Finement préparée, la sortie de ” Soumission “, sixième roman de l’écrivain, déclenche la polémique
Pour ? Contre ? Avant même sa sortie en librairie, mercredi 7 janvier, Soumission (Flammarion, 320 pages, 21 euros), le sixième roman de Michel Houellebecq, affole le début d’année 2015 et s’impose comme un événement autant politique que littéraire. Pas seulement parce que, précédé de sa réputation, il draine son potentiel de polémiques et ses promesses commerciales : après un premier tirage à 150 000 exemplaires et une mise en place de 128 000 livres, un retirage était déjà en cours, mercredi 7 janvier, et le roman se trouvait déjà à la première place des ventes de littérature sur Amazon. Non. Les passions viennent d’ailleurs.
Mauvais Houellebecq ou bon Houellebecq ? Nihilisme irresponsable ou simple satire littéraire ? Le roman, qui met en scène une république islamique en France et interroge la question identitaire, crispe et divise (du moins les journalistes et quelques intellectuels, seuls à avoir déjà lu le livre), créant d’ores et déjà une de ces controverses dont raffole la France.
Une querelle violente qui encourage les anathèmes et suscite, de chaque côté, des jugements tranchés, venant au passage bousculer le calendrier de Flammarion, sa maison d’édition, et obligeant les médias à avancer la parution de leurs entretiens ” exclusifs “. ” Ce livre m’a foutu la gerbe “, a lâché l’animateur de ” La Nouvelle Edition ” (Canal+), Ali Baddou. ” Recevons Céline, sans problème ! “, s’est indigné Edwy Plenel, auteur de Pour les musulmans (La Découverte), en dénonçant tous ceux qui donnent la parole à cet ” auteur islamophobe “. La tension est telle qu’elle affleure même physiquement : mardi soir, sur le plateau de ” C à vous ” (France 5), le journaliste Patrick Cohen a un temps quitté la table où il recevait le patron de Mediapart.
Avant même toute critique, l’intrigue dérangeante de Soumission, adressée le 15 décembre 2014 à la presse, a roulé sur les réseaux sociaux. L’auteur imagine l’avènement, en 2022, d’une république islamique, fruit d’une l’alliance, au second tour de l’élection présidentielle, entre les centristes et un certain parti, la Fraternité musulmane. Tout cela sans résistance, comme le suggère le titre du roman. François, héros houellebecquien en diable, apathique et démissionnaire qui ne s’épanouit sexuellement que lorsque la femme est soumise, est un dix-neuvièmiste spécialiste de Huysmans. Il perd sa chaire. Après avoir tenté de se convertir au catholicisme, lors d’un pèlerinage auprès de la Vierge noire, il finit par se convertir à l’islam, davantage par faiblesse, opportunisme et ambition que par foi. ” Fable politique et morale “, avait insisté sur la couverture l’éditrice Teresa Cremisi. Mardi, au ” 20 heures ” deFrance 2, Michel Houellebecq a pourtant parlé de ” vraie possibilité “, et, dans un entretien à L’Obs, de ” «politique-fiction», une fiction plausible “.
Artiste total
Tout est en place pour faire de ce livre un événement et le roman des ” premières fois “. Un leak (” une fuite “) sur Internet a d’ailleurs permis la lecture du livre en téléchargement illégal, une première dans l’édition française. Rarissime, aussi, qu’un écrivain soit invité au ” 20 heures ” pour évoquer son roman – sans qu’il s’agisse d’un Prix Nobel, comme Patrick Modiano, ou d’un Goncourt, comme Michel Houellebecq, déjà, lorsqu’il avait été couronné en 2010 pour La carte et le territoire. ” Au-delà de la polémique, Michel Houellebecq est une star de la littérature “, rappelle l’éditeur Olivier Cohen.
C’est aussi ce qui explique l’ampleur de la polémique. Houellebecq est devenu une icône fin de siècle pour nouveau millénaire. Un moche, un déprimé, un alcoolique, un exilé fiscal, un sans-dents, bref, un précipité de son époque. Sur le petit écran, sa cigarette qu’il tient entre le majeur et l’annulaire, et sa mèche pendouillante en ont fait un personnage familier. il bredouille comme un Gainsbarre, gardant la provocation pour ses livres, toujours flegmatique et passe murailles sur les plateaux. Telle une vedette, il ases fans et ses groupies. Il est surtout devenu un artiste total, se produisant sur les scènes rock, ou volant la vedette à son ami Frédéric Beigbeder lors de son mariage.
Dans la seule année 2014, l’écrivain s’est montré tour à tour parolier de Jean-Louis Aubert (Les Parages du vide, dix-sept textes tirés d’un de ses recueils de poèmes), acteur dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, un téléfilm de Guillaume Nicloux diffusé en août sur Arte, puis dans Near Death Experience, de Benoît Delépine et Gustave Kervern. Mais aussi photographe : Before Landing, une expo de ses clichés, se tient jusqu’au 31 janvier à Paris, tandis que Les Particules élémentaires sont adaptées au théâtre par Julien Gosselin, et que Plateforme va devenir une bande dessinée pour adultes. Quant à Soumission, il sera traduit le 15 janvier en Italie, et le 18 en Allemagne. ” Il est l’un des rares auteurs lus à l’étranger “, rappelle le journaliste Sylvain Bourmeau, qui l’a interrogé le 19 décembre pour le quotidien allemand Die Welt, la revue littéraire américaine The Paris Review Daily et le site Mediapart. Le plus traduit aussi. Depuis bientôt cinq ans, son public, en France et à l’étranger, attendait son nouveau roman.
Sa prophétie sur la France à venir paraît dans un contexte particulier, incandescent, qui le porte et le dépasse à la fois. Soumission succède au Suicide français du journaliste Eric Zemmour qui, dans un entretien au Corriere della Serra, a envisagé l’hypothèse de la déportation des 5 millions de musulmans français.La résurgence des thèses identitaires, la popularité croissante des mouvements extrémistes en Europe, sans compter les manifestations ” contre l’islamisation de la société ” qui se multiplient ces derniers jours en Allemagne, peuvent porter en triomphe ce roman d’anticipation, mais attisent aussi les critiques. ” Je ne vois pas un roman qui ait changé le cours de l’Histoire, s’est défendu Houellebecq sur France 2. Ouchangé des intentions de vote. ”
Déjà, en 1998, la sortie des Particules élémentaires s’était transformée en ” affaire Houellebecq “. A nouveau, des logiques politiques, parfois souterraines, qui n’ont pas toujours à voir avec la littérature, semblent venir parasiter postures et avis portés sur le livre. A nouveau, on s’interroge sur le dessein politique de Houellebecq, la valeur prophétique de Soumission, ou la manière qu’il a de parler d’islam ” modéré ” alors que, dans le roman, les femmes, voilées, sont invitées à ne pas travailler, et la polygamie autorisée.
” Une invention, pas une réalité ”
” Probablement, c’est mon talent qui a rendu impossible de faire de moi un ennemi possible, s’amuse Houellebecq dans L’Obs. Je ne corresponds pas à l’ennemi classique. ” L’écrivain brouille les lignes, ralliant parfois des soutiens à front renversé (le très catholique patron de La Procure), ou perdant ses fans de la première heure, comme Sylvain Bourmeau, qui parle dans son blog de Mediapart d’un ” suicide littéraire français “. Houellebecq n’est ni un ” facho “, ni un ” Zemmour chic “, ni un ” islamophobe “, comme le dit la gauche, assure Bernard Henri-Lévy, qui s’est promené dans cette nouvelle carte du Tendre pour sa revue La Règle du jeu et a écrit un livre de correspondances avec le romancier (Ennemis publics, Flammarion/Grasset). Mais il ne représente pas non plus, comme s’en réjouit la droite, ” la revanche de Renaud Camus ” (théoricien du ” grand remplacement “), ni ” le grand retour du Céline censuré par les bien-pensants “, écrit le philosophe. ” Soumission est un roman et une invention, pas une réalité. ”
Le seul qui tente de rester calme, dans ce maelström, c’est peut-être le président de la République. ” La littérature, c’est la liberté “, a déclaré François Hollande sur France Inter, lundi, après avoir travaillé le sujet avec ses conseillers. Enfermé dans son appartement, dans une tour du XIIIe arrondissement de Paris, Michel Houellebecq essaie aussi de garder son sang-froid. ” Je ne peux pas me permettre de m’énerver “, a-t-il expliqué à son éditrice. ” N’oublions pas que Michel est un stratège, un ex-ingénieur informatique qui sait comment fonctionnent les réseaux, rappelleRaphaël Sorin, qui a édité Les Particules élémentaires.Après le Goncourt, il pouvait revenir à ses obsessions, se permettre de diviser à nouveau. ” SylvainBourmeau, à l’inverse, juge ” qu’il y a deux erreurs à ne pas commettre : penser que Houellebecq est un provocateur, ou qu’il est un tacticien avide de marketing et de plans médias “. Pour, contre, encore…
Ariane Chemin