La fin du monde n’est pas tout à fait certaine… du moins au XXIe siècle ! Annoncer le chaos permet de raffermir les dévotions et reste un bon moyen de capter les esprits, souvent au détriment de la réflexion. On passe de la prophétie à la démographie en entrant dans le champ de la statistique, avec tout ce qu’elle a de révélateur pour comprendre le passé, mais aussi parfois de trompeur pour prévoir l’avenir.
Certes, un animal hors du commun — un superprédateur — a imposé son règne à tous les êtres vivants de la planète. Mais cela fait quelque temps déjà… La première « bombe humaine » explosa au Proche-Orient il y a dix mille ans, parallèlement à l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Entre l’apogée du paléolithique supérieur (XIe siècle av. J.-C.) et l’achèvement du néolithique (IIe siècle av. J.-C.), la population de l’Europe aurait été multipliée par cent ! Pression démographique et innovation culturelle semblent aller de pair. L’augmentation de la population fut simultanément la cause et l’effet de la mutation du système économique, à la sortie d’une période glaciaire.
Depuis le développement de l’industrie au XIXe siècle, une nouvelle « explosion » accompagne une autre révolution anthropologique marquée successivement par plusieurs transformations majeures : mécanisation de l’agriculture entraînant exode rural et fin du monde paysan ; chute de la mortalité infantile et des maladies infectieuses grâce aux vaccins et aux antibiotiques ; baisse de la mortalité des plus âgés par la lutte contre les maladies cardio-vasculaires ; révolution de la fécondité avec les moyens modernes de planification des naissances. Résultat : les Terriens sont passés de 1 milliard en 1800 à 7,7 milliards début 2019.
Ce type de progression géométrique réveille une angoisse ancestrale : comment nourrir tout ce monde ? Si la sous-alimentation prévaut encore pour une personne sur cinq en Afrique et une sur dix en Asie, les famines s’expliquent moins par le nombre de bouches que par l’incurie politique, le désordre de la production et, le plus souvent, de la distribution de nourriture. Mais n’a-t-on pas réduit le risque alimentaire au détriment de l’écosystème ? Croissance économique et démographique, émission de gaz à effet de serre et autres dégradations de l’environnement apparaissent intimement liées.
La question de la population s’impose dans le débat sur le climat avec la même nécessité d’agir vite, et à l’échelle du globe, en sachant que les résultats se mesurent dans un temps long. Et sans dévier l’attention : la contribution moyenne d’un habitant du Niger aux émissions de gaz carbonique est deux cents fois moindre que celle d’un habitant des États-Unis, ou dix mille fois moindre que celle d’un milliardaire chinois. Même si le Niger voyait sa population décupler, sa participation à l’effet de serre resterait négligeable. Le développement des pays pauvres — qui passe par une maîtrise de leur natalité — ne sera soutenable qu’en prenant d’autres chemins que l’explosion des émissions de carbone, mais c’est leur réduction dans les pays riches qui constitue l’urgence. Le principal défi de l’heure reste le découplage entre l’accession du plus grand nombre à une vie décente et la consommation d’énergie fossile. Un casse-tête, à moins de repenser en profondeur ce qui constitue une vie décente.
L’âge du monde
Le secret de la pyramide des âges chère aux démographes (voir le graphique ci-dessus) réside dans la dynamique des populations, dont les effets à long terme déjouent beaucoup d’interprétations. Depuis 1968, le taux de croissance annuel a été divisé par deux à l’échelle mondiale (voir les courbes ci-dessous). Le rythme actuel est encore trop soutenu, mais, si la décélération continue, la population se stabilisera. Progressivement, la pyramide devient une tour, voire se renverse dans certains pays, les classes d’âge mûr devenant les plus nombreuses.
Croissance de la population mondiale
La fécondité est déjà passée en dessous du niveau de remplacement des générations dans 93 pays. En dehors de quelques États au destin tourmenté (Pakistan, Égypte, Irak, Algérie, Yémen…), la maîtrise de la natalité ne pose plus problème qu’en Afrique subsaharienne. Même avec lenteur, la natalité finit par baisser et rejoindre le niveau de la mortalité. Cette transition démographique s’achève pratiquement partout. Que se passera-t-il ensuite ? Les démographes n’ont plus de modèle théorique pour l’ère qui s’ouvre. Les projections au-delà de 2050 sont des conjectures qui visent surtout à presser d’agir les décideurs des pays hors contrôle.
Les évolutions démographiques permettent d’ausculter les choix économiques et sociaux. Le hiatus entre idéaux de famille (en France, les parents désirent 2,3 enfants en moyenne) et comportements effectifs (1,83 en 2018 en France) n’est pas sans lien avec les formes nouvelles de l’économie de marché (1). La maximisation des rendements et du profit favorise le court terme et ne rémunère plus ceux qui font un « investissement » de long terme en ayant des enfants.
La débâcle démographique qui a touché l’Europe centrale et orientale après la chute du mur de Berlin donne un aperçu de ce que pourrait être un « hiver démographique » : appauvrissement, vieillissement, abandon des villages puis des bourgs, émigration faute de perspective. On observe aussi les conséquences de la liberté d’installation des travailleurs au sein de l’Union européenne : fuite des cerveaux de l’Est et du Sud, afflux de main-d’œuvre et concentration des richesses dans les pays de l’Ouest les plus riches, singulièrement en Allemagne, où le solde migratoire dépasse les dix millions de personnes depuis 1989.
Orientées par les grandes conférences internationales, les politiques de population produisent des effets considérables. Qu’elles visent à contrôler les naissances ou à les encourager, ce sont des millions de personnes en plus ou en moins. La « pression créatrice » qui oriente les choix politiques apparaît proportionnelle au nombre de Terriens. Ce qui conduit à rappeler que, en dépit de la multiplication par huit de la population en deux siècles, ils n’ont jamais été autant instruits, en sécurité et en aussi bonne santé. Depuis 1950, les humains ont gagné en moyenne vingt-cinq ans d’espérance de vie, et on enregistre les gains les plus importants où l’on ne s’y attendait pas forcément : Yémen, Tunisie, Corée du Sud ou Bhoutan.
Philippe Descamps
(1) Peter McDonald, « Les politiques de soutien de la fécondité : l’éventail des possibilités », Population, vol. 57, n°3, Paris, 2002.