Venise à nouveau menacée par les « grandi navi »

Malgré les annonces gouvernementales promettant d’interdire les navires de croisière géants dans la lagune, ces monstres des mers font leur retour dans le centre-ville, au grand dam d’une partie des habitants.

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LETTRE DE VENISE

Une femme vêtue de bleu debout sur une barque, la rame à la main, semblant défier du regard un monstrueux immeuble flottant au milieu des brumes des fumigènes… Bien sûr, ce n’est qu’un instantané, un détail isolé au milieu d’une gigantesque scène mouvante. D’ailleurs, en toute logique, la scène aurait dû passer inaperçue, au milieu de la confusion qui régnait sur le canal de la Giudecca samedi 5 juin à 16 h 30, alors que le gigantesque MSC Orchestra (92 000 tonnes et 294 mètres de long) avançait au ralenti et sous les huées en direction de la place Saint-Marc, sonnant le retour des navires de croisière géants qui avaient déserté le centre de Venise depuis le début de la pandémie, il y a dix-sept mois.

Mais voilà, ce minuscule moment de vérité a été immortalisé par un photographe et amoureux de la lagune, l’ingénieur Michele Gallucci, qui vit à bord d’un petit bateau à voile amarré sur l’île de la Certosa, au nord de l’arsenal. Puis son image, saisissante, a été diffusée sur les réseaux sociaux, comme la meilleure illustration qui soit de la colère qui a pris nombre de Vénitiens alors qu’ils constataient, une fois de plus, que les multiples annonces gouvernementales des derniers mois n’auront servi à rien.

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Ravages environnementaux

Il faut dire que cette femme en colère n’est pas une inconnue. Née il y a cinquante-cinq ans en Afrique du Sud, Jane Da Mosto est biologiste et vit depuis un quart de siècle dans le centre de Venise. Elle y a fondé une association très dynamique, We Are Here Venice, et milite également au sein d’un réseau international d’activistes opposés aux grands navires de croisière, le Global Cruise Activist Network, qui lutte contre les ravages environnementaux provoqués par ces monstres des mers, qui sont loin de ne sévir que dans la lagune de Venise.

« En fait, je ne suis pas seule sur la barque, mais l’autre rameur est masqué par un panneau, si bien qu’on ne le voit pas, explique-t-elle. Quand la photographie a été prise, j’essayais d’attraper le regard de quelqu’un sur le pont, d’établir un contact. Mais je n’y suis pas arrivée… »

Tenter de commencer un dialogue avec les passagers et l’équipage de ces mastodontes pour leur faire comprendre que les navires de croisière ne sont pas les bienvenus dans la lagune de Venise, tel est l’objectif récurrent des manifestations lancées par le comité No grandi navi depuis 2011. Dangereux pour le patrimoine terriblement fragile de la ville (un de ces grandi navi a heurté le quai des Zattere le 2 juin 2019, à la suite d’un problème technique, causant une belle frayeur aux habitants), extrêmement polluants et symboliques d’un tourisme de masse qui menace d’engloutir Venise tout entière, les navires de croisière n’ont pas bonne presse, et ternissent incontestablement l’image de la ville.

Cinq à six passages par jour

Alors que le mécontentement ne cessait de monter au sein de la population du centre de Venise, ces dernières années, les passages de ces navires géants se sont multipliés, à la faveur de l’explosion du marché de la navigation de croisière : avant le début de la crise sanitaire, il n’était pas rare de compter cinq ou six passages par jour, à la belle saison. D’où l’inquiétude sourde de nombreux Vénitiens à l’idée que ce manège reparte de plus belle. Cette peur se combine à une profonde irritation : l’Etat et tous les responsables locaux n’ont-ils pas promis qu’ils allaient mettre un terme aux passages des grandi navi ?

Là réside sans doute le plus révoltant de l’histoire : à plusieurs reprises depuis le décret Clini-Passera, au printemps 2012, les autorités ont annoncé le fin des grandi navi. En mars dernier, c’est le président du conseil, Mario Draghi lui-même, qui avait fait l’annonce d’une interdiction immédiate des navires de plus de 40 000 tonnes.

Pourquoi « Super Mario » lui-même a-t-il échoué ? Tout simplement parce que tous ces décrets sont assortis d’une réserve : malgré l’interdiction, les passages resteront tolérés, tant qu’aucune solution alternative n’aura été trouvée. Or celle-ci se fait toujours attendre… Bien sûr, l’Etat et la mairie de Venise ont annoncé leur volonté de dérouter les navires de croisière vers le complexe industriel voisin de Porto Marghera, sur la « terre ferme », et la mise en place d’un système de navettes reliant ce terminal au centre-ville. Mais ce chantier n’est qu’à l’état de projet, et les recours qui ne manqueront pas de survenir augurent de longues années d’attente – à supposer que ce chantier aboutisse un jour.

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Double discours

La mairie de Venise ne semble avoir aucune envie de hâter le mouvement. Du trafic des grandi navi dépend le devenir du port, qui reste un des poumons économiques de la ville. Alors que la pandémie a porté un coup terrible au tissu économique local, Venise a-t-elle les moyens de se priver des ressources apportées par 1,5 million de visiteurs en année pleine, dont les dépenses assurent 5 000 emplois, directs et indirects ? C’est la rhétorique des partisans du statu quo, qui eux aussi ont cherché à se faire entendre samedi, au moment du passage du MSC Orchestra.

Arrivé aux affaires en 2015, le maire de Venise, Luigi Brugnaro (droite), est passé maître dans l’art du double discours, assurant auprès de l’Unesco et devant les médias internationaux qu’il était urgent d’inventer un tourisme d’un nouveau genre, tout en rassurant les employés du port sur le fait que rien ne serait entrepris qui pourrait leur être défavorable. Sa réélection triomphale, en septembre 2020, face à des opposants eux aussi gênés aux entournures par cette épineuse question du devenir du port, a démontré, s’il en était besoin, le bien-fondé électoral de cette stratégie consistant à maintenir le statu quo tout en prétendant l’inverse. Après tout, à la différence des salariés du port, les touristes et les non-résidents ne votent pas…

Depuis son palais de Palerme, le prince de Salina, protagoniste du Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, affirmait qu’il fallait « tout changer pour que rien ne change ». Il doit avoir déménagé dans un des grands palais déserts qui longent le Grand Canal de Venise.

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