà demain. Bien sûr, chacun va reprendre son chemin. Les Français vont retrouver leur quotidien, leurs préoccupations d’avant, leurs mesquineries peut-être. Les polémiques et les querelles vont recommencer. Droite et gauche vont s’écharper. Mais l’espace d’un week-end, la France a vécu une page d’histoire. Depuis la Libération sans doute, jamais autant de monde n’avait défilé dans ce pays, protestant contre les attentats qui ont fait dix-sept morts à Paris entre mercredi 7 et vendredi 9 janvier. Combien étaient-ils à battre le pavé pour Charlie ? Quatre millions ? Cinq millions entre samedi et dimanche ? Les comptes sont impossibles tant ils dépassent l’entendement, tant les rassemblements ont été eux-mêmes innombrables. Il y a eu bien sûr les 1,5 million de personnes réunies à Paris pour la marche républicaine. Mais, à Crest (Drôme), ils étaient 3 000 dans une ville de 8 000 habitants.
Partout des records, du jamais-vu dans les préfectures. Plus de 40 000 à Perpignan, 7 000 à Bayeux (Calvados), 10 000 à Sète (Hérault), 5 000 à Obernai (Bas-Rhin), 150 à Portets (Gironde), un simple bourg situé à quelques encablures au sud de Bordeaux. Dans les grandes métropoles régionales, ce fut le même déferlement pacifique : 300 000 à Lyon, 140 000 à Bordeaux, 115 000 à Rennes, 120 000 à Toulouse, 110 000 à Grenoble, 65 000 à Brest, 60 000 à Clermont-Ferrand, 60 000 à Marseille où ils étaient déjà 45 000 la veille. Ils étaient 10 000 à Bastia, 15 000 à Ajaccio, plus que pour les manifestations qui avaient suivi l’assassinat du préfet Claude Erignac en 1998. On n’en finirait pas d’énumérer ainsi les records, jusqu’au tournis.
Nulle part, on ne s’attendait à être aussi nombreux, aussi forts. En fait de marche républicaine, du coup, ce fut plutôt un exercice de surplace. D’un bout à l’autre de la France, une foule de tous âges, de toutes origines, de toutes professions, a piétiné sur des places encombrées, dans des rues, des avenues, des boulevards trop étroits pour la contenir et la charrier. A Paris, à Bordeaux, à l’heure du départ, on savait déjà que les parcours avaient été sous-dimensionnés et ne pourraient contenir autant d’émotions. A Lyon, il a été nécessaire d’improviser des itinéraires pour absorber cette improbable marée humaine.
Partout, le même silence. Pas vraiment du recueillement, plutôt une détermination froide et muette à l’encontre de ceux qui prétendent faire peur à la France. Pas de slogans, pas de sono, pas de musique, pas de meneurs. Un seul mot d’ordre : ” Je suis Charlie “. Pourtant, beaucoup n’avaient jamais lu cet hebdomadaire, comme Juliette Poulain, une collégienne de 3e, qui admettait ” n’avoir rien compris “ à Charlie Hebdo quand elle l’avait eu sous la main. Mais qu’importe : ” On veut rendre hommage aux journalistes “, disait-elle. Et surtout défendre à travers eux la liberté d’expression. Alice Ponsot, une jeune lycéenne de Bourg-sur-Gironde, à 30 kilomètres au nord de Bordeaux, avait écrit : ” S’exprimer est une nécessité. La liberté un combat. “
Marianne relevait la têteOn était là pour y être, pour se compter. On a compris très vite qu’on allait vivre une journée unique. On s’est hissé sur des bancs ou des barrières pour voir jusqu’où s’étendait le défilé. On a tenté de mesurer l’infini, en vain forcément. On était ravi de n’être qu’une goutte, qu’une infime particule dans cet océan immobile. On s’interrogeait avec ivresse : ” Combien sommes-nous ? “ Les réseaux de téléphone ne pouvaient apporter de réponses. Ils étaient saturés. Impossible de se connecter à Internet. Alors certains s’agglutinaient devant les devantures des cafés qui tous étaient restés ouverts et retransmettaient sur leurs écrans de télévision les images en direct. On est resté sans bouger ou presque pendant des heures, rebroussant parfois chemin, cherchant des voies de contournement, jusqu’à se croiser en tous sens. Certains n’ont fait que de brèves apparitions, le temps d’un selfie. ” On va quand même s’approcher, on va dire qu’on y était. Pour l’Histoire. “
Dans le flot parisien, on remarquait à peine les people qui piétinaient avec les quidams : ils étaient ” Charlie “, comme tout le monde, les Patrick Bruel, Michel Drucker, la comédienne Céline Sallette, Tony Gatlif, Romain Goupil, Karine Viard, etc. Izïa Higelin, la fille de Jacques, chantait de sa fenêtre We are the World. Il y avait cette impression grisante, en effet, ou à tout le moins celle d’être la France. L’acteur Denis Podalydès, place Léon-Blum, déclamait : ” Je disparais dans la foule, je suis la foule, la foule passe à travers moi. “ Et puis il y avait cette Marianne de chiffon, créée par la metteur en scène Ariane Mnouchkine et les comédiens du Théâtre du Soleil. Elle avançait doucement sur le boulevard Voltaire, elle avait l’air triste. Elle était soudain assaillie par une nuée de corbeaux qui la piquaient, la blessaient, la faisaient saigner. Elle reculait et elle vacillait sous l’attaque, puis elle se redressait, décidait de les poursuivre. Elle se battait et triomphait, sous les applaudissements de la foule. C’était bien elle, l’héroïne de cette journée : Marianne qui relevait la tête.
L’ambiance était digne, bon enfant. Aucun incident n’a été recensé. Pas de cris, pas d’altercations, pas de heurts. ” Je suis policier “, disait même bien des pancartes, en référence aux trois fonctionnaires abattus par les auteurs des tueries. On pouvait les compter sans les vexer parmi les participants, les dizaines de milliers de représentants des forces de l’ordre, tant ils étaient en empathie avec ceux qu’ils protégeaient. A Paris, une femme distribuait une à une des roses blanches tirées d’un bouquet à des policiers qui prenaient cette offrande, surpris et émus. Une dame s’époumonait : ” Merci les flics “, devant un camion de CRS. Et son mari de la corriger : ” On ne dit plus flics, on dit policiers depuis vendredi. “ Des autocars des forces de l’ordre passaient et étaient à leur tour applaudis.
Certains participants s’étaient grimés, mais sans excès, avec la pudeur qui convenait au moment. On brandissait des crayons de toutes tailles, dans toutes les matières, puisque c’était cette arme qu’on avait voulu faire taire. Certaines femmes en mettaient même dans leurs cheveux. ” J’avais besoin d’être là, soupirait Florence Gregoratti, 50 ans, responsable de formation informatique chez un bailleur social. Toute seule, c’était trop lourd à porter. ” On était donc là et heureux de l’être en si astronomique quantité, mais en même temps un peu démunis, sans savoir que dire et que faire.
Aucun signe d’appartenance politique, des pancartes confectionnées à la maison, des dessins, et ces mots encore et toujours : ” Je suis juif, je suis musulman, je suis flic, je suis Charlie “. Certains ajoutaient des variations comme cette femme qui avait affiché dans son dos : ” Je suis Rabelais, je suis Voltaire “. Et derrière cette déclinaison à l’infini des ” Je “, il n’y avait finalement qu’une identité commune : ” Je suis républicain “.
” All We Need is Love “Pour occuper le temps, entre deux silences, des salves d’applaudissements, venues de nulle part, ont été reprises en écho. Des ” Charlie ! Charlie ! “ ont été scandés. Des Marseillaise ont été entonnées comme à défaut d’autre chose, en gommant les paroles les plus belliqueuses comme si elles portaient atteinte à l’esprit du moment. Mêmes tronquées, elles n’étaient pas du goût de tout le monde. ” Si c’est pour entendre ça, je préfère rentrer chez moi “, maugréait une femme d’une cinquantaine d’années en s’écartant de la chorale improvisée.
” Non, pas aux armes. Aux crayons ou à ce que vous voulez mais pas aux armes “, suppliait un autre. Sur un panneau avait été écrit : ” Qu’un sang impur abreuve nos crayons. ” ” Pas de chant guerrier “, pestait devant l’Opéra Bastille à Paris, un vieil homme qui se mit à chanter Quand on a que l’amour, de Jacques Brel, aussitôt suivi par la foule. Boulevard Beaumarchais à Paris, d’un balcon, des jeunes ont fait entendre une chanson des Beatles All We Need is Love, reprise dans la rue. A côté d’un drapeau portugais, une cornemuse a joué Le Chant des partisans. Ceux qui connaissaient les paroles ont suivi. ” Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ? “
Les drapeaux tricolores ont d’abord suscité des sentiments mitigés. On a été surpris de les voir en si grand nombre. ” Tu crois que c’est des gens du Front national ? “, demandait un jeune à son copain, tandis que passait un groupe brandissant les couleurs nationales. Et puis on s’est rappelé que ce drapeau appartenait à tout le monde. A Bordeaux, Samuel, 13 ans, l’aîné d’une fratrie de trois enfants, s’accrochait au sien : ” C’est important de le montrer car ils ont attaqué les valeurs de la France et maintenant, il faut les défendre, ces valeurs. “
Ils étaient en bande, en famille, avec les amis, les enfants ou les parents, traînant des poussettes ou portant leurs petits sur leurs épaules. Pas question de venir seuls, c’était l’occasion d’expliquer, de parler, de transmettre à la génération suivante. Sophie et Christophe Picot, un couple des Yvelines, étaient venus avec leur fille de 10 ans : ” On voulait qu’elle soit présente, qu’elle sache quelles sont nos valeurs. “ Nicolas Veilleux, 38 ans, psychologue, voulait que son fils de 7 ans vive cet instant : ” Il commence à comprendre ce qu’est une nation, la République, le symbole d’aujourd’hui est très fort. “ Philippe Ficagna, de Montluel (Ain) marchait avec son fils de 12 ans : ” Je souhaite qu’il prenne conscience de la défense des libertés. ” ” C’est cette France que je veux apprendre à mes enfants “, assurait Nezha Ranaivo, responsable dans l’agroalimentaire à Rennes.
Pour de nombreux jeunes, les rassemblements de ce week-end avaient valeur de baptême républicain. Et d’un sacré cours d’instruction civique en plein air. ” Je ne m’imaginais pas rester à la maison et regarder ça à la télé “, glissait Mathieu Léon, 18 ans, qui, comme beaucoup, participait à sa première manif. Déjà rompue à l’exercice, Arlette Moch, 88 ans, tenait dans une main sa canne et dans l’autre une affichette ” On ne tuera pas le rire. Merci Charlie “. Elle s’excusait presque de n’avoir fait tout le trajet parisien, entre République et Nation, à cause de ses mauvaises jambes.
” n’aime pas peur “Pour certains, il a été nécessaire de vaincre l’appréhension, ce poison que les terroristes espéraient instiller, comme l’expliquaient Véronique Espada et Patricia Chalon : ” On a peur bien sûr, peur que quelqu’un mette une bombe ici, mais il est essentiel de défendre la liberté. “” On est venu pour montrer qu’on n’a pas peur, qu’on est debout “, clamait Chantal Chemla, kinésithérapeute de 49 ans, accompagnée de son mari et de ses voisins. Yassia Boudra de Dole (Jura) ne disait pas autre chose sur l’affichette qu’elle avait noué autour de son cou : ” Plutôt mourir debout que vivre à genoux “, reprenant la formule du dessinateur Charb assassiné à Charlie Hebdo. Deux jolies métisses en manteaux rouges posaient, des pancartes à la main : ” Plus forts que la haine “. A Bordeaux, une autre inscription disait : ” N’aime pas peur “.
Il a fallu accepter la proximité avec des personnes d’un bord différent et parfois opposé. ” Il y a là des gens que je n’aurais jamais souhaité croiser, mais ce n’est pas grave. L’important, c’est qu’on soit nombreux “, expliquait Patrice Rodriguez, archéologue de 56 ans.
” Ça m’embête de manifester en même temps que des dictateurs, mais c’est trop important. Il fallait être là “, affirmait Brigitte Kermarquer, qui n’était plus jamais descendue dans la rue depuis le 11 septembre 2001. ” Si on m’avait dit qu’un jour je défilerais derrière de grands démocrates comme Bongo et Erdogan… “, soupirait un ancien maoïste. La foule s’impatientait d’ailleurs, bloquée derrière les barrières métalliques, tandis que passaient les grands de ce monde, autour de François Hollande. ” C’est un nouveau concept de manif. Le peuple regarde défiler les chefs de gouvernement “, s’amusait un badaud.
Dans les foules, se mesurait la diversité française. Les Noirs, les beurs étaient bien là, mais plutôt cette frange intégrée dans la société française. A Marseille, à Lyon, certains regrettaient l’absence des jeunes de banlieue. Même constat à Paris, bien que Grigny, la commune de l’Essonne d’où était originaire l’un des tueurs, a envoyé une délégation. Les villes périphériques avaient organisé leurs propres rassemblements, peut-être étaient-ils là ?
” Ils veulent nous diviser, mais on restera unis “Toutes les religions étaient représentées, sans oublier les athées purs et durs comme Christian Mathey, 62 ans, qui se revendique de Darwin et du ” Ni dieu ni maître “. Des kippas, quelques femmes voilées aussi comme Sana Labide, 14 ans qui défilait avec une sourate du Coran écrite sur une pancarte : ” Celui qui tue un homme tue l’humanité “. En bas, elle a ajouté un post-scriptum : ” Valable à Paris, au Nigeria, valable en Syrie et en Ukraine, valable aussi à Gaza “.
Quatre amis, des lycéens de Saint-Mandé (Val-de-Marne), avaient tenu à défiler ensemble pour leur première manif. Etienne Belenfant, Grégoire Gambino, Clara Stoleuru, Sofia El-Kassab : un athée, un catholique, un juif et une musulmane. Jonathan Aziza, 26 ans, employé à Ikea, venue de Sainte-Genevièvre-des-Bois (Essonne), expliquait, lui : ” Je suis athée. Dans ma famille, il y a des musulmans et des chrétiens. Ils veulent nous diviser, mais on restera unis. “ Pierrette Vessac, cheveux blancs, catholique pratiquante qui vit en Seine-Saint-Denis, était venue avec une amie. ” Quand j’ai appris, j’ai prié pour les victimes, dit-elle. On est là surtout pour soutenir leurs familles. “
Les musulmans présents redoutaient l’amalgame. L’un d’eux avait écrit sur un drapeau blanc : ” Islam = paix “, message très applaudi. Une autre, une Marocaine, avait marqué : ” Les musulmans ne sont pas des terroristes “. Ali Moussa, médecin à Montreuil, père de quatre enfants expliquait ses craintes : ” On est horrifiés par ce qui s’est passé, ça risque de nous retomber dessus “. ” Les autres pays musulmans sont touchés par cette violence, le terrorisme n’a ni religion ni race, il est aveugle “, rappelait Hamza Hamdi, 45 ans, de Vaulx-en-Velin (Rhône).
Emma Delaubier, 55 ans, orthophoniste à Bondy, espérait ” que ce rassemblement ne soit pas qu’un feu de paille et permette de ressouder notre société “. Mais, derrière cette unité affichée sur les valeurs fondamentales, affleuraient déjà les futurs débats. Yann, 29 ans, s’interrogeait sur ” le risque d’un renforcement des lois sécuritaires et des atteintes à nos libertés “.
Aux abords d’une cité du 20e arrondissement parisien, des petits trafiquants se moquaient de ceux qui s’éloignaient du rassemblement, les provoquaient à haute voix. Ailleurs, un autre défiait les passants en criant : ” Je ne suis pas Charlie “. D’une fenêtre, s’entendaient des chants de l’Intifada. La France n’en avait pas fini avec ses problèmes, ses fractures. Alors, dans la nuit de dimanche à lundi, tandis que les balayeuses de la Ville de Paris s’affairaient déjà à nettoyer la place de la République, certains tentaient de prolonger encore un peu cet instant de communion nationale, autour des bougies dont la lumière vacillait encore, comme un mirage. Demain arrivait si vite.
Benoît Hopquin et Vanessa Schneider, avec la rédaction du ” Monde ” et les correspondants en région