L’expérience du vide et de la liberté
Près de quatre millions de personnes — chiffre nettement inférieur aux prévisions — se sont déjà rendues au parc Euro Disneyland, construit aux portes de Paris grâce aux fort généreux cadeaux de la France, et inauguré le 12 avril dernier. Quelles émotions ? Quels imaginaires ? Quels plaisirs ? Quelles nostalgies d’enfance viennent chercher ces masses de visiteurs ? Un ethnologue de la modernité et de la solitude s’est mêlé à la foule des badauds pour tenter de déchiffrer les mystères de cette formidable fascination collective.
Lorsque Catherine de Clippel (cinéaste et photographe) a proposé de m’accompagner à Euro Disneyland, j’en ai été doublement heureux. Je commençais à me demander si j’avais été vraiment bien inspiré en acceptant la suggestion qui m’avait été faite, dans un moment d’euphorie, d’aller jouer les ethnologues de la modernité dans cet étrange espace. Fausse bonne idée, me disais-je depuis quelques jours : Disneyland, ce n’est jamais que la Foire du Trône en rase campagne. Le mercredi, en outre (je n’avais pu libérer qu’un mercredi !), j’allais tomber sur tous les écoliers de France et de Navarre — proximité babillarde dont la seule idée me donnait des sueurs froides. Il était trop tard pour reculer, mais j’imaginais sans enthousiasme les longues heures qu’il me faudrait bientôt passer dans la foule, solitaire, à trembler au spectacle du grand huit ou à gratter Mickey Mouse entre les oreilles. La compagnie et le soutien de Catherine me seraient précieux. Elle proposait en outre de faire des photos et de filmer à tout hasard mes déambulations. Jouer les Hulot à Disneyland, voilà qui changeait le jour d’épreuve en jour de fête. Je m’inquiétais pourtant : le trac saisit toujours les grands comédiens, c’est bien connu, et puis Catherine et moi nous demandions si nous pourrions entrer dans Disneyland avec armes et bagages sans éveiller les soupçons des responsables de l’ordre. Ils savaient le mépris qu’éprouvent ordinairement les intellectuels français pour les divertissements importés d’Amérique. N’allaient-ils pas s’opposer à l’entrée d’une caméra aussi perfectionnée et aussi subversive que celle de Catherine ?
Lorsqu’on arrive à Euro Disneyland par la route (un ami avait accepté de nous y déposer et de nous y reprendre en soirée), l’émotion naît d’abord du paysage. Au loin, soudain, comme surgi de l’horizon mais déjà proche (expérience visuelle analogue à celle qui, en d’autres lieux, permet en un instant de découvrir le Mont-Saint-Michel ou la cathédrale de Chartres), le château de la Belle au bois dormant se découpe sur le ciel, avec ses tours et ses coupoles, semblable, étonnamment semblable, aux photos que l’on a vues dans la presse et aux images de la télévision.
C’était sans doute cela le premier plaisir d’Euro Disneyland : on nous offrait un spectacle en tout point identique à celui qu’on nous avait annoncé. Aucune surprise : c’était comme au Musée d’art moderne à New-York, où l’on n’en revient pas de constater à quel point les originaux ressemblent à leurs copies. Là sans doute (j’y réfléchis par la suite) se trouvait la clé d’un mystère qui me frappa d’entrée : pourquoi y avait-il autant de familles américaines en train de visiter le parc, alors que, bien évidemment, elles avaient déjà visité leurs homologues d’outre-Atlantique ? Eh bien, justement, elles y retrouvaient ce qu’elles connaissaient déjà. Elles goûtaient les plaisirs de la vérification, les joies de la reconnaissance, un peu comme ces touristes trop hardis qui, perdus au bout d’un monde exotique dont la couleur locale a vite fait de les fatiguer, ne s’y retrouvent et ne s’y reconnaissent que dans l’anonymat scintillant d’une grande surface : d’un supermarché l’autre.
Au plaisir subtil que nous inspira cette conformité des lieux à notre attente s’ajouta bien vite un sentiment de soulagement. Tout d’abord, nos instruments de prise de vues n’attirèrent pas l’attention. Nous nous rendîmes vite compte que, au contraire, c’est leur absence qui eût été suspecte. On ne visite pas Disneyland sans au moins un appareil photo. Tous les enfants au-dessus de six ans ont le leur. Quant aux caméras, elles sont en général la propriété d’un père de famille qui partage son intérêt entre quelques scènes intimes (le petit dernier embrassé par Blanche-Neige) et les mouvements de caméra plus ambitieux (travelling sur la grande parade, accostage du Mark-Twain, le bateau à aubes, aux rives de Frontier Land).
Je ne suis pas sûr que Catherine n’ait pas été un peu vexée de constater que son matériel ne suscitait aucune curiosité. Pour se prouver qu’elle n’était pas simplement, comme les autres, en train de tout filmer, elle entreprit, en vraie professionnelle, de filmer ceux qui filmaient. Je m’approchai d’eux à mon tour pour lui faciliter la tâche et l’empêcher d’oublier que j’étais le héros du film. Mais cette tentative non plus ne la distinguait pas tellement des autres. La densité de caméras était si forte qu’il était bien difficile de les exclure toutes du champ de la prise de vues. J’observai quelque temps ce spectacle du haut de l’arbre des Robinsons suisses (du style F4 exotique à mezzanines) : incontestablement, chacun de ceux qui filmaient ou photographiaient était lui-même filmé filmant, filmé photographiant, photographié filmant ou photographié photographiant. On va à Disneyland pour pouvoir dire qu’on y est allé et en fournir la preuve. C’est une visite au futur antérieur qui trouve tout son sens plus tard, lorsqu’on montre aux parents et aux amis, commentaires à l’appui, les photos que le petit a faites de son père en train de le filmer, puis le film du père, pour vérifier.
Soulagement encore : les enfants n’étaient pas si nombreux que je l’avais craint. Certes, dans les rues de Main Street, il y avait toujours quelques bambins pour demander des autographes à Mickey ou à Minnie. Mais, pour l’ensemble, il y avait infiniment plus d’adultes que d’enfants. On avait parfois le sentiment que des familles entières s’étaient mobilisées pour accompagner le petit. C’était moins l’enfant-roi que l’enfant-prétexte. Prétexte au demeurant facultatif, dont une majorité de visiteurs ne s’encombraient pas — comme s’ils avaient su d’instinct ou d’expérience que le parc d’Euro Disneyland est avant tout destiné aux adultes.
C’est d’abord une question d’échelle. A Disneyland, tout est grandeur nature, mais les mondes qu’on y découvre (Frontier Land, Adventure Land, Fantasy Land, Discovery Land) sont des mondes en miniature. La ville, le fleuve, la voie ferrée, sont des modèles réduits. Mais les chevaux sont de vrais chevaux, les voitures de vraies voitures, les maisons de vraies maisons ; les mannequins ont des tailles d’homme. Du contraste entre le réalisme des éléments et la réduction du paysage naît un plaisir particulier auquel les tout-petits ne peuvent être sensibles parce que le site est immense à leurs yeux et les distances assez grandes pour les fatiguer (j’en ai vu qui ne pouvaient plus faire un pas). Les adultes, eux, apprécient la stricte contiguïté des petits mondes qui se juxtaposent comme les décors dans un studio de la grande époque. Ils y sont aidés par la musique, qui paraphrase incessamment le paysage comme pour leur rappeler avec insistance où ils sont : musique de western, musique « orientale » (Mustapha), refrains de Blanche-Neige, de Mary Poppins ou du Tour du monde en quatre-vingt jours, les accompagnent d’un point à un autre, se superposant fugitivement dans les zones frontières.
Ici, chacun est acteur en un sens, et l’on comprend qu’il soit si important de filmer ou d’être filmé. Le plaisir des adultes est bien de se glisser dans chacun de ces décors, d’y côtoyer des figurants (shérifs de western ou personnages de conte), d’identifier les airs connus qu’ils ne sont jamais sûrs de vraiment reconnaître. Ils n’accèdent jamais aux coulisses et à la machinerie (dont on pressent pourtant l’importance, vu l’ampleur du dispositif) mais peuvent en repérer les discrètes entrées réservées au personnel. J’ai particulièrement apprécié la gentillesse d’une Blanche-Neige et d’une Mary Poppins qui, ayant terminé leur temps de travail (sûrement assoiffées, fatiguées, aspirant aux toilettes et à la douche), ne se retirèrent que pas à pas, contraintes de répondre sans impatience aux demandes des enfants et de prendre et reprendre la pose devant la caméra des parents avant de disparaître d’un coup, au prix d’une ultime accélération, dans l’envers du décor.
L’envers du décor, c’est un autre décor : les parcours souterrains qui sont proposés à tous ceux qui ont le courage de franchir le seuil des maisons d’apparence innocente et la patience de faire la queue avant de descendre aux enfers. La récompense est au bout : embarqués sur de petits wagonnets, serrés les uns contre les autres, les adultes retrouvent les peurs de leur enfance (celles que leur infligeait déjà Walt Disney avec sa sorcière ricanante et ses orages dans une forêt de cauchemar). La maison hantée, le repaire des boucaniers, l’antre du dragon, tous lieux qu’on ne rejoint qu’en s’enfonçant dans les profondeurs du sol, sont habités par une armée de fantômes, de squelettes et de mannequins plus vrais que nature, chantant, braillant, ricanant — le plus dérangeant étant peut-être la grotte lumineuse où de grandes poupées aux yeux ronds chantent des comptines en dansant le french cancan.
Déambulation perpétuelle et musique incessante : les adultes aussi se fatiguent. Et pourtant il ne faut rien manquer, en avoir pour son argent puisqu’on a acheté forfaitairement le droit de tout voir (comme dans ces menus où les hors-d’œuvre et le vin peuvent se prendre à discrétion). Vers 6 ou 7 heures du soir, les gens ne sont pas frais (je ne parle pas des enfants : il y a belle lurette qu’ils dorment dans leurs poussettes ou se laissent tirer, l’œil hagard, par des parents encore fébriles). Catherine ne filmait plus que des visages graves et tendus. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est leur plaisir qu’ils prenaient au sérieux.
J’eus le temps de penser aux belles études d’ethnologie comparée qui pourraient s’effectuer dans un tel espace de cohabitation. Je suivis un moment du regard toute une troupe de jeunes femmes arabes en jupe longue et en foulard qui couraient d’une attraction à l’autre avec un enthousiasme charmant, des cadres japonais en costume trois pièces (les seuls à ne pas être déguisés en Américains) qui ne couraient pas, eux, trop occupés à tout filmer et photographier, comme s’ils faisaient de l’espionnage industriel. Je m’attardai devant un groupe de musiciens et danseurs africains (quelque part à Adventure Land, entre le bazar oriental et le repaire des pirates) ; sans forcer son talent, leur chef, homme de grande taille et de poids imposant, invitait quelques spectatrices à le rejoindre — anglaises, italiennes, espagnoles, — que leurs époux ou leurs petits amis filmaient tandis qu’elles se blottissaient dans ses bras en poussant quelques cris d’effroi ou de plaisir. La francophonie machiste triomphait.
Soudain, je crus comprendre. Je crus comprendre ce qu’il y avait de séduisant dans l’ensemble de ce spectacle, le secret de la fascination qu’il exerçait sur ceux qui s’y laissaient prendre, l’effet de réalité, de surréalité que produisait ce lieu de toutes les fictions. Nous vivons une époque qui met l’histoire en scène, qui en fait un spectacle et, en ce sens, déréalise la réalité — qu’il s’agisse de la guerre du Golfe, des châteaux de la Loire ou des chutes du Niagara. Cette mise à distance, cette mise en spectacle n’est jamais si sensible que dans les publicités touristiques qui nous proposent des « tours », une série de visions « instantanées » qui n’auront jamais plus de réalité que lorsque nous les « reverrons » à travers les diapositives dont nous imposerons au retour la vue et l’exégèse à un entourage résigné.
A Disneyland, c’est le spectacle lui-même qui est mis en spectacle : le décor reproduit ce qui était déjà décor et fiction — la maison de Pinocchio ou le vaisseau spatial de la Guerre des étoiles. Non seulement nous rentrons dans l’écran, inversant le mouvement de la Rose pourpre du Caire (le film de Woody Allen), mais derrière l’écran il n’y a qu’un autre écran. Le voyage à Disneyland, du coup, c’est du tourisme au carré, la quintessence du tourisme : ce que nous venons visiter n’existe pas ; nous n’y découvrons que le souvenir de nos rêves. Nous y faisons l’expérience d’une pure liberté, sans objet, sans raison, sans enjeu. Nous n’y retrouvons ni l’Amérique ni notre enfance, mais la gratuité absolue d’un jeu d’images où chacun de ceux qui nous côtoient, mais que nous ne reverrons jamais, peut mettre ce qu’il veut. Disneyland, c’est le monde d’aujourd’hui, dans ce qu’il a de pire et de meilleur : l’expérience du vide et de la liberté.
Contrepoint final : nous nous arrêtâmes en partant au Newport Hotel, qui s’efforçait visiblement de ressembler à un vrai hôtel. Mais on ne nous y prendrait plus : la serveuse eut beau nous faire attendre la bière une demi-heure et se montrer peu aimable, comme pour nous ramener sur terre et nous faire sentir que nous avions quitté le monde fictif où les portiers, les shérifs et les hôtesses ne cessent de vous souhaiter une bonne journée, nous ne fûmes pas dupes. D’ailleurs, on ne voyait personne dans cet hôtel. A l’extérieur, sur une fausse pièce d’eau, de faux voiliers faisaient semblant de naviguer. Nous bûmes la bière — une vraie bière, il faut le reconnaître : à l’intérieur, il n’y en avait que des fausses, sans alcool — et tirâmes la langue à la serveuse, qui fit semblant de s’en offusquer. Elle était vraiment bien imitée.
Marc Augé