On sait depuis longtemps que le Louvre est le plus grand musée du monde. On ignorait qu’il est aussi le plus pieux. Ce ne peut être en effet que par une volonté d’édification qu’il présente ensemble deux expositions intitulées l’une, ” La Fabrique des saintes images “, l’autre ” Poussin et Dieu “. Ce second titre prête à controverse car le mot dieu a – faut-il le rappeler ? – des sens très variés, aussi variés que les visiteurs du Louvre. Il aurait été plus précis historiquement et plus judicieux politiquement de s’en tenir à ” Poussin et le catholicisme romain “, ce qui est le sujet.
Il s’agit en effet de démontrer que Nicolas Poussin (1594-1665) est essentiellement un peintre chrétien, contrairement à ce que l’on pourrait croire devant tant d’œuvres inspirées par les mythologies gréco-romaines.
Pour appuyer – euphémisme – la thèse, une centaine d’œuvres sont réunies, deux tiers de tableaux, un tiers de dessins. Les unes ont des sujets tirés des Ancien et Nouveau Testaments, ce qui n’est pas surprenant pour un peintre du XVIIe siècle établi à Rome qui, pour s’imposer et vivre, doit répondre à la demande de commanditaires religieux. Les autres ont des sujets antiques, mais il conviendrait néanmoins de les comprendre comme des œuvres religieuses parce que Poussin aurait fait sienne l’interprétation qui reconnaît dans tout épisode mythologique, tel qu’il est rapporté par Virgile ou Ovide, la préfiguration d’une scène biblique. Il participerait ainsi au mouvement de reconquête religieuse engagé par le concile de Trente pour s’opposer à la Réforme.
Cette thèse suppose, de la part de l’artiste, une conception intellectuelle de la religion, par superposition des mythes païens et des symboliques chrétiennes. Il est possible que Poussin ait été capable de tels jeux de réécriture et de décryptage – ou que certains de ses proches l’aient initié à ces exercices savants. On le croirait même d’autant plus volontiers que Poussin a, de la peinture, une conception non moins théorique.
Les rapprochements organisés par l’accrochage entre plusieurs versions d’un même motif montrent comment il opère. Sur le thème de la Sainte Famille, il procède par variations méthodiques. Le sujet n’exige qu’un petit nombre de figures qui peuvent être disposées dans un espace clos qui est alors défini par des murs et des angles ; ou dans l’espace ouvert d’un paysage que doit fermer, à l’horizon, une ligne de collines ou une chaîne de montagnes. La disposition des personnages peut évoluer, les couleurs des vêtements changer, quoique le nombre des possibilités soit assez restreint – un rouge, un ocre jaune vif, des bleus, du blanc. Mais à l’intérieur d’un système, que Poussin met en pratique en disposant dans une boîte des figurines de cire habillées d’un peu d’étoffe ou de papier. Il peint cette mise en scène.
Sujets antiques et sujets chrétiensCette conception réglée et répétitive se vérifie pour d’autres sujets, qu’il traite en reprenant et modifiant un schéma d’une version à la suivante. Des types se reconnaissent d’un tableau à l’autre – selon le sexe, l’âge, l’expression, la posture. Il y a le vieillard méditatif de profil qui joue le rôle d’un roi ou d’un saint – selon les cas ; la femme d’environ 30 ans, la tête à moitié voilée, qui incarne la piété, la pudeur ou telle autre vertu. Ces types servent également pour les sujets antiques et les sujets chrétiens – ce qui n’a rien de surprenant puisque Antiquité et christianisme seraient confondus. Cette technique vaut aussi pour les architectures, qui se répètent inlassablement : une forteresse inspirée du château Saint-Ange, une colonne toujours plus ou moins Trajane, un temple qui est le prototype du temple classique et un édifice rectangulaire au toit de tuiles sans destination précise. Ils sont, selon les nécessités du sujet, intacts ou en ruines. Ce sont les matériaux visuels de base que Poussin dispose, agrège ou isole : son jeu de construction à tous les sens du terme.
On a vite fait de savoir ce qu’il lui manque : la capacité d’éprouver les sentiments qu’il doit peindre et de les exprimer intensément. On le sait dès les premiers tableaux, La Mort de la Vierge, de 1623, qui est une belle parade de drapés, et Le Martyre de saint Erasme, de 1628, dont est absente la suggestion, même discrète, d’une quelconque douleur. Poussin n’accède pas au tragique. Il en est du reste conscient. Un commanditaire lui ayant demandé un Portement de Croix, il refuse et s’excuse en ces termes : ” Je ne pourrais pas résister aux pensées affligeantes et sérieuses dont il faut se remplir l’esprit et le cœur pour réussir à ces sujets, d’eux-mêmes si tristes et lugubres. ” Regrettable faiblesse pour un peintre religieux.
Elle se voit d’autant mieux que, tout à côté, ” La Fabrique des saintes images ” évoque, à travers les collections du Louvre, la peinture sacrée entre Rome et Paris au temps de Poussin. Rome, c’est La Mort de la Vierge du Caravage. Paris, c’est le Christ mort de Philippe de Champaigne.
Nul besoin d’être théologien pour ressentir quelle douleur et quelle angoisse s’inscrivent dans ces œuvres et combien elles ont un sens universel, bien au-delà des textes chrétiens. Leur proximité inflige aux Poussin les plus savants et les mieux machinés des comparaisons qui leur sont fatales.
Philippe Dagen