Manœl de Oliveira. Réalisateur portugais.

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Franchement, on n’y croyait plus. Vous avez bien lu  : on ne croyait plus à la mort de Manœl de Oliveira. Trop longtemps crainte, conjurée, pressentie, annoncée, toujours repoussée. Elle aura fini, le cap des cent printemps passés, par devenir improbable, avant de paraître tout à fait risible. Le cinéaste Manœl de Oliveira, toujours en activité à l’heure où la mort l’a emporté, était de ces hommes d’exception dont la vitalité semblait devoir pousser la faucheuse elle-même dans la tombe. Bien sûr, elle a fini, comme d’habitude, par avoir le dernier mot, terrassant son adversaire jeudi 2  avril 2015, à l’âge vénérable de 106 ans. Une victoire sur le fil, peu glorieuse, clôturant un combat en revanche sensationnel. Deux raisons à cela. L’exceptionnelle longévité d’un homme dont le fighting spirit faisait des étincelles. Et l’exceptionnel destin de cet homme, devenu au cours d’une carrière qui se confond avec l’histoire du cinéma l’un des plus grands artistes du siècle passé.

Rejeton d’une famille de la bourgeoisie portugaise, on l’attendait pourtant ailleurs. Il fut élève chez les Jésuites, champion de saut à la perche, pilote de rallye, apprenti acteur, puis gestionnaire de l’usine de passementerie familiale et exploitant vinicole. Qui eût dit que ce jeune sportif annonçait un athlète de l’art et que le chef d’entreprise recelait un des créateurs les plus originaux de l’histoire du cinéma  ? Manœl de Oliveira aura débuté en pionnier de l’avant-garde, continué en empêchant de tourner en rond la dictature salazariste – laquelle le lui rendit bien en l’empêchant de tourner tout court –, avant de persévérer comme le doyen des cinéastes en activité, plus vert en ses vieux jours que nombre de débutants, anti-hollywoodien radical, doublé d’un franc-tireur de la modernité cinématographique.

Une cinquantaine de filmsQuel fut donc cet homme stupéfiant, cet immense artiste né Manœl Candido Pinto de Oliveira le 11  décembre 1908 à Porto, Portugal  ? Allez savoir. Comme tout génie, Oliveira est pour l’essentiel fils de ses œuvres et c’est à leur seule postérité qu’il faut désormais demander des comptes. Soit une cinquantaine de films, dont plus de trente longs-métrages, réalisés entre 1931 et 2014. Il est sinon justifié, du moins pratique de diviser cette carrière d’une exceptionnelle longévité en trois périodes distinctes. La première – de Douro, travail fluvial à Acte du printemps (1931-1965) – se déroulerait sous le signe du documentaire et de l’essai. La deuxième – qui joint Le Passé et le présent aux Cannibales (1971-1988) – privilégierait la fiction, en prenant le théâtre pour dispositif privilégié et les amours contrariées pour motif central. La troisième, inaugurée par la fresque historique Non ou la Vaine Gloire de commander (1990), est une sorte de feu d’artifice expérimental qui a pour double avantage de désarmer les exégètes et de réduire à néant la périodisation à laquelle on est train de se livrer.

Car rien n’est simple avec Manœl de Oliveira qui, depuis toujours, se fait fort de surprendre en variant avec une liberté déconcertante les genres et les approches. On trouve ainsi, dès la première période, un poème avant-gardiste, Douro, travail fluvial (1931), dédié à la ville de Porto sur le modèle des grands films de montage de Walter Ruttmann et Dziga Vertov, une fiction (Anika Bobo, 1942), qui esquisse le grand motif à venir des rivalités et déconvenues amoureuses, et un documentaire sur Porto (Le Peintre et la Ville, 1956), délibérément conçu comme un lumineux et serein antidote aux prouesses de Douro.

Diversité de tonActes du printemps (1963), en revanche, est bel et bien un film charnière. Ce récit de la Passion interprété par des paysans portugais lors de la semaine sainte préfigure, entre documentaire et fiction, toute l’œuvre à venir, variation infiniment renouvelée sur les puissances et les vertiges de la représentation. Il est loisible de voir dans ce Mystère – auquel collaborent les deux futures figures tutélaires du Cinema Novo, Antonio Reis et Paulo Rocha – le film matriciel du cinéma d’auteur portugais, dont la stupéfiante exception, de Pedro Costa à Miguel Gomes, se prolonge de nos jours.

Immédiatement après ce film, Oliveira réalise La Chasse (1963), un court-métrage de vingt minutes qui est une leçon de mise en scène et de cruauté, un terrassant constat de la malveillance et de l’impuissance imbéciles qui caractérisent par le bas la société des hommes. L’œuvre s’enrichit bientôt de la fameuse tétralogie des amours séparées, qui esquisse la métaphysique d’un Portugal en proie à l’inconsolable nostalgie de sa grandeur passée. On songe à Eça de Queiroz, fondateur du roman portugais moderne, créant dès la fin du XIXe  siècle le groupe des ”  vaincus de la vie  “. Burlesque conjugual (Le Passé et le Présent, 1971), blasphème bunuélien (Benilde, 1975), exacerbation romantique (Amour de perdition, 1978), obsession mélancolique (Francisca, 1981)  : ces films mêlent une diversité de ton et un progressif dépouillement qui annoncent la conquête d’une liberté sans égale.

C’est la rencontre avec un des plus grands producteurs européens, son compatriote Paulo Branco (également producteur de Joao Cesar Monteiro, Raoul Ruiz, Chantal Akerman…), qui offre cette opportunité au cinéaste, en vertu de laquelle il réalise plus de films dans les trente dernières années de sa vie que dans les cinquante ans de carrière qui ont précédé cette période. Inaugurée par Le Soulier de satin (1985), adapté de Claudel, la collaboration entre les deux hommes a quelque chose de miraculeux dans la mesure où elle donne naissance à une série de chefs-d’œuvre dans un contexte de production cinématographique devenu, précisément au cours des années 1980, de plus en plus normatif.

De l’épopée historique (Non ou la Vaine Gloire de commander, 1994) au roman actualisé (La Lettre, 1999) en passant par la fable comique (La Cassette, 1994), deux maîtres mots guident, plus que jamais, le cinéma d’Oliveira  : l’impureté et la dépossession. La première résulte d’une incessante confrontation aux monuments de la civilisation occidentale, à travers la littérature (de la Bible à Dostoïevski en passant par Homère et Flaubert), le théâtre, la peinture et l’Histoire. De ce maelström de références, auxquelles il faudrait ajouter celles de la culture populaire et de la littérature orale, naît une œuvre moins hiératique qu’obnubilée par l’impossibilité d’un accès direct à la réalité. Dans le cinéma d’Oliveira, le monde en tant que tel n’existe pas, c’est à sa représentation par les arts, les discours et les croyances que nous convie sa mise en scène, avec une puissance de révélation d’autant plus pénétrante et un réjouissant mépris des hiérarchies artistiques et socioculturelles.

Précarité humaineL’idée qui sous-tend cette vision du monde est bien celle de la dépossession, entendue comme condition secrète de l’homme, opératrice de l’histoire, et dernier mot de la beauté du monde. Le cinéma d’Oliveira explore à perte de vue cette disjonction à l’œuvre entre l’homme et l’Histoire, la fiction et la réalité, les femmes et les hommes, le sexe et l’amour. Comme la vie, mais mieux que la vie, son œuvre n’est rien de plus, mais rien de moins qu’une tentative de reconquête, d’autant plus sublime qu’elle se livre sur le champ de bataille de la précarité humaine. Pour autant, nul attrait morbide dans cet art, tout au contraire, un mariage passionné de l’intelligence et de la sensualité, un hommage élégant et presque détaché à la splendeur du monde telle que l’exprime, exemplairement, la mystérieuse beauté de ses personnages féminins. ”  Les femmes veulent le ciel, les hommes un foyer  “, est-il dit dans Party (1996). Il suffit de voir Leonor Silveira dans cette transposition fulgurante de Madame Bovary qu’est Val Abraham, Catherine Deneuve dans Le Couvent ou Chiara Mastroianni dans La Lettre pour être aussitôt conquis par la religion de Manœl de Oliveira.

Le dogme qui la fonde, pour n’être pas danois, est simple  : c’est celui de la transcendance de l’art. C’est pourquoi le romantisme, qui aura porté cette idée à son paroxysme, constitue la pierre de touche de cette œuvre, dont l’esthétique relie le primitivisme à la plus extrême modernité. Deux films récents, hantés par la recherche des origines en même temps que par le pressentiment de la disparition – Voyage au début du monde (1997) et Inquiétude (1998) – révèlent cette ambition. Dans la circularité du temps qu’ils instaurent, le début et la fin du monde semblent se toucher, de même que la naissance et la mort des hommes. C’est l’œuvre elle-même, comme acte de renaissance, qui prend dès lors en charge le mystère de l’existence pour en inscrire le chiffre dans la conscience et la mémoire collectives. Davantage qu’une récréation, le cinéma est une re-création  : nul mieux que Manœl de Oliveira n’aura mis au jour ce lien entre temps primordial et temps historique, qui révèle la dimension mythologique du rituel cinématographique.

Parlant de La Lettre, le cinéaste justifiait ainsi le choix d’adapter La Princesse de Clèves à l’écran  : “  Le contraste qui définit la princesse entre l’extrême facilité (tout lui est accessible, tous les choix lui sont ouverts) et l’extrême résistance (elle décidera de ne jamais aller dans le sens de la plus grande pente, elle marche sans cesse le long d’un abîme), c’est ce risque que j’ai eu envie de filmer  “ (Le Monde du 24  mai 1999). C’est à ce risque qu’il n’aura lui-même jamais cessé de confronter son œuvre sous le regard incrédule et moqueur des spécialistes de la plus grande pente. Point n’est besoin d’attendre le jugement de la postérité pour deviner la chute de cette histoire. Séparé de Paulo Branco, son producteur historique, depuis 2005, l’alerte vieillard continuait quant à lui à aller de l’avant, réunissant Michel Piccoli et Bulle Ogier pour un malicieux hommage à Belle de jour de Luis Buñuel (Belle toujours, 2006), ou imaginant les aventures d’un photographe juif ressuscitant par son art une belle endormie catholique, dont l’image le subjuguait (L’Etrange Affaire Angelica, 2010). Cette fantaisie marrane, tirant le portrait d’une morte pour communier avec elle en esprit, témoigne encore du mystère que n’a jamais cessé de célébrer Oliveira dans le cinéma. Un art auquel il donna, sans surprise, la plus belle et secrète des définitions  : ”  Une saturation de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur absence d’explication.  “

Jacques Mandelbaum