Les violences policières dissipent le mythe d’une société postraciale aux Etats-Unis
Le 20 novembre 2014, Akai Gurley a rejoint Michael Brown sur la liste des Noirs tués, aux Etats-Unis, par des policiers blancs. Les jours suivants, des milliers de citoyens ont manifesté contre ces crimes impunis, ravivant le débat sur l’équité de la justice. Pour seule réponse, M. Barack Obama leur a demandé d’être « persévérants », au prétexte que « les choses vont mieux » qu’avant. Les Afro-Américains semblent parfois en douter…
Deux vagues de protestations violentes ont secoué Ferguson, dans le Missouri, au cours des cinq derniers mois. Une première en août, quand la mort de Michael Brown, un Afro-Américain de 18 ans tué par un policier, blanc comme l’écrasante majorité des policiers de la ville, a embrasé cette banlieue majoritairement noire. Une seconde en novembre, après la décision d’un jury populaire de ne pas poursuivre l’auteur des coups de feu, M. Darren Wilson. Le mouvement s’est alors étendu à l’ensemble du pays, de San Francisco à New York en passant par Chicago, Seattle, Los Angeles et une multitude de petites villes. Voitures en flammes, pillages nocturnes, policiers blancs montés sur des véhicules blindés faisant face à des manifestants noirs désarmés : les images de cette révolte urbaine ont fait le tour du monde, écorchant le mythe de l’« Amérique postraciale » qu’aurait fait naître l’arrivée de M. Barack Obama à la Maison Blanche en janvier 2009.
Le meurtre d’un jeune Noir par un policier blanc n’a pourtant rien d’extraordinaire aux Etats-Unis. En 2013, selon le Federal Bureau of Investigation (FBI), un quart des quatre cent soixante et un « homicides justifiés » commis par la police, soit un tous les trois jours, ont eu pour victime un Afro-Américain. Or les Noirs ne représentent que 12 % de la population totale américaine. La disproportion est encore plus flagrante en prison, où ils constituent 38 % des deux millions deux cent mille détenus. Ce chiffre traduit à la fois leur fragilisation socio-économique et la propension des policiers à contrôler prioritairement des Afro-Américains.
L’égalité de droits entre les citoyens, établie dans les années 1960, puis l’émergence d’une classe moyenne noire et l’élection d’un président afro-américain n’y ont rien changé : les Etats-Unis demeurent traversés par des clivages raciaux. Tous les indicateurs le confirment. La grande récession de 2008-2009 a eu pour effet de creuser les inégalités raciales. Parce qu’ils étaient plus visés que les Blancs par les vendeurs de crédits subprime, les Afro-Américains et les Hispaniques ont été plus souvent victimes de saisies immobilières. Plus précaires, ils ont également été plus exposés à l’augmentation du chômage. Ainsi, selon les données du Bureau of Labor Statistics, 5,4 % des Blancs étaient sans emploi en août 2014, contre 11,4 % des Afro-Américains. En 2012, le revenu moyen des ménages blancs s’élevait à 57 009 dollars, celui des ménages noirs à 33 321 dollars.
La ségrégation résidentielle n’a pas non plus diminué. Au cours des quarante dernières années, explique le sociologue Robert J. Sampson au sujet de Chicago, « aucun quartier majoritairement noir n’est devenu majoritairement blanc », contrairement à un tiers des quartiers blancs, qui sont devenus majoritairement noirs (1). Ce constat se vérifie à l’échelle du pays. Entre 1990 et 2000, « des milliers de quartiers à dominante blanche sont devenus des lieux habités principalement par des Afro-Américains. Mais sur environ soixante-cinq mille quartiers à dominante noire, seuls une dizaine sont devenus des secteurs à population blanche majoritaire. Ainsi, d’une manière générale, la stratification raciale est profondément stable », explique le sociologue. Cette stratification se répercute sur les relations sociales, puisque la plupart des Américains blancs déclarent n’avoir aucun ami noir, à la différence des Afro-Américains, qui, eux, déclarent avoir des amis blancs (2).
Aumône ou réparation ?
Pourtant, les années 1960 avaient laissé présager un scénario différent. Après plusieurs décennies de protestations, le mouvement des droits civiques obtint l’adoption d’une série de mesures décisives. La loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) de 1964 instaura la mixité raciale dans tous les lieux publics et permit l’adoption de mesures dites de « discrimination positive » (affirmative action). En 1965, la loi sur le droit de vote (Voting Rights Act) dota le ministère de la justice d’un pouvoir de contrôle accru sur les procédures de vote et d’inscription sur les listes électorales dans les cinquante Etats du pays. Tout changement devait désormais être approuvé par le gouvernement fédéral, garant de l’égalité. Les lois sur l’éducation (Higher Education Act et Elementary and Secondary Education Act) de 1965 permirent l’octroi de subventions exceptionnelles aux établissements les plus pauvres, majoritairement fréquentés par des Afro-Américains, tandis que le système de transport scolaire fut réformé pour permettre aux enfants noirs d’être scolarisés loin de leur école d’affectation naturelle et favoriser ainsi la mixité raciale. Ces mesures de discrimination positive n’étaient pas conçues comme une forme d’aumône à l’égard des minorités, mais comme un système de réparation pour les injustices historiques que celles-ci avaient subies.
Ces réformes n’ont pu aboutir qu’au prix d’une longue bataille politique entre les défenseurs des droits civiques et leurs opposants. Si le premier groupe était surtout composé de démocrates et le second de républicains, la frontière était cependant loin d’être hermétique : chaque coalition incluait des membres des deux partis. Ainsi, à l’image du sénateur de Caroline du Sud Strom Thurmond, des démocrates conservateurs, surtout élus dans le sud du pays, se retrouvaient alliés à des républicains pour défendre la ségrégation. A l’inverse, des républicains progressistes, comme le gouverneur de l’Etat de New York Nelson Rockefeller, affrontaient leur propre parti pour promouvoir une plus grande égalité raciale.
Depuis l’adoption des lois sur les droits civiques, les lignes de faille de la politique américaine se sont déplacées. La question des inégalités raciales fait l’objet de deux approches antagonistes, qui recoupent exactement les contours des partis. Aux yeux des démocrates, seules des politiques volontaristes, qui prennent en compte spécifiquement la dimension raciale, peuvent combler ces disparités. Cette idée est partagée par une multitude d’associations de défense des minorités, de syndicats, mais aussi de grandes entreprises qui valorisent la mixité de leurs salariés. A la Cour suprême, la juge Sonia Sotomayor (nommée par M. Obama) plaide par exemple pour des politiques en matière d’emploi, d’éducation, de logement, etc., qui prennent en compte l’appartenance raciale.
Sans nier les discriminations qui frappent les Noirs, les républicains considèrent que les lois sur les droits civiques ont rendu inutile toute intervention spécifique de l’Etat en faveur des minorités. L’égalité des chances étant assurée, il s’agirait désormais d’un combat individuel, et non collectif. Au moment de signer, en novembre 1983, une loi instaurant un nouveau jour férié en hommage à Martin Luther King — loi qu’il avait âprement combattue —, le président Ronald Reagan paraphrasa le célèbre pasteur : il faut « juger un homme sur sa personnalité, pas sur sa couleur de peau ». Ce principe, qui fait de l’individu la source de la réussite et nie le pesant héritage des décennies de ségrégation, se trouve au fondement de la coalition des partisans de politiques « indifférentes à la couleur de peau ».
M. Obama tance les manifestants
Cette coalition n’a cessé de gagner du terrain depuis trente ans, en particulier au sein de la Cour suprême, où elle rassemble désormais cinq des neufs juges. Les décisions rendues ces dernières années s’en ressentent. En juin 2009, l’arrêt « Ricci v. DeStefano » donna raison aux dix-neuf pompiers (dix-sept Blancs et deux Hispaniques) qui se plaignaient de ne pas avoir été promus à cause des mesures de discrimination positive en faveur des Noirs. En juin 2013, l’arrêt « Shelby County v. Holder » invalida l’article 5 de la loi sur le droit de vote de 1965 qui obligeait les Etats à obtenir l’approbation du gouvernement fédéral avant de modifier leur code électoral (3). La discrimination positive dans les universités fait également l’objet d’une attaque en règle. En juin 2013, la Cour suprême a tranché dans le sens de Mme Abigail Fisher, une étudiante blanche qui se plaignait d’avoir été refusée par l’université du Texas alors que des candidats moins qualifiés qu’elle, mais appartenant à une minorité, avaient été admis. Le déclin de l’affirmative action (4) a eu un effet négatif sur la condition des Afro-Américains. En 2010, 74 % des enfants noirs étaient inscrits dans une école majoritairement fréquentée par des élèves noirs. Un taux comparable à celui de 1968 (77 %) et largement supérieur à celui de 1980 (62 %).
Quand il était candidat à la Maison Blanche en 2008, M. Obama s’exprima plusieurs fois sur les problèmes raciaux. A Philadelphie, lors d’un discours très remarqué, il plaida notamment pour un « système de justice pénale équitable ». Il appela les Noirs à fondre leurs revendications dans « les aspirations plus larges de tous les Américains » et les Blancs à prendre en compte « l’héritage de la ségrégation et ses persistances, moins manifestes que par le passé, mais néanmoins réelles ». Beaucoup ont alors cru que, s’il était élu, M. Obama mettrait en œuvre des mesures pour améliorer le sort des minorités.
Pourtant, depuis six ans qu’il occupe le bureau Ovale, le président évite soigneusement d’aborder cette question, de peur d’être accusé par ses détracteurs d’avantager sa propre communauté. Une des rares exceptions à ce silence fut le « sommet de la bière » qui se tint à la Maison Blanche en juillet 2009. M. Obama invita alors l’universitaire afro-américain Henry Louis Gates et le sergent blanc James Crowley pour deviser sur les discriminations raciales. Soupçonné de commettre un cambriolage alors qu’il ne faisait que rentrer chez lui, le premier avait été arrêté sans ménagement par le second…
En février 2012, la mort de Trayvon Martin, un Afro-Américain de 17 ans tué par un Latino-Américain qui organisait des rondes de surveillance dans son quartier, poussa M. Obama à s’exprimer une nouvelle fois. « Quand Trayvon Martin a été tué, j’ai dit qu’il aurait pu être mon fils. Autrement dit, Trayvon Martin, ç’aurait pu être moi il y a trente-cinq ans. (…) Rares sont les Afro-Américains qui n’ont pas fait l’expérience d’être suivis quand ils font des courses dans un grand magasin. Moi aussi, j’ai connu ça. (…) Rares sont les Afro-Américains qui n’ont pas fait l’expérience de prendre l’ascenseur et de voir une femme serrer son porte-monnaie nerveusement et retenir sa respiration jusqu’à ce qu’elle puisse sortir », expliqua-t-il avec émotion.
Le président s’est montré nettement moins lyrique après la mort de Brown en août dernier. Il a refusé de se rendre sur place, alors que les manifestants l’y invitaient, et s’est contenté de déclarations prudentes, affirmant attendre les conclusions du ministère de la justice. Après la décision du jury populaire, il a même condamné la violence des protestataires. « Brûler des bâtiments, mettre le feu à des voitures, détruire des biens, mettre en danger des gens : il n’y a aucune excuse à cela, ce sont des actes criminels. Je n’ai aucune sympathie pour ceux qui détruisent leur propre communauté », déclara-t-il sans proposer de réponse politique à la crise qui frappait son pays.
Loin d’avoir apaisé les clivages raciaux, la présidence Obama a peut-être même contribué à les exacerber. Le politiste Michael Tesler a étudié l’évolution des enquêtes d’opinion depuis 2008. Il a montré que, sur de nombreux sujets (la réforme de la santé, la nomination de Mme Sotomayor à la Cour suprême, les impôts…), l’opinion des Américains est déterminée par leur perception de M. Obama, elle-même façonnée par sa couleur de peau (5).
Par exemple, en mars 2012, une enquête réalisée dans le Maryland montrait que 56 % des Afro-Américains de l’Etat s’opposaient à l’adoption d’une loi autorisant le mariage homosexuel, contre 39 % qui la soutenaient. Le mois suivant, le président s’est prononcé en faveur de cette loi et, en mai, un nouveau sondage a été réalisé. Les résultats s’étaient inversés : 55 % des Afro-Américains du Maryland déclaraient soutenir le mariage homosexuel et 36 % s’y opposer. Parallèlement, le taux d’approbation chez les Blancs avait diminué (6). Ainsi, affirme le politiste, l’élection de M. Obama a contribué à donner une connotation raciale à des sujets qui en étaient jusque-là dépourvus.
La polarisation des partis politiques et de l’électorat rend hautement improbable le retour à un programme ambitieux de lutte contre la ségrégation et la discrimination raciales. Les avancées des années 1965-1975 s’appuyaient sur une certaine collaboration entre les deux grands partis politiques et reposaient sur le volontarisme de l’Etat. Les républicains, qui rejettent désormais toute intervention de l’Etat, occupent la majorité des sièges de gouverneur (vingt-huit sur cinquante) et dominent la plupart des assemblées d’Etat ainsi que les deux Chambres du Congrès fédéral. Ils peuvent ainsi bloquer toute mesure susceptible de favoriser spécifiquement les minorités. Dans ce contexte, seules des mesures locales, adoptées au coup par coup, semblent aujourd’hui possibles. A New York, le maire Bill de Blasio s’est lancé dans la construction de logements sociaux dont l’attribution devrait favoriser la mixité raciale. A Minneapolis, un astucieux redécoupage des districts scolaires a permis de diminuer la ségrégation dans les écoles.
Les manifestations suscitées par la mort de Brown montrent que ce type de mesures ne suffit pas, mais aussi qu’il existe les bases d’un mouvement politique favorable à une réforme radicale de l’ordre racial américain.
Desmond King