Le Grand Palais expose des oeuvres rares et célèbres du maître espagnol, qui résistent aux lectures et interprétations
Diego Vélasquez (1599-1660) est l’un des artistes les plus illustres de l’histoire de l’art occidental et Les Ménines, qu’il a peint en 1656, l’un des quatre ou cinq tableaux universels qu’il est impossible de ne pas connaître. Cette gloire immense a deux conséquences. L’une est qu’il est très difficile de lui consacrer une exposition substantielle, car les collections publiques et privées qui ont le privilège de conserver ses oeuvres font plus que rechigner à les prêter.
A vrai dire, cette exposition-là existe mais ne voyage pas : elle se tient tous les jours au Musée du Prado, à Madrid, où sont Les Ménines, qui n’en bougent pas. L’admirable Reddition de Breda, qui est l’un des tableaux d’histoire les plus subtils et les plus humains qui aient jamais été peints, ne se déplace pas davantage, ni Les Fileuses, ni certains grands portraits royaux.
De ce point de vue, l’exposition qui se tient au Grand Palais après avoir occupé le Kunsthistorisches Museum de Vienne dans une version plus réduite est l’une des moins incomplètes que l’on puisse obtenir, et ceci est d’autant plus méritoire que les collections françaises sont très pauvres en Vélasquez, si démunies que l’on en est réduit à espérer que le nettoyage et la restauration du Philippe IV en tenue de chasse du Musée de Castres permettent d’en soutenir bientôt l’attribution à Vélasquez plutôt qu’à son atelier.
Que soient à Paris la Vénus au miroir de la National Gallery de Londres – l’un des nus les plus commentés de toute la peinture – et le Portrait du pape Innocent X de la Galleria Doria Pamphili de Rome – qui pourrait bien être le chef-d’oeuvre absolu dans le genre du portrait – relève du haut fait. Le Prado ayant envoyé plusieurs portraits, l’énigmatique autoportrait et La Forge de Vulcain, grande composition mythologique, et l’Escurial ayant joint à cet envoi La Tunique de Joseph, autre grande composition parsemée d’étrangetés, on peut penser que l’on ne reverra pas de sitôt une réunion aussi nombreuse.
Leçon d’histoire de l’art
L’autre conséquence, aussi prévisible, est qu’étant donné les dimensions du Grand Palais, ces tableaux ne peuvent à eux seuls le remplir. Ou bien il aurait fallu prendre le risque de laisser autour d’eux beaucoup de vide, ce qui n’a été tenté que pour la Vénus au miroir. Dans la Galleria Doria Pamphili, Innocent X est seul dans une salle, qu’il habite si intensément que l’on hésite presque à y pénétrer pour subir l’épreuve de son regard.
Ici, il est environné de tableaux qui ont d’indiscutables rapports historiques avec lui, mais qui, pour ceux qui ne sont pas de Vélasquez, donnent l’impression de se dégonfler et qui, pour ceux qui sont de sa main, mériteraient eux aussi d’avoir la place de rayonner : tel est le cas du portrait du prélat Camillo Massimo et de celui d’une jeune paysanne dont le nom est perdu, mais pas l’expression d’embarras et de doute face à cet homme qui la peint. Ce n’est pas une Vierge, juste une jeune femme de la campagne avec un fichu blanc. Elle est là, vivante. Il n’y a aucun doute sur ce point.
Les toiles de Francisco Pacheco, qui fut le maître de Vélasquez à Séville de 1611 à 1617, celles de ses contemporains et, en plus grande quantité, celles de ses disciples et imitateurs, que l’on nomme ” Velazquenos ” – dont le prolifique Juan Bautista Martinez del Mazo (vers 1612-1667) – entourent donc les siennes. Elles ne sont évidemment pas accrochées uniquement pour faire le nombre.
L’exposition se veut une leçon d’histoire de l’art. Elle respecte l’ordre chronologique et fixe des repères : après la formation sévillane, l’intérêt pour la mode internationale du caravagisme, Caravage étant mort en 1610. Suivent la rencontre avec Rubens en 1628 et le premier voyage en Italie en 1630, avec étapes extrêmement instructives à Gênes, Venise et Rome. Puis des années d’intense travail pour Philippe IV et le prince héritier Baltasar Carlos et, conséquences immédiates, l’accumulation des commandes, des charges, des honneurs et de la fortune.
Le second voyage en Italie de 1649 à 1651, au cours duquel il peint Innocent X. Et d’autres commandes encore, la nomination aux fonctions de ” grand maréchal du Palais ” en 1652, l’ennoblissement comme hidalgo en 1659, un an avant de mourir. Tout ceci est clairement expliqué avec un luxe de précisions touchant au contexte politique, diplomatique, religieux – et familial puisque, de même que Vélasquez a épousé la fille de son ” patron ” Pacheco en 1618, Martinez del Mazo épouse la fille de Vélasquez en 1633, deux ans après être entré dans son atelier.
Tout ceci est nécessaire à l’histoire, même si la section des ” Velazquenos ” aurait pu être allégée de quelques portraits officiels qui ne peuvent se prévaloir que d’un intérêt documentaire. Ceux qu’exécute Juan Carreño de Miranda (1614-1685) n’attestant que de la docilité de leur auteur, qui réduit Vélasquez à des effets superficiels. Tout ceci est nécessaire mais, loin d’expliquer Vélasquez, le rend encore moins saisissable – et encore Les Fileuses et Les Ménines ne sont-elles pas là pour accroître la difficulté.
Sujet et sens indécis
Pour essayer de la circonscrire, il paraît préférable d’examiner une toile parmi les plus simples. Elle ne montre qu’une jeune femme de profil, posant un doigt de sa main droite sur ce qui semble une feuille de papier, qu’elle tient presque verticale de sa main gauche. On dit une feuille, mais ce n’est pas certain. Si c’est du papier, il est vierge de toute écriture et de tout dessin. Mais ce pourrait être une petite toile ou une planche recouverte d’un enduit préparatoire. Dans ce cas, cette brune vêtue d’une blouse blanche assez lâche, très simplement peignée, pourrait être une allégorie de la peinture. Une hypothèse soutenue par certains auteurs, d’autres croyant reconnaître Clio, la muse de l’histoire, une sibylle ou encore une étude pour l’une des Fileuses. En somme, on ne sait pas.
Et si c’était un portrait, comme celui de la paysanne romaine ? Et si le génie de Vélasquez tenait en partie à cette façon de laisser le sujet et le sens indécis, en en suggérant plusieurs, comme il le fait dans Les Ménines ? Alors, trancher en faveur d’une interprétation contre les autres serait simplifier ce que le peintre a laissé incertain, ouvrant l’espace aux réflexions et aux émotions de chacun.
Celles-ci sont, pour certaines, presque tactiles : la densité de la chevelure, le volume de la joue et celui du bras, l’entrebâillement des lèvres, la suggestion du sein droit. D’autres sont visuelles et physiques : la translucidité de l’étoffe et ses plis, la légèreté de l’ombre portée de la main et du doigt. Et puis il y a ce qui défie toute tentative d’élucidation : sur l’avant-bras, à la limite de la manche, sur la chair, Vélasquez peint une fine courbe d’un rouge rose. On ne sait pas pourquoi.
Aucun précédent, aucune influence ne peut réduire l’énigme. Et pas davantage celle du visage brouillé de la Vénus. Et pas plus celle d’une Tête d’apôtre douée d’une expression grave et intense alors que, quand on la regarde de près, on s’aperçoit que les yeux ne sont pas peints : il n’y a que de l’ombre entre les paupières. Cette faculté prodigieuse d’inverser l’absence en présence et le noir en regard vivant, on ne voit que trois peintres qui l’atteignent : Picasso, Rembrandt et Vélasquez.
Philippe Dagen