Soixante-quinze ans, et toujours là. Soixante-quinze ans, et un peu las. « Vous vous rendez compte, je suis allé trente-huit fois au Japon… A chaque fois pour trois semaines ou un mois. Je n’ai pas assez vu mes enfants. Aujourd’hui, je chante encore à l’étranger. Mais je réduis les séjours. Quinze jours au Chili en mai. On voudrait que j’aille au Québec. Mais pendant un mois. C’est trop… »
Salvatore Adamo nous a donné rendez-vous au bar de l’Hôtel de Sers, rue Pierre-Ier-de-Serbie, dans le 8e arrondissement de Paris, à deux pas des Champs-Elysées. Un palace comme il y en a tant, dans les parages. « C’est un endroit qu’il aime bien », nous avait assuré son attaché de presse. Adamo : « Oui, c’est tranquille, cosy. En fait, j’ai un pied-à-terre à deux pas. J’y viens quelquefois pour des rendez-vous. Autrefois, j’habitais place des Vosges. Mais c’était loin du quartier des radios. Un matin, j’ai raté un rendez-vous avec Michel Drucker sur Europe 1 à cause des embouteillages. Du coup, j’ai décidé de me rapprocher, mais les radios n’invitent pratiquement plus de chanteurs en direct… » A quoi ça tient, le choix d’un lieu, parfois.
Pour l’ambiance, il faudra repasser. Plus tard, peut-être. Alors pourra-t-on goûter au charme « à la fois raffiné et branché du S’Bar » que vante le site Internet de ce 5-étoiles. Il « vous accueille dans un décor intimiste, récite-t-il encore, sur fond de musique jazzy. Du mobilier dans des tonalités chaleureuses de brun avec de larges canapés (…) donnant lieu à une atmosphère magique ». Evidemment, comme il est 4 heures de l’après-midi ce jeudi-là, ce n’était pas tout à fait ça. Salvatore Adamo, qui venait d’en finir avec le photographe, buvait une eau de Badoit. Nous avons opté pour une San Pellegrino.
Discrétion et bonnes manières
On a tout dit de la voix de Salvatore Adamo. Rauque et douce à la fois, comme du papier de verre double zéro, celui avec lequel, à la fin des opérations de ponçage, on donne au bois la douceur du satin. Mais c’est quelque chose de l’entendre en vrai, même si c’est pour vous parler de Si vous saviez…, son 25e album sorti tout chaud chez Polydor. Un disque tout en douceur, comme s’il pouvait chanter autre chose que des chansons de sucre filé depuis son premier tube en 1963, influencé par Domenico Modugno, qu’il écoutait sur Radio-RAI (ondes courtes), et Cliff Richard, sur RTL. « Il y a cinquante-cinq ans », fait-il remarquer mine de rien en nous filant un violent coup de vieux.
J’ai toujours le super 45-tours acheté en 1968 sur lequel il interprète Valse d’été, Et sur la mer et F… comme femme. Sur la pochette, il pose, guitare à la main, chemise azur, pantalon blanc et espadrilles. Mes parents l’aimaient bien, celui-là, avec sa discrétion et ses bonnes manières (Vous permettez, Monsieur ?), ses cheveux bruns de sicilo-belge, ce fils de mineur qui, dans le baraquement où il avait vécu enfant, entendait sonner le tocsin pour ceux qui ne remontaient pas.
Pourtant, sur son album – agrémenté d’un joli duo avec Camille –, une chanson, « Méfie-toi (Y’a pas plus gentil que moi) », prévient qu’il n’est pas tout à fait ce qu’il paraît être : « Suis-je celui que l’on croit ? », s’interroge-t-il. Un psy trouverait dans d’autres textes une récurrence insistante du thème du dédoublement. Schizo, Adamo ? « Il ne faut pas me confondre avec les personnages que j’interprète dans mes chansons, indique-t-il, comme s’il nous parlait de la différence entre auteur et narrateur dans A la recherche du temps perdu. Le “je” des chansons n’est pas moi. Je me mets dans la peau des autres. Ce sont des nouvelles que j’écris. Comme du Salinger, enfin, à mon niveau. Et le public le sait très bien, il sait que je suis espiègle et pas uniquement celui qui se languit d’amour. Pour moi, l’humour est capital. Mes amis les dessinateurs belges Tibet et Franquin n’en manquaient pas. On riait beaucoup ensemble. »
De la Sicile à la Belgique
Puis la conversation a glissé sur les liens profonds entre la Sicile, où il est né, et la Belgique, où il vit la plupart du temps. « Ce lien, c’est le surréalisme, nous a expliqué Salvatore Adamo. Il y a beaucoup de similitudes, de passerelles entre les univers des dramaturges Michel de Ghelderode et Luigi Pirandello. » Et pour ne pas nous arrêter en si bon chemin, il nous a donné, l’air de rien, une petite clé sur l’art de ses compositions. « La musique, c’est une promenade sur quelques accords. Le texte, c’est du travail. Je reste fidèle à la métrique et à la rime, car ces contraintes ouvrent parfois de nouvelles portes. » « Comme chez Georges Perec ? », avons-nous relancé. « Oui, c’est cela. » Il vient de finir Les Jours, les Mois, les Années, d’Yan Lianke (Editions Philippe-Picquier, 2009). Se plaint de ne pas avoir assez de temps pour lire.
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En décembre 2017, il était présent en l’église de la Madeleine pour accompagner son copain Hallyday. « Dans ces moments-là, on se dit : à qui le tour ? Je me suis rendu compte de l’affection que j’avais pour lui. En 1965, je lui avais fait écouter La Nuit. Cette chanson lui allait comme un gant. Mon agent de l’époque m’a dit : “Tu es dingue, garde-la pour toi !” J’ai bien fait de l’écouter. » Adamo en a fait un tube dans toutes les langues qu’il maîtrise (français, flamand, italien, espagnol, allemand). C’est peut-être l’une de ses meilleures chansons. Il y a tout ce qu’on aime chez lui : amour aveugle, violence rentrée et violons lâchés. Il pense que dans sa version italienne, La Notte, la chanson est encore plus expressive. L’Italie, la Sicile, sa deuxième maison où il est à la fois chez lui et ailleurs. Dans les hit-parades transalpins, il était classé avec les chanteurs étrangers… « J’y retourne une fois par an. Je me ressource, je sens comme un appel intérieur, toujours plus fort avec le temps qui passe. »
Salvatore Adamo n’a pas d’autre choix que d’être Salvatore Adamo. Pas question d’arrêter. De lâcher le public qui vient toujours à ses rendez-vous sans qu’il ait besoin de se joindre à une tournée de promotion de vieilles gloires. Il vient de remplir l’Olympia à lui tout seul pour la 300e fois au moins. Il a perdu le compte. « Mon moteur, c’est l’enthousiasme. Ce reste d’adolescence que les artistes ont le privilège de garder. » Bien sûr, ça l’ennuie un peu d’avoir sacrifié sa vie de famille pour complaire à ses fans japonais, dont certains croient toujours que Tombe la neige est un haïku né au pays du Soleil-Levant. « Yuki wa furu/Anata wa konai/Yuki wa furu… » C’est vrai qu’on pourrait s’y tromper… A la place d’un nouveau voyage, il préférerait voir ses petits-enfants qui vivent à Londres. « Enfin, dit-il en prenant congé, il faudra bien que j’y retourne. Ne serait-ce que pour faire mes adieux. » Il paraît que le barman du S’Bar confectionne un ginger mojito du tonnerre de Zeus. On reviendra.
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