Spike Lee, le retour du combattant.

A l’approche du 4-Juillet, les rues de Brooklyn sont écrasées de soleil, comme dans Do the Right Thing. Trente ans plus tard, le « borough » n’est plus la Cocotte-Minute prête à exploser que Spike Lee avait révélée aux yeux du monde. A Fort Greene, jadis bastion afro-américain, les hipsters sont à leur tour en passe d’être chassés par les investisseurs venus de Manhattan.

Le réalisateur y a maintenu, dans un bel immeuble en brique, les locaux de 40 Acres & a Mule Filmworks (« 40 acres et une mule », promesse d’indemnisation aux esclaves affranchis), la société de production qu’il a fondée juste après avoir réalisé son premier long-métrage, Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, en 1986.

Sur la façade, le cinéaste a fait accrocher un étendard à l’effigie du héros de BlacKKKlansman (en salle le 22 août), le dernier en date des « Spike Lee Joints », comme il aime à désigner ses réalisations : un Afro-Américain coiffé de la cagoule pointue de l’organisation terroriste. Deux mois plus tôt, à Cannes, le film a reçu le Grand Prix du jury après avoir été ovationné aussi bien par la presse que par le public de la sélection officielle.

« Inside Man », le succès commercial

C’est peut-être ce succès, qui met un terme à une douzaine d’années de vaches maigres, pendant lesquelles Spike Lee a dû faire des acrobaties pour financer ses projets, à moins que ce ne soit le passage du temps (il a fêté ses 60 ans l’an passé), qui rend le cinéaste plus affable qu’il ne l’a été depuis sa première venue à Cannes, pour Nola Darling, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs.

Les vigiles de l’ancien Palais des festivals, où étaient projetés les films de la section parallèle, avaient barré le passage à ce freluquet en short et casquette de base-ball, qui arrivait sac au dos (et qui, aussi, était noir). Après avoir passé l’obstacle, séduit les médias et le public, il était reparti avec le Prix de la jeunesse et une réputation mondiale.

En 1992, pour la sortie aux Etats-Unis de Malcolm X, Spike Lee avait exigé de ne s’entretenir qu’avec des journalistes noirs, ce qui avait conduit l’édition américaine du magazine Premiere à une embauche précipitée (il n’avait pas imposé cette exigence lors de la sortie française du film). Quatorze ans plus tard, pendant la tournée de promotion d’Inside Man, un film de casse qui devait être son plus gros succès commercial (plus de 180 millions de dollars de recettes mondiales), il répondait presque par monosyllabes, agacé de devoir justifier son passage du côté du cinéma commercial.

COMME « MALCOLM X », TOURNÉ À LA FIN DE DOUZE ANS DE DOMINATION DES RÉPUBLICAINS SUR LA PRÉSIDENCE ET LE CONGRÈS, « BLACKKKLANSMAN » EST UNE ŒUVRE À L’USAGE DU TEMPS PRÉSENT.

Depuis Inside Man, Spike Lee a connu une traversée du désert. Il y a d’abord eu l’accident industriel de Miracle à Santa Anna (2008), film de guerre à grand spectacle, échec commercial et critique, que TF1, le distributeur, s’est refusé à vendre en dehors des Etats-Unis. Le réalisateur a beau avoir gagné le procès qui l’a opposé à la filiale de Bouygues, le film – dont la cote est aujourd’hui remontée auprès des cinéphiles – ne sortira en France que ce 29 août, dix ans après la date initialement prévue.

En 2013, on lui confie la réalisation du remake du film coréen Old Boy. Pour la première fois, Spike Lee se voit retirer le contrôle sur le montage, à la suite d’un conflit avec les producteurs. Le cinéaste réagit en se lançant dans des productions à petits budgets, dont l’une, Da Sweet Blood of Jesus (2014), sera financée sur la plate-forme Kickstarter. Jusqu’à ce que Jordan Peele lui propose de tourner BlacKKKlansman, adaptation de l’histoire vraie de Ron Stallworth, policier afro-américain dans le Colorado qui infiltra le Ku Klux Klan en 1979.

Jordan Peele, producteur de poids

Comique télévisuel subversif (avec son complice Keegan-Michael Key), Jordan Peele est devenu l’une des figures de proue du jeune cinéma afro-américain grâce au succès de son premier long-métrage en tant que réalisateur, Get Out. Fort de son Oscar et de son succès commercial, Peele a mis en mouvement sa société de production, à l’image de ce que le réalisateur de Nola Darling avait imaginé il y a longtemps.

A Cannes, Spike Lee reconnaissait que BlacKKKlansman existait grâce à Jordan Peele, qui lui a confié le projet. Mais l’aîné insistait sur sa qualité d’auteur à part entière du film : « Kevin Willmott [coscénariste] et moi, nous avons voulu écrire un film historique contemporain, qui ne soit pas une pièce de musée. » Comme Malcolm X, tourné à la fin de douze ans de domination des républicains sur la présidence et le Congrès, BlacKKKlansman est une œuvre à l’usage du temps présent.

Aux Etats-Unis, le film est sorti le 10 août, l’avant-veille du jour anniversaire des affrontements de Charlottesville (Virginie) en 2017, qui virent les militants antiracistes de cette ville du Sud affronter les assauts de l’extrême droite américaine (dont des membres du Ku Klux Klan). Il est dédié à Heather Heyer, tuée par un suprémaciste blanc qui a lancé sa voiture sur la foule des manifestants. Les images de cet assassinat forment l’épilogue de BlacKKKlansman.

SPIKE LEE PREND À PARTIE LES ETATS-UNIS, SANS RELÂCHE, POUR DÉNONCER LA POLITIQUE DE L’ACTUEL LOCATAIRE DE LA MAISON BLANCHE, DONT IL PREND SOIN DE NE JAMAIS PRONONCER LE NOM.

A New York, Spike Lee est devenu une figure tutélaire – Do the Right Thing ou Crooklyn sont considérés comme des emblèmes de la cité au même titre qu’Un après-midi de chien ou que Manhattan. A l’instar de Woody Allen, qui a grandi comme lui à Brooklyn, le réalisateur s’est installé de l’autre côté de l’East River, où il vit avec son épouse, l’avocate, femme d’affaires et productrice Tonya Lewis, et leurs deux enfants. John David Washington, fils de Denzel, qui tient le rôle-titre de BlacKKKlansman, emploie à son égard le mot de « légende ». Le musicien hip-hop Boots Riley, qui a fait cet été des débuts fracassants de réalisateur avec Sorry to Bother You, raconte être entré en 1992 à l’école de cinéma de l’université de San Francisco après avoir vu les premiers films de Spike Lee.

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Pour autant, le sexagénaire n’a aucune envie de se reposer sur ses lauriers. De sa place forte, il prend à partie les Etats-Unis, sans relâche, pour dénoncer la politique de l’actuel locataire de la Maison Blanche, dont il prend soin de ne jamais prononcer le nom, préférant parler de « ce type qui sépare les familles et met les enfants en cage ». En cas de besoin, le cinéaste se servira, pour désigner le président, du sobriquet « agent orange ».

Ce double statut de notable et de porte-parole (autoproclamé, lui ont souvent reproché ses adversaires) de sa communauté ne lui a pas fait passer le goût des polémiques périlleuses. Juste après qu’il a fait remarquer que, pendant la seconde guerre mondiale, seuls les Américains d’origine japonaise ont été incarcérés en masse, alors que les Italo-Américains et les Germano-Américains avaient été laissés en liberté, Spike Lee s’en prend à Cate Blanchett, « excellente actrice », et présidente du jury cannois, qui a accordé son prix à BlacKKKlansman.

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« Elle a dit que mon film ne parlait que de l’Amérique, proteste-t-il. [L’actrice australienne a parlé d’“une crise spécifiquement américaine”, lors de la conférence de presse finale du Festival.] Je t’aime, Cate, mais je dois dire que ce n’est pas vrai. Ça se passe en Amérique, mais aussi dans le monde. La montée de l’extrême droite, c’est aussi en Italie, en Angleterre. Je veux que les gens sortent en se disant “Ça se passe chez moi”. Cate, je t’aime, mais revois le film. »

Moins virulent, toujours pugnace

Le ton employé à l’endroit de Cate Blanchett est plus civil que celui des duels qui l’ont opposé à Quentin Tarantino (au sujet de l’usage du mot « nigger » dans les films de ce dernier), au poète et militant Amiri Baraka(qui s’est posé en défenseur de l’héritage de Malcolm X lorsque Lee a entrepris de porter son autobiographie à l’écran) ou à son ex-ami Samuel L. Jackson (qui s’est rangé aux côtés de Tarantino), mais la pugnacité reste intacte. C’est un trait de caractère majeur chez le réalisateur.

Spike Lee en 2000 avec Chris Childs, basketteur des New York Knicks dont il est un fervent supporteur ; et avec Barack Obama, en 2011.

Terence Blanchard, le musicien de La Nouvelle-Orléans qui a composé toutes les bandes originales des films de Spike Lee depuis Jungle Feveren 1991, en a fait l’apprentissage parfois tumultueux, mais il y voit aussi une caractéristique géographique : « A La Nouvelle-Orléans, nous réglons nos problèmes autour d’un verre ; les New-Yorkais, eux, attaquent bille en tête. »

Spike Lee est également un sportif, qui a pratiqué le base-ball et le basket (il est aujourd’hui l’un des supporteurs les plus éminents des Knicks new-yorkais). Ses collaborateurs l’appellent « coach », il joue pour gagner. Mais, s’il cherche si souvent l’affrontement, c’est avant tout une position politique. Malgré l’optimisme suscité par le succès de cinéastes afro-américains ces dernières années, de l’Oscar pour Moonlight au succès planétaire de Black Panther, il reste mû par la conviction que le racisme, s’il a reculé à Hollywood, reste une institution américaine.

« QUAND J’ÉTAIS À L’ÉCOLE PRIMAIRE, ON M’A EMMENÉ VOIR “AUTANT EN EMPORTE LE VENT”. J’AI HAÏ CE FILM. » SPIKE LEE

En réinventant l’histoire de Ron Stallworth, premier détective de couleur de la police de Colorado Springs qui, sans tout à fait le faire exprès, se retrouva titulaire d’une carte de membre du Ku Klux Klan, Spike Lee a voulu entrecroiser ces deux fils contradictoires. Au centre du film, il y a la complicité entre un policier noir, que joue John David Washington, et son collègue juif, interprété par Adam Driver. En face, il y a des Blancs pauvres et racistes, mais surtout deux siècles d’histoire des Etats-Unis dont un de cinéma. BlacKKKlansman s’ouvre par une double citation de films longtemps considérés comme deux chefs-d’œuvre américains, Autant en emporte le vent (1939) et Naissance d’une nation (1915).

« Quand j’étais à l’école primaire, on m’a emmené voir Autant en emporte le vent. J’ai haï ce film, se souvient Spike Lee. Je sais bien que Hattie McDaniel [qui incarne Mammy, l’esclave nourricière de Scarlett O’Hara] a dit qu’il valait mieux jouer une bonne qu’en être une. Le jour où elle a reçu l’Oscar du second rôle féminin, elle n’a pas été autorisée à assister à la cérémonie. » Plus exactement, elle n’a pas été autorisée à s’asseoir à la même table que les autres acteurs.

Mais le grand spectacle sudiste produit par David O. Selznick n’est qu’une cible secondaire pour Spike Lee. Son projet, c’est de réécrire l’histoire américaine en effaçant la version pervertie qu’en a offerte Naissance d’une nation, de David Wark Griffith. Projeté à la Maison Blanche devant le président Woodrow Wilson, ce film fondateur fut le premier blockbuster de l’industrie cinématographique américaine.

La rage couchée sur pellicule

« Je l’ai vu quand j’étais étudiant à NYU [New York University, d’où sont sortis Martin Scorsese, Joel Coen ou Ang Lee], raconte-t-il. Notre professeure a expliqué que Griffith était le père du cinéma, l’inventeur de sa grammaire. Elle ne nous a jamais parlé de la dimension sociale et historique du film, du rôle essentiel qu’il a joué dans la renaissance du Klan, qui a elle-même conduit à des lynchages. J’ai trouvé ça d’autant plus bizarre que, quelques semaines plus tard, on nous a montré Le Triomphe de la volonté [le film de Leni Riefenstahl sur le congrès du parti nazi à Nuremberg]. Là, on nous a dit que c’était du grand cinéma, mais qu’il fallait se souvenir que Riefenstahl était nazie. »

Spike Lee à Brooklyn, le 14 juillet, dans les locaux de 40 Acres & a Mule Filmworks, la société de production qu’il a fondée.

A NYU, Spike Lee couche sa rage sur pellicule. Il réalise The Answer, un court-métrage dans lequel un jeune metteur en scène afro-américain se voit confier un énorme budget pour réaliser le remake de Naissance d’une nation. Naïvement, le protagoniste croit pouvoir se saisir du projet, avant d’être broyé par le système. Aujourd’hui, le réalisateur garde ce coup d’essai « sous clé » et refuse de le montrer. A l’époque, le film avait failli le faire exclure de l’université.

« DE MA VIE, JE NE ME SOUVIENS PAS AVOIR VU CE PAYS AUSSI RACISTE. C’EST LE MÉRITE DE SPIKE LEE D’ATTIRER L’ATTENTION LÀ-DESSUS. » HARRY BELAFONTE, QUI JOUE DANS « BLACKKKLANSMAN »

Dans l’une des plus belles séquences de BlacKKKlansman, Spike Lee fait alterner (le montage parallèle est une figure de style inventée par Griffith) la projection de Naissance d’une nation devant des membres du Klan, exaltés par le discours raciste du film, et le récit d’un lynchage survenu l’année ayant suivi la sortie du film de Griffith, que fait un très vieil homme, incarné par Harry Belafonte. A 91 ans, le militant infatigable est sorti de sa retraite d’acteur pour ce rôle de fiction dans lequel il raconte une histoire vraie, celle de Jesse Washington, 17 ans, pendu et brûlé vif par la foule à Waco, au Texas, le 15 mai 1916.

Dans la grande salle de 40 Acres & a Mule Filmworks, décorée d’affiches de films de Scorsese ou de Kazan dédicacées au maître des lieux, Spike Lee se lève pour aller chercher un livre. Il tient à montrer que les libertés qu’il a prises avec l’histoire de Ron Stallworth avaient un but historique. Il revient avec l’épais Without Sanctuary, qui compile les photos de lynchages, dont celui de Jesse Washington, prises dans les premières décennies du XXe siècle. Ces photos étaient parfois éditées sous forme de cartes postales afin que les participants puissent se vanter de leurs actes auprès de leurs correspondants.

Pour Spike Lee, ces assassinats collectifs, qui ont fait près de 5 000 morts entre 1882 et 1968, n’ont pas vraiment pris fin. Les forces de l’ordre ont remplacé les foules : « Quand on était un esclave en fuite, on vous tirait dans le dos. Ce n’est pas très difficile de faire le lien entre les lynchages et les meurtres injustifiés de Noirs innocents. »

Une vision que partage Harry Belafonte, joint au téléphone. « De ma vie, je ne me souviens pas avoir vu ce pays aussi raciste, affirme l’icône du mouvement pour les droits civiques. C’est le mérite de Spike Lee d’attirer l’attention là-dessus. » C’est la première fois que Belafonte collabore avec le réalisateur. « Peut-être parce que je suis le dernier de ma génération à être encore capable de travailler », dit-il en riant. Mais l’acteur et musicien, compagnon de route de Martin Luther King, tient Lee en haute estime : « Il sait tout du cœur et de l’âme de la communauté noire, plus qu’aucun autre réalisateur. »

« J’AI ÉTÉ STUPÉFAIT, JE L’AI VU DEUX FOIS DE SUITE. C’ÉTAIT LA VOIX LIBRE D’UN HOMME DE MA GÉNÉRATION. IL OSAIT TOURNER EN NOIR ET BLANC ET METTRE DU HIP-HOP SUR LA BANDE ORIGINALE. » ROGER GUENVEUR SMITH, DRAMATURGE ET METTEUR EN SCÈNE

Cette capacité à chroniquer la vie quotidienne de la communauté afro-américaine dans toute sa diversité, loin des clichés des films de gangsters de la « blaxploitation », tout en l’inscrivant dans une perspective historique, a immédiatement distingué Spike Lee des autres cinéastes noirs apparus en même temps que lui, les frères Hughes, Carl Franklin ou Mario Van Peebles.

L’un de ses plus anciens collaborateurs, le comédien, dramaturge et metteur en scène Roger Guenveur Smith (on peut voir, sur Netflix, son Rodney King, monologue filmé par Spike Lee), se souvient avoir vu Nola Darling dans un cinéma de Chicago en 1987 : « J’ai été stupéfait, je l’ai vu deux fois de suite. C’était la voix libre d’un homme de ma génération. Il osait tourner en noir et blanc et mettre du hip-hop sur la bande originale. Il y avait une justesse et aussi une attention aux détails ; par exemple, l’anniversaire de Nola Darling tombait le jour de celui de Malcolm X. » Plus tard, le héros de Jungle Fever habitera à Harlem dans la rue où vécut W.E.B. Du Bois, pionnier de la lutte antiraciste.

La capacité d’invention de l’artiste Spike Lee a été souvent sous-estimée, éclipsée par les engagements et le goût pour la dispute du réalisateur. C’est pourtant un surdoué, et pas seulement en cinéma, comme en témoigne le compositeur Terence Blanchard. Ce dernier raconte que, lors d’une séquence d’enregistrement de la musique de Crooklyn, Spike Lee s’est tourné vers lui et lui a fait remarquer « Les altos sont mal accordés. Pas les cordes, les altos. » « Quand il dit ne rien connaître à la musique, c’est de la foutaise. » Une foutaise un peu œdipienne.

Son père, Bill Lee, était un contrebassiste éminent qui jouait aussi bien avec les grands du jazz, dont Duke Ellington, que pour les stars du rock naissant. On l’entend sur It’s All Over Now, Baby Blue, de Bob Dylan. Spike Lee assure qu’il n’a jamais envisagé de devenir musicien : « J’étais l’aîné, je me rebellais. J’ai hérité de la musique de mon père et du cinéma de ma mère. J’étais son cavalier quand elle voulait aller au cinéma, ce que mon père détestait. »

« Do The Right Thing », film déterminant

En 1987, Spike Lee tourne School Daze, satire acerbe de la vie sur un campus afro-américain. Le cinéaste s’est inspiré de son expérience à Morehouse, l’université d’Atlanta où l’avaient précédé son père et Martin Luther King. Roger Guenveur Smith se présente à un casting de figurants, décroche un petit rôle à l’écran et trouve sa place dans l’équipe que forment autour de Spike Lee le directeur de la photographie Ernest Dickerson, la costumière Ruth Carter et la directrice de casting Robi Reed.

Après avoir dirigé les figurants sur le tournage de School Daze, Guenveur Smith a participé à l’élaboration de Do the Right Thing. Il a conçu et interprété le personnage de Smiley, le ravi du quartier qui vend des photos coloriées montrant la poignée de main entre Martin Luther King et Malcolm X : « Ça a donné à Spike l’occasion de placer les deux citations diamétralement opposées qui concluent le film », l’une de Martin Luther King qui refuse la violence, l’autre de Malcolm qui en admet la nécessité.

Accusé aussi bien de présenter les racistes sous un jour trop sympathique que d’inciter à la guerre civile, Do the Right Thing reste un moment déterminant, pas seulement pour Spike Lee et le cinéma afro-américain. Ce fut l’occasion du premier rendez-vous entre Michelle Robinson et Barack Obama.

Malcolm X à tout prix

Son film suivant, Mo’ Better Blues, inspiré de la carrière chaotique de son père, lui permit de travailler une première fois avec Denzel Washington. En 1991, Jungle Fever, histoire d’amour intercommunautaire entre Wesley Snipes et Annabella Sciorra, divisa encore plus violemment que Do the Right Thing.

Il était temps de s’attaquer à la vie de Malcolm X. Spike Lee avait commencé par prendre publiquement position contre l’intention de la Warner de confier l’adaptation de l’autobiographie du leader assassiné en 1965, recueillie par Alex Haley, au cinéaste blanc et canadien Norman Jewison (Dans la chaleur de la nuit).

Après une entrevue avec Lee dont on rêve d’avoir la retranscription, Jewison céda à la pression du jeune réalisateur et le grand studio confia le scénario écrit par James Baldwin à Spike Lee et le rôle principal à Denzel Washington. « Nous n’avons jamais disposé d’assez d’argent, se souvient le réalisateur. Quand on m’a coupé les vivres [au moment du montage, après que Lee eut dépensé le budget initial], je me suis souvenu de ce qu’avait dit Malcolm. Il parlait toujours de l’autodétermination des Noirs. J’avais déjà remis mon salaire, 1 million de dollars, dans la production. J’ai sollicité des Afro-Américains (Bill Cosby, Oprah Winfrey, Janet Jackson, Michael Jordan…), et c’est comme ça que j’ai terminé le film. »

Il poursuit : « On fait avec ce qu’on a. C’est un article de foi pour les Afro-Américains. Nous sommes arrivés comme esclaves dans ce pays. Il a fallu se débrouiller dans toutes les situations et nous avons produit de grandes œuvres d’art. Je ne parle pas pour moi. »

Spike Lee et l’activiste Al Sharpton manifestent contre les armes à feu, à New York en 2015.

Cette stratégie de la débrouille, Spike Lee l’a mise en œuvre pendant les douze ans d’éclipse qui ont suivi Miracle à Santa Anna. En plus des échecs évoqués plus haut, il a trouvé le temps de réaliser un documentaire sur les séquelles de l’ouragan Katrina, If God Is Willing and da Creek Don’t Rise, et un autre sur Michael Jackson, tout en tournant des courts-métrages sur le sport ou des vidéos musicales. Très tôt, il a perçu la puissance naissante des nouveaux géants du cinéma, les plates-formes de streaming.

Les deux projets qui ont précédé BlacKKKlansman, le long-métrage Chi-Raq et la série She’s Gotta Have It, ont été diffusés respectivement par Amazon et Netflix. Inspiré par la guerre des gangs qui ravage la jeunesse de Chicago, Chi-Raq (contraction de Chicago et Iraq) met en scène une révolte des femmes du ghetto, qui refusent de faire l’amour avec les hommes tant que ceux-ci auront la gâchette aussi facile. Reprenant les personnages de Nola Darling, She’s Gotta Have It (« une idée de ma femme, dit Spike Lee, je n’y aurais jamais pensé tout seul ») en est à sa deuxième saison, et il vient d’en tourner un épisode à Porto Rico.

Avantage accessoire de cette série, elle permet au cinéaste de réparer l’un des rares faux pas de sa carrière dont il endosse la responsabilité : la séquence du viol dans Nola Darling, qui détruisait le personnage de femme indépendante que le film avait fait naître. Il dit n’être plus le même cinéaste que celui d’il y a trente ans. Son héroïne est aujourd’hui une femme parfaitement autonome et son créateur se réjouit publiquement de l’émergence de #metoo et du sort du producteur Harvey Weinstein, qu’il avait souvent pris à partie publiquement.

« JE NE REÇOIS PAS ÉNORMÉMENT DE SCÉNARIOS, CE N’EST PAS À MOI QU’ILS ENVOIENT LES BONS TRUCS. ILS “PRÉSUMENT” QUE ÇA NE ME PLAIRA PAS, C’EST UN MOT QU’IL FAUDRAIT BANNIR, COMME LE TYPE DE LA MAISON BLANCHE. » SPIKE LEE

Si, comme le laisse penser l’accueil cannois, BlacKKKlansman est un succès, Spike Lee devrait être libre de mener à bien n’importe quel projet. D’autant que les Afro-Américains n’ont jamais été en position aussi favorable dans l’industrie cinématographique américaine.

A moins que… « Tous les dix ans, mon téléphone sonne et on me demande : “Spike, tu crois que Hollywood a découvert les Noirs ?”, et ma réponse a toujours été que, si on voulait assister à un retournement sismique, ce ne serait pas à la suite de la victoire d’un Afro-Américain aux Oscars. Ce sera parce que des gens de couleur accèdent aux positions de pouvoir qui en feront les gardiens du royaume. » Le succès de Black Panther lui fait entrevoir ce moment. « Ce film a détruit les mythes sur la viabilité internationale des films noirs », estime-t-il.

Il n’est pourtant pas sûr d’en profiter. Spike Lee se refuse à confirmer la rumeur selon laquelle Sony (un studio avec lequel il n’a pas toujours eu des rapports idylliques) lui confierait le scénario d’un film Marvel, Nightwatch. « Je ne reçois pas énormément de scénarios, en tout cas pas des studios, ce n’est pas à moi qu’ils envoient les bons trucs, dit-il en souriant. Ils “présument” que ça ne me plaira pas, c’est un mot qu’il faudrait bannir, comme le type de la Maison Blanche. »

Avant de partir en week-end pour le 4-Juillet, il a conclu l’entretien sur une note prophétique, et un hommage à un cinéaste avec lequel on ne lui aurait pas forcément trouvé des affinités, Peter Weir. Spike Lee rappelle qu’à Cannes on lui a demandé s’il estimait que l’humanité avait progressé depuis son premier long-métrage. « J’ai bien réfléchi et j’ai trouvé une réponse cinématographique : tout dépend de ce qui se passera dans les mois qui viennent. Et ce sera l’année de tous les dangers. »