Dans les salles du Musée du temps, on l’entend qui passe, ce vieux Chronos : dans ce lieu en grande partie consacré à l’horlogerie, de lourds balanciers égrènent les minutes, des carillons rythment les heures. Mais, jusqu’au 10 mai, une occasion rare est donnée non seulement de l’entendre, mais aussi de le voir : après le MoMA de New York, le petit musée de Besançon expose les quarante ans des sœurs Brown, de l’Américain Nicholas Nixon.
Né en 1947 à Detroit (Michigan), professeur au prestigieux Massachusetts College of Art de Boston, l’homme est connu pour ses photos sophistiquées – il travaille à la chambre – des sites urbains bostoniens ou new-yorkais, ses reportages sur les pensionnaires d’un hospice local ou sur des malades atteints du sida, qu’il assiste par ailleurs en tant que bénévole. Les sœurs Brown ? Il y a Beverly, dite ” Bebe “, la femme du photographe, et ses trois frangines, Heather, Mimi et Laurie.
Permanences et changementsLorsqu’il les fait poser pour la première fois, en 1975, la plus jeune (Mimi) a 15 ans, la plus âgée (Bebe) 25. L’année suivante, il récidive à l’occasion de la remise d’un diplôme à une des sœurs. Depuis, rituellement, il réalise un cliché par an. Une douzaine de prises de vue en fait, parmi lesquelles il choisit, le plus souvent après consultation de ses modèles, celle qui sera retenue.
Les quatre femmes sont rituellement placées dans le même ordre (de gauche à droite, Heather, Mimi, Bebe et Laurie) serrées les unes contre les autres, ce qui entraîne de superbes jeux de mains posées sur des épaules, ou de bras qui s’entrecroisent. Elles posent de face, les yeux fixés sur l’objectif. Les photos sont réalisées en extérieur, en lumière naturelle.
Voilà pour les constantes : tout le reste est changements. Les traces du temps qui passe, bien sûr, les visages qui s’affirment, perdent leurs rondeurs adolescentes, avant de se rider petit à petit, les corps autrefois minces qui progressivement s’empâtent. On songe là aux portraits peints par Lucian Freud qui faisait poser un même modèle à plusieurs années de distance, traquant sans pitié le moindre signe de vieillissement.
Mais aussi, et cela est remarquable dans une série qui n’aurait pu être que conceptuelle, des éléments plus psychologiques – le pli amer d’une bouche, la tristesse dans un regard, ou la joie qui illumine un œil –, lesquels incitent le spectateur à se demander ce qui a bien pu, dans l’histoire familiale, provoquer telle ou telle expression d’un sentiment, et rapproche le visiteur de cette famille qui lui est parfaitement étrangère. Elle ne le demeure pas longtemps pourtant : à chaque photo, le sentiment de mieux les connaître se fait plus fort, l’empathie plus profonde.
Pour les plus jeunes, cela peut faire office de memento mori, leur rappeler que nous sommes mortels. Ceux de leur génération se sentiront vieillir avec les sœurs Brown, ou au contraire pourront repenser à leur jeunesse pour peu qu’ils prennent la série à rebours. Un instantané répond au vœu ancien de Lamartine, ” Ô temps ! Suspends ton vol… “, en figeant un état pour l’éternité. Leur succession sur quarante années produit l’effet inverse, et cela est réellement fascinant.
Harry Bellet