Au Sinaï, l'Egypte en guerre contre les djihadistes.

L’Etat islamique recourt à des techniques de guérilla pour faire face aux contre-offensives de l’armée

Aux chants de ” l’Egypte veut une main de fer “, des milliers de personnes ont accompagné dans plusieurs villes, vendredi 30 janvier au soir, les cercueils des soldats et policiers tombés dans le Sinaï. La veille, les forces de sécurité ont subi leur plus grand revers en un an et demi de lutte contre l’insurrection djihadiste dans le nord de cette péninsule désertique. A la tombée de la nuit, des attaques coordonnées, conjuguant attentats-suicides, voiture piégée et tirs de mortiers, ont été lancées contre onze cibles militaires dans les villes d’Al-Arich, Rafah et Cheikh Zouweid. Pendant plus de cinq heures, les militants armés ont harcelé leurs cibles, faisant au moins 30 morts et plusieurs dizaines de blessés, militaires en majorité. Cette attaque sans précédent a été revendiquée par la Province du Sinaï, branche égyptienne de l’Etat islamique (EI), déjà responsable de la mort de plusieurs centaines de membres des forces de sécurité.
Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a écourté sa participation au sommet de l’Union africaine, en Ethiopie, pour rentrer coordonner la contre-offensive. A l’aube, vendredi, deux enfants ont été tués dans les affrontements avec le groupe djihadiste. Le raïs a à nouveau accusé les Frères musulmans des violences qui secouent le pays depuis la destitution de leur président, Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013. La confrérie, objet d’une répression féroce, a nié toute responsabilité. L’armée a promis d’intensifier sa guerre antiterroriste, menée loin des regards, dans une région interdite à la presse. Elle a affiché sa confiance, assurant avoir porté des coups décisifs aux djihadistes du Sinaï. La sophistication de l’attaque prouve pourtant que ” le groupe dispose de capacités militaires et de communication accrues et fait un recours de plus en plus fréquent à des tactiques de guérilla “, estime Omar Ashour, de l’université d’Exeter, en Grande-Bretagne.
La stratégie insurrectionnelle du groupe, fondé en 2011 par d’anciens d’Afghanistan et de Bosnie sous le nom d’Ansar Bait Al-Maqdis (” les Partisans de Jérusalem “), a évolué depuis son allégeance à l’Etat islamique, en novembre 2014. Il a adopté les méthodes de combat et de propagande de l’EI, qui lui apporte un soutien moral et logistique. Certains djihadistes égyptiens revenus de Syrie sont venus prêter main-forte aux centaines de combattants locaux. Le groupe a gagné de nouvelles recrues en multipliant dès l’été 2013 les attaques contre les forces de sécurité, au nom de la ” défense de l’islam “. Ses relais lui ont permis d’étendre ses actions jusque sur les bords du Nil et dans les eaux méditerranéennes, où il a revendiqué une attaque spectaculaire en novembre 2014. Les attaques perpétrées jeudi semblent indiquer qu’il dispose d’informateurs capables de communiquer les moindres mouvements de l’armée. Leur précision semble confirmer la présence d’anciens officiers de l’armée ayant fait défection, déjà avérée dans l’attaque de Karm Al-Kawadis, le 24 octobre.
” Echec militaire ”
Le renforcement du groupe est ” un échec militaire énorme pour le régime, pointe Khalil Al-Anani, de l’université John Hopkins, aux Etats-Unis. Les renseignements ont été incapables de traquer les militants pour les empêcher d’agir. L’armée ne semble pas prête pour contrer une guérilla et mener une guerre longue “. Le groupe mène des actions éclair et disparaît dans les zones montagneuses du nord Sinaï, laissant l’armée égyptienne, avec son arsenal de tanks, hélicoptères Apache et drones, sans cible à abattre. ” L’adaptation de l’armée à cette insurrection est longue et difficile. Elle ne fait que répondre aux attaques et tue de nombreuses personnes, dont on ne sait pas si ce sont les bonnes. Elle ne nettoie pas les foyers djihadistes. Eux reviennent et réinstallent leurs barrages sur les routes “, indique Zack Gold, chercheur à l’Institut national d’études stratégiques, en Israël. L’escalade offensive a toutefois permis de contenir l’expansion du groupe hors de la péninsule.
” Les crimes et les violations répétées des forces égyptiennes alimentent cette violence impitoyable “, pointe Ismaïl Alexandrani, expert du Sinaï. Dans le cadre des opérations ” Eagle I et II “, lancées depuis la révolution de 2011, l’armée a multiplié les destructions d’habitations, les bombardements meurtriers sur les civils et les arrestations. Depuis novembre, des milliers de familles de Rafah sont poussées à l’exil, sans accompagnement immédiat, par la création de la zone tampon avec la bande de Gaza. Les experts pointent l’échec de cette stratégie, héritée de la gestion sécuritaire des Bédouins du Sinaï depuis les années 2000. La marginalisation socio-économique et la répression exercée contre les tribus après les attentats contre les complexes touristiques de Taba, Charm El-Cheikh et Nuweiba entre 2004 et 2006 ont alimenté l’insurrection. Elle s’est nourrie des griefs de la population contre les autorités pour y gagner soutiens logistiques et financiers. Pour M. Al-Anani, la seule option pour le régime est ” d’inclure une stratégie politique, économique et sociale pour regagner la confiance de la population du Sinaï “.
Hélène Sallon