Nagisa Oshima nous a quittés il y a un peu plus de deux ans, à la date du 15 janvier 2013, qui semble aussi étrangement proche qu’infiniment distante, nous renvoyant d’un bond au souvenir de son dernier film, le splendide Tabou (1999), troublante parade de sensualité guerrière dans le monde totémique de samouraïs filmés comme d’étranges figures de cire. De ce cinéaste majeur de la modernité, dont plusieurs titres ressortent en salles et en DVD, et auquel la Cinémathèque française consacre une ample rétrospective jusqu’au 2 mai, on a souvent dit qu’il était celui du désir, des pulsions, du scandale, de la révolte. Termes assez peu discutables de fait, mais qui masquent plus qu’ils ne décrivent la mobilité permanente, l’inventivité plastique, la déflagration polémique d’un style dont la constante aura été son redéploiement radical à chaque nouveau film.
Ce qu’on a en revanche moins entendu, c’est à quel point l’insaisissable Oshima était, en dernier recours, un immense cinéaste de la peau, le point nodal de tout son art. Peaux qu’il a filmées mieux que personne, peut-être moins comme fétiche érotique que comme surface politique par excellence, fine pellicule et frontière élémentaire, dernier rempart qui sépare l’individu de la société, son insondable intériorité de la violence extérieure et ses pulsions de leurs objets. Et cet épiderme, lieu d’infinies frictions et caresses, lieu du rapport par excellence, qu’il soit de force ou de désir, fut chez lui ce champ de bataille labouré par des affrontements permanents.
Destructeur nietzschéenDès sa Trilogie de la jeunesse (Une ville d’amour et d’espoir, Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement du soleil), premières œuvres percutantes tournées entre 1959 et 1960 pour le studio Shochiku, qui tâchait alors d’importer les recettes de la Nouvelle Vague française, la peau recueille tout le bouillonnement fiévreux de ses personnages. Elle exsude une rage sans nom comme un crachat jeté au visage de la société, tandis que les corps s’entrechoquent dans un ballet de coups et d’étreintes qui témoignait moins des aspirations de la jeunesse que d’une violence endémique, sans frein ni destination, dans laquelle la modernité la plongeait. Une chose était claire : pour Oshima, grand destructeur nietzschéen, l’existentialisme ne serait jamais un humanisme, mais une contre-offensive dialectique et sauvage, visant en plein cœur le Japon contemporain, pris entre la conservation des valeurs d’avant-guerre et la soumission au modèle américain. Deux impérialismes dont il allait méthodiquement saper les fondements, en exposant quels refoulés collectifs gisaient aux tréfonds de ce paysage mortifère.
De cet esprit de farouche indépendance surgit le sublime Nuit et brouillard au Japon (1960), premier chef-d’œuvre sur la désillusion politique de la génération étudiante, au lendemain de la signature du traité de coopération mutuelle avec les Etats-Unis. A une trame complexe de temporalités entremêlées, s’ajoute déjà cette lumière tranchante, fine membrane qui, à la façon d’une peau immatérielle, délimite le visible de l’invisible, découpe la présence des êtres sur un fond d’obscurité, et qu’on retrouvera plus tard dans La Cérémonie (1971). Le film est tourné uniquement en plans-séquences, sans l’assentiment du studio, qui en bloquera la distribution, provoquant l’ire d’Oshima et son départ fracassant.
Il fonde alors sa propre société de production, la Sozosha, et entame les mains libres une période de productivité intense (allant jusqu’à trois films par an en 1967 et 1968), un accord de coproduction avec l’Art Theatre Guild (ATG), distributeur indépendant de films étrangers doté d’un petit réseau de salles et principal adjuvant de l’avant-garde, lui permettant de tourner vite et de sortir ses films dans la foulée. Sa mise en scène emprunte la voie d’un brechtisme à la théâtralité assumée, glissant sur des rives allégoriques qui peuplent ses films de symboles (le Tokyo déserté et les graffitis cabalistiques d’Eté japonais : double suicide (1967), où le drapeau japonais se trouvera profané par le jaillissement d’une abondante source d’eau).
Peu à peu, c’est la forme de l’obsession qui s’impose et perturbe le cours des récits, creusant ceux-ci de boucles inconfortables et des collusions étranges, comme dans A propos des chansons paillardes au Japon (1967), où un groupe d’étudiants noie sa frustration du sexe dans l’imaginaire du viol et dilue sa verve contestataire dans un festival folk dévitalisé, ou L’Obsédé en plein jour (1966), qui diffracte les pulsions brutales d’une bête humaine, un violeur et assassin multirécidiviste, dans une pluie de plans montés en cascade.
Si 1968 marque le retour à une forme relative de naturalisme, c’est qu’Oshima puise de plus en plus dans les faits divers la substance de ses fables féroces. La forme obsessionnelle agit encore, mais comme répétition butée répondant aux structures aliénantes d’une société japonaise forclose. La Pendaison intervient en réaction à la divulgation d’un sondage public ayant révélé que 71 % de la population japonaise était favorable à la peine de mort. Le réquisitoire se transforme en théâtre grotesque et morbide quand les autorités s’aperçoivent de l’amnésie du condamné, un immigré coréen ayant survécu à son châtiment : comment lui faire comprendre sa culpabilité avant de l’exécuter pour de bon ?
L’habit, une nouvelle peauDans Le Petit Garçon, drame de l’enfance atonal aux espaces striés de surfaces vides, sans une once de sentimentalisme, une famille de marginaux sillonne les routes du pays pour reconduire la même combine : jeter l’aîné de 10 ans sous les roues des voitures afin d’extorquer de l’argent aux conducteurs affolés. L’enfant ne connaît plus qu’un seul rapport au monde : celui d’une collision sans cesse réitérée, qui finit par tanner le cuir de son épaule, y déposant la marque bleue des ecchymoses. Dans Le Retour des trois soûlards, bouffonnerie atypique et détonante,des lycéens loufoques échangent leurs vêtements avec ceux d’immigrés coréens et passent du statut de privilégiés à celui de proscrits. L’habit est une nouvelle peau qui détermine jusqu’à leur identité nationale, révélant quelle fiction arbitraire se dissimule sous cette notion. A chaque fois, le code social n’est plus qu’une mécanique qui tourne à vide.
Si le sommet des années 1970 est atteint par La Cérémonie, magistrale fugue de symétries et de dérèglements dénonçant l’ogre endogame sous l’institution familiale, le sulfureux Empire des sens (1976) clôturait surtout l’aventure Sozosha, ouvrant pour Oshima une dernière période de coproductions internationales qui firent longtemps écran au reste de sa carrière. Financé par le producteur français Anatole Dauman, le film, au-delà du scandale soulevé un peu partout dans le monde et toujours censuré au Japon, ne raconte finalement qu’une chose à travers la passion fétichiste de son héroïne pour le phallus de son amant : comment le monde peut ne plus tourner qu’autour d’un appendice, un simple bout de peau dont l’érection devient l’axe ultime de l’existence.
C’est un même retournement qui s’opère dans Furyo (1983), quand le capitaine Yonoï (Ryuichi Sakamoto), responsable d’un camp de prisonniers à Java en 1942, reçoit un baiser du major Jack Celliers (David Bowie) : les codes d’honneur des armées japonaise et britannique sont alors renvoyés à la même pulsion homo érotique, sur le refoulement de laquelle chacune fondait son petit manège compensatoire de gestes mécaniques et d’ordres éructés. Comme souvent chez Oshima, c’était encore par le simple frottement de joues, deux petites parcelles de chair interdite, que le monde pouvait de nouveau trembler et risquer enfin d’être renversé.
Mathieu Macheret