Christine Lecerf consacre une « Grande traversée » à l’auteur du « Capital », dont l’œuvre fut trop souvent dénaturée.
FRANCE CULTURE – LUNDI 20 JUILLET – 9 H 05 – SÉRIE DOCUMENTAIRE
Marx, un inconnu ? La formule peut sembler abrupte. Et pourtant, à bien y réfléchir, quelle vulgate conserve-t-on, deux siècles après sa naissance, à Trèves, en mai 1818, de ce penseur hors norme, dont le précoce statut d’apatride dit l’impossible assignation à un lieu unique.
Philosophe, historien, théoricien sans doute, poète aussi, l’homme résiste aux réductions commodes. Comme sa pensée sans cesse en mouvement, en construction… Pourtant les deux premières images qui s’imposent le figent dans un rôle qui le dénature. Une icône vieillie et barbue, qui le pose en patriarche, en figure échappée de l’Ancien Testament, terrible et grondant, le soustrayant à son temps véritable. Son temps, c’est celui des effervescences romantiques auxquelles il participe pleinement, des élans fusionnels qui posent l’amitié en valeur suprême – et la relation avec Friedrich Engels, de deux ans son cadet, a cette force incroyable qui rejoue l’entente inouïe de Montaigne et La Boétie. C’est aussi le temps des progrès scientifiques et techniques qui le fascinent, des effroyables conditions de vie des prolétaires qui l’horrifient et nourrissent la « révolution scientifique » qu’en homme de cabinet, de l’écrit et des journaux, plus qu’en acteur de la rue il élabore dès sa jeunesse.
Aventure captivante et dense
Il la précise, la peaufine, cette pensée ductile d’une incroyable richesse, du Manifeste du parti communiste (1848) à ce Capital inachevé, dont le premier tome paraît en 1867 et que la philosophe Alix Bouffard qualifie de « roman policier à la recherche de l’origine de la survaleur ». L’autre leurre, c’est la réduction de Marx à un support idéologique, une légitimation théorique qui masquent l’homme et sa pensée. Ce « marxisme » inventé par Lénine, qui dénature ce projet d’émancipation initial en un asservissement généralisé. Ce « hold-up » (Jacques Attali) choque d’autant plus que le chantier permanent d’une pensée si fulgurante autorise peu les disciples.
L’évocation d’une jeunesse turbulente, des exils successifs et des éblouissements urbains, Paris avant Londres, les voix toujours pertinentes de Michelle Perrot, d’Isabelle Garo comme de Pierre Bergounioux, qui attestent que Marx intéresse tous les intellectuels, font de cette « traversée » une aventure captivante, si dense qu’elle étaye magistralement la relecture de Marx.
Si le dernier volet retrace les deux dernières décennies d’un parcours rattrapé par l’action politique concrète et l’impossible achèvement du grand œuvre tant ses intuitions ne se laissent pas facilement contraindre en formules qui figent, on retiendra la paradoxale transmission par les femmes, sa fille Eleanor, « l’héritière légitime, la voix qui nous parle aujourd’hui » (Rachel Holmes), puis Rosa Luxemburg, dont l’activisme politique comme l’engagement scientifique rappellent ceux de Marx, d’une pensée qui ignora la condition des femmes.
Ces heures d’une grande richesse nous offrent aussi le plaisir d’entendre une fois encore le philosophe Lucien Sève, disparu le 23 mars à 93 ans, qui résumait fortement : « Le XXe siècle a saccagé la pensée de Marx. » Au XXIe de la rétablir dans sa vitalité sans le dogmatisme qui l’a caricaturée, fossilisée, en un sens méconnue. Et retrouver ce message d’espoir formulé en 1843 et qui résonne comme un mot d’ordre pour aujourd’hui : « mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler à la formation du nouveau ».
« Grandes traversées : Karl Marx, l’inconnu », de Christine Lecerf, réalisé Franck Lilin. Du 20 au 24 juillet à 9 h 05. A la demande sur Franceculture.fr.