Le Guggenheim Abou Dhabi, le musée d’art moderne de Doha, le centre Yarat à Bakou… L’art ne fait-il plus peur aux dictateurs ? Les émirats du Golfe et l’Azerbaïdjan ont fait de la culture un instrument de politique extérieure. Et rares sont les artistes à résister aux ponts d’or qui leur sont offerts. Quitte à se soumettre à la censure.
Je suis désolée, ils ont changé d’avis, ils ne veulent plus vous parler. ” L’attachée de presse du musée Guggenheim Abou Dhabi se confond en excuses. ” Ils ” – comprenez les autorités émiriennes – avaient pourtant bien accepté un entretien. ” Ils ” n’ont pas plus donné suite à nos sollicitations alors qu’une femme émissaire du musée participait à une table ronde organisée par le think tank Thinkers & Doers, en janvier, à l’Institut du monde arabe, à Paris. Comme les Emirats arabes unis, le Qatar s’est tout autant dérobé à nos demandes. Ces pays ont beau avoir fait de l’art contemporain un vecteur de communication, celle-ci est contrôlée à la virgule près. Pas question, donc, d’aider une journaliste à instruire un sujet aussi ” tendancieux ” que celui qui nous amène : l’actuel engouement de certains régimes autocrates – ceux de la péninsule Arabique ou du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan – pour l’art contemporain.
Hormis la langue de bois ou l’esquive, ces contrées ont un point commun : leurs ressources en hydrocarbures s’amenuisent. Pour asseoir leur puissance, elles misent sur le ” soft power ” culturel. Pour cela, elles doivent s’acheter une légitimité, se distinguer aux yeux de l’opinion internationale. L’enjeu est aussi souvent local : il faut exister par rapport à d’encombrants voisins, telle l’Arabie saoudite, dont l’université islamique rayonne sur tout le monde musulman, et Dubaï, laboratoire de la modernité arabe et carrefour commercial autrement plus libéral. ” Il s’agit d’une politique de visibilité pour conjurer leur effacement, résume le politologue et spécialiste du monde arabe Gilles Kepel. Tous les Etats du Golfe ont une inquiétude existentielle. Le traumatisme de la situation du Koweït entre août 1990 et janvier 1991, avec la guerre du Golfe, les hante. Construire un musée, développer le marché de l’art, tout cela relève de l'”image de marque”, au même titre qu’organiser la Coupe du monde en 2022 ou accueillir des circuits de Formule 1. “ Leur carte maîtresse ? Des trentenaires avenantes éduquées à l’étranger. Ambassadrice du Qatar auprès de la planète ” arty “, Cheikha Al-Mayassa Bin Khalifa Al-Thani, soeur de l’émir actuel, figure désormais dans les listes des personnalités les plus influentes publiées par les magazines Art+Auction ou Art Review. Cette jeune femme formée à l’université de Duke, en Caroline du Nord, et à Sciences Po Paris, a gagné ses galons en invitant des stars occidentales telles que Takashi Murakami ou Damien Hirst à exposer à Doha.Sacoche râpée d’adolescente à l’épaule et baskets aux pieds, Cheikha Hoor Al-Qasimi est la fille de l’émir de Chardja – l’un des Emirats arabes unis. Parlant couramment le japonais et le chinois, elle-même artiste, elle a fait souffler un vent de modernité sur la Biennale d’art contemporain créée en 1993 dans cet émirat. Lors de la table ronde organisée à l’Institut du monde arabe, les représentants d’Abou Dhabi avaient eux aussi savamment orchestré leur présence : trois femmes étaient là pour présenter les projets de musées qui seront érigés sur l’île de Saadiyat à partir de 2016. Au centre de la troïka, tenue griffée Issey Miyake, rouge à lèvres carmin, Cheikha Maisa Al-Qassimi, porte-parole du Guggenheim Abou Dhabi. La seule du trio à ne pas porter de foulard. Son discours était émaillé d’expressions visiblement destinées à un public occidental : “ espace civique “, ” pont entre les religions “, ” échange d’idées “, ” diversité “… N’ayez pas le mauvais goût de briser cette rhétorique bien huilée en évoquant la censure dans un pays où toute critique envers le modèle économique ou politique est passible de prison. La langue de bois grince : ” Nous ne sommes pas dans l’exclusion. “ Fin de l’aparté.Fatalement, la liberté dont se prévaut l’art contemporain entre en collision avec l’essence de ces régimes autocrates, comme si ces derniers jouaient à se faire peur. En 2011, une exposition brillante, ” Tea with Nefertiti “, organisée à Doha par Till Fellrath et Sam Bardaouil, est venue les chatouiller sur la question de la perception de l’oeuvre d’art et de ses instrumentalisations possibles. Avec beaucoup de finesse, l’exposition tendait un miroir aux revendications et paradoxes du monde arabe. Mais peut-être était-elle trop pointue pour risquer de froisser. En revanche, comment le Qatar, qui accueille sur son territoire le Hamas et les Frères musulmans, peut-il dans le même temps célébrer en grande pompe les artistes Adel Abdessemed et Damien Hirst, qui usent volontiers du choc et du scandale ? ” En cloisonnant, répond Alexandre Kazerouni, chercheur à Sciences Po Paris. Ces pays ont une grande capacité à isoler les plateformes de l’art contemporain de leurs propres sociétés et de leurs contextes. “ L’isolement est d’abord géographique : les nouveaux musées d’art contemporain ne sont pas érigés en centre-ville mais à la lisière d’un campus universitaire pour le musée d’ar,t moderne (Mathaf) de Doha, ou sur l’île de Saadiyat pour le Guggenheim Abou Dhabi. Des lieux faiblement fréquentés par les populations locales.Les équipes recrutées sont aussi rarement du cru. Ce n’est pas que le goût pour l’art soit récent dans ces pays : Chardja possède ainsi une forte tradition culturelle développée dès les années 1980. Mais son expression n’était sans doute pas conforme aux grilles de lecture occidentale. ” Les personnels spécialisés qui existaient déjà n’ont pas été employés pour les nouveaux projets, observe Alexandre Kazerouni. Il fallait se déconnecter des populations locales pour se mettre au diapason des attentes occidentales. “ Cheikha Hoor le confirme en substance : ” Quand j’ai découvert la Documenta de Cassel, je me suis dit : “Mais pourquoi la Biennale de Chardja n’est-elle pas de ce niveau ?” Je voulais les mêmes standards de qualité. Ce n’était pas simple, on m’a beaucoup critiquée. “ La diatribe a surtout fusé lors de l’édition de 2011. Une installation de l’écrivain algérien Mustafa Benfodil, jugée blasphématoire en raison d’inscriptions sexuelles, a aussitôt été retirée d’une place publique. ” Les gens se sont plaints, se souvient Cheikha Hoor. Nous n’avions pas écouté notre public comme nous l’aurions dû. “ La voix de la jeune princesse a beau être douce, ses manières policées, la réaction des autorités, elle, fut cinglante : le directeur de la Biennale de Chardja, Jack Persekian a été limogé en à peine douze heures. Les contradictions sont encore plus aiguës en Arabie saoudite, où les artistes les plus radicaux tels qu’Ahmed Mater viennent d’Assir, la province qui produit aussi des bataillons d’islamistes radicaux. Aussi le festival d’art 21,39 lancé depuis deux ans à Djedda sous le patronage de la princesse Jawaher bint Majid Al-Saud a-t-il un mot d’ordre : ne choquer personne. ” Il y a des mots clés qu’il ne faut pas utiliser. La pression est telle que les artistes deviennent des génies de la communication “, constate la Tunisienne Lina Lazar, qui, avait orchestré en 2014 le festival d’art Jaou, à Djedda. Une performance un tantinet trop critique – Dieu sait pourtant comme les artistes locaux manient l’ellipse et la litote – peut se solder par une descente de la police religieuse. Dans des contextes aussi asphyxiants, la position des chantres de l’art contemporain est forcément funambule. Elle n’est pas plus aisée dans les autocraties laïques. Nièce de Mehriban Aliyeva, l’épouse du président Ilham Aliev, qui dirige d’une main de fer l’Azerbaïdjan, Aida Mahmudova a lancé, en 2011, le centre d’art Yarat à Bakou. Une première salutaire dans un pays où l’art était réduit à un bric-à-brac sans nom exposé dans le musée local d’art moderne. Toute la gageure pour Yarat est de garder une distance avec le gouvernement. Pas simple quand l’Etat met gratuitement à disposition ses nouveaux locaux dans une ancienne base navale soviétique. Aussi Yarat consent-il à quelques compromis : l’une des filles du président, Leyla Aliyeva, figure dans le panel des artistes défendus par le centre d’art… L’exposition de Shirin Neshat, qui inaugure les nouveaux espaces, n’est pas non plus dénuée d’ambiguïté. A la centaine d’Azéris de tous âges dont les portraits sont exposés, l’artiste iranienne a posé quatre questions : que signifie pour vous la maison ? Si vous deviez donner une image de l’Azerbaïdjan, quelle serait-elle ? Qu’est-ce qui vous rend fier d’être azéri ? Quelle est votre célébration favorite ? Les réponses inscrites sur les murs semblent échappées d’un hymne national… ” Partout dans le monde, depuis la Renaissance, la culture est le fait du prince. Aida ne peut modifier les choses que de l’intérieur “, défend un proche. ” Je ne peux pas changer les préjugés à notre encontre, soupire pour sa part l’intéressée. Je mets plus d’effort à développer Yarat qu’à tenter de changer les idées que les gens se font. Ceux qui veulent nous juger jugeront. “ Malgré quelques accommodements, Yarat ose aussi intégrer des artistes critiques comme Sitara Ibrahimova, dont le travail explore des sujets hautement sensibles comme les réfugiés dans le Haut-Karabakh, province disputée à l’Arménie ou l’avortement sélectif en Azerbaïdjan.L’art contemporain serait-il la jolie façade dressée devant les yeux de l’Occident pour mieux détourner les regards des problèmes moins voyants comme les expropriations forcées à Bakou, ou les conditions de travail déplorables des ouvriers sur les chantiers à Abou Dhabi ? Formé en 2011, le collectif d’artistes Gulf Labor alerte régulièrement le monde de l’art des dérives émiriennes : salaires non versés, passeports confisqués, expulsions arbitraires… L’un de ses membres, l’artiste libanais Walid Raad refuse ainsi de vendre ses oeuvres au Guggenheim Abou Dhabi. Mais il a accepté une commande du Mathaf, le musée d’art moderne arabe de Doha. Les immigrés employés ne sont pourtant pas mieux traités sur les chantiers du Mondial de foot qui se tiendra au Qatar en 2022… ” Si on refuse tous les pays où la liberté d’expression est en péril, où les conditions de vie ne sont pas optimales, on doit faire une croix sur un bon nombre d’endroits “, se justifie, pragmatique, un galeriste.De fait, rares sont les artistes ou galeries à refuser la manne des régimes autoritaires. En 2013, l’artiste russe Petro Wodkins a piégé de grosses enseignes londoniennes en se faisant passer pour Petr Fomin, prétendument conseiller du dictateur tadjik Emomalii Rahmon. A chaque appel, il a servi le même pitch : le président a plusieurs millions de dollars à investir dans l’art contemporain. Mais les opérations doivent se conclure à partir de comptes offshore. Surtout, son nom ne doit apparaître sur aucune facture : le pays est l’une des républiques les plus pauvres de l’ex-bloc soviétique. Ses libéralités y seraient mal vues. La proposition – indécente – n’a fait tiquer aucune des galeries contactées.Chez les potentats, l’argent coule il est vrai à flots. A lui seul, le Qatar s’est offert coup sur coup une toile de Gauguin à 300 millions de dollars et un Cézanne à 250 millions. Damien Hirst aurait empoché 20 millions de dollars pour installer quatorze foetus géants devant un hôpital de Doha. D’après le site Bloomberg, le pays débourse annuellement plus d’un milliard de dollars pour des projets culturels, sans compter les sommes que la famille Al-Thani dépense à titre privé. Aussi le sculpteur Richard Serra ne s’est-il pas fait prier lorsque le Qatar lui a proposé en 2011 d’y ériger une importante sculpture. L’artiste américain le reconnaît à demi-mot : à ce niveau de prix les commanditaires se font rares. ” C’était une grande opportunité de mener ce projet et d’avoir une interlocutrice très intelligente et éduquée comme Cheikha Al-Mayassa, confiait-il en 2011. Un soir pendant l’installation, l’émir, Cheikha Moza et Cheikha Al-Mayassa sont venus sur le chantier et ont grimpé sur les échafaudages pour mieux appréhender la sculpture. Vous imaginez un président américain rendre visite à un artiste pendant un montage ? ” Qu’importe, alors, la liberté d’expression, en rade dans ces Monaco du Golfe ? ” Si on refuse d’y aller sous prétexte que la démocratie n’est pas totale, on n’aide pas le pays à s’ouvrir, réplique Lorenzo Fiaschi, de la galerie Continua, qui participe aux foires d’art organisées à Dubaï et Abou Dhabi. Ce n’est pas en les pointant du doigt que les choses vont changer. ” Qu’importe, encore, le financement supposé d’organisations terroristes islamistes par des Qataris ? ” En 2009 quand je me suis rendu pour la première fois au Qatar, on ne parlait pas de tout ça “, botte en touche l’artiste chinois Yan Pei-Ming, qui y a exposé 150 portraits de dignitaires arabes. Et d’ajouter : ” J’ai fait un projet digne et j’ai pu m’exprimer librement. J’ai cru que mon projet pourrait leur déplaire parce qu’il y avait aussi des dictateurs dans le lot, mais je n’ai pas été censuré. “ Yan Pei-Ming fut plus chanceux que Damien Hirst, dont les foetus trop sexués sont depuis recouverts de voiles pudiques. Le couperet fut plus cruel pour le poète qatari Mohamed Al-Ajami alias Ibn Al-Dhib, condamné en 2013 à quinze ans de prison pour avoir écrit un poème inspiré du ” printemps arabe “. Les artistes qui se laissent courtiser par les autocraties ne sont pas forcément coupables d’opportunisme. La jeune performeuse Sarah Trouche a bien participé à un festival artistique organisé par l’association IADA (International Art Development Association) à Almaty, au Kazakhstan. Mais son sujet – l’assèchement de la mer d’Aral dû à la surexploitation du coton – n’avait rien de politiquement correct. “ On m’a invitée bien que je mette en avant les anomalies sociales et politiques, confie-t-elle. Si je peux dire tout haut ce que les gens pensent tout bas, pourquoi ne pas y aller ? “ ” L’environnement peut être critiquable, discutable, mais dans ce pays, il y a aussi des forces vives, une jeunesse qui n’aspire qu’à être accompagnée “, ajoute Laurent Lehmann, cofondateur de l’IADA. Pas de malaise donc ? ” Ce n’est pas en organisant une exposition qu’on se compromet, poursuit-il. A notre niveau, on ne voit pas de corruption. “Le duo Slavs and Tatars, dont l’humour et l’érudition masquent une dimension pamphlétaire, séduit le Golfe. Il expose ainsi jusqu’au 30 mai sur le campus du New York University d’Abou Dhabi, où une grève avait conduit en 2014 à l’expulsion arbitraire de centaines d’ouvriers. Auparavant, il avait participé à la Biennale de Chardja, l’année même où Jack Persekian fut brutalement limogé. L’un des duettistes, Payam Sharifi, l’admet : ” On sacrifie quelque chose, l’intégrité, la solennité de notre réputation. Mais plus il y a de consensus contre un pays, plus je trouve ça suspect. Il faut bien que les avancées commencent quelque part. ” La poétesse libanaise Etel Adnan qui avait exposé en 2014 ses peintures au Mathaf à Doha, ne dit pas autre chose : ” Les mauvaises conditions de travail valent pour toute l’Asie. Pourquoi cibler le Qatar plus qu’un autre pays ? S’ils ne faisaient rien de culturel, on se plaindrait. S’ils le font, on se plaint aussi. “par Roxana Azimi