L’heure de la planification écologique

Covid-19 : après la crise… les crises

Percer à jour le fonctionnement du capitalisme ne fut pas le moindre des mérites de Martin Luther King. C’était, disait-il, le socialisme pour les riches et la libre entreprise pour les pauvres. Cela se vérifie en période normale : au cours des dernières décennies, l’État a par exemple construit un marché des dettes publiques, offrant ainsi délibérément aux opérateurs privés le contrôle sur le crédit dont il jouissait après-guerre (1). Mais c’est encore plus vrai en période de crise. Les plans de soutien de l’économie mis en œuvre après le krach de 2008 s’élevaient à 1,7 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. Pour la pandémie du coronavirus, nous en étions déjà début avril à 2,6 % (Le Monde, 4 avril 2020), cependant que certains pays, comme les États-Unis (10 %) ou le Royaume-Uni (8 %), allaient bien au-delà. Ces pourcentages n’enregistraient que les premiers efforts consentis par les États ; personne ne doute qu’ils augmenteront dans les mois qui viennent.

À ces mesures budgétaires s’ajoutent les montants titanesques mobilisés par les banques centrales. Contrairement à ses homologues japonaise ou britannique, la Banque centrale européenne (BCE) refuse encore de financer directement les États, mais elle s’est engagée à acheter 1 120 milliards d’euros de titres sur les marchés, des obligations publiques, mais aussi de la dette de multinationales telles que BMW, Shell, Total, LVMH ou Telefónica. Ces mesures viennent en complément d’une série de dispositions qui facilitent l’accès des banques aux liquidités. Honorer le totem de la stabilité financière signifie qu’au plus fort de la crise du coronavirus les fonds d’investissement, les banques et les grandes entreprises, y compris les plus polluantes d’entre elles, sont les premiers bénéficiaires du soutien des pouvoirs publics. Le « socialisme pour les riches » n’a jamais été aussi protecteur.

Pourtant, la gravité de la crise, le fait qu’elle percute l’économie « productive » plutôt que la finance bousculent un peu la définition de Martin Luther King. Aux États-Unis, le Trésor envoie directement des chèques, certes modestes, aux citoyens : c’est le principe de la monnaie « hélicoptère » (d’où l’on jetterait des billets), par laquelle les banques centrales subventionnent ménages et entreprises sans la médiation des banques et sans contrepartie. En France, au 22 avril, plus d’un salarié du privé sur deux était en chômage partiel aux frais de l’État. Fin mars, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) évaluait déjà à plus de 21 milliards d’euros le coût mensuel des dispositions permettant aux salariés de conserver une partie de leur rémunération (2).

Nous voyons apparaître des bribes d’une logique économique différente

La pandémie a donné lieu, une fois de plus, à la suspension du jour au lendemain de dogmes néolibéraux présentés la veille comme sacrés, au nombre desquels les critères de convergence de la zone euro. L’idée que les banques centrales puissent monétiser les dettes publiques, c’est-à-dire régler directement les dépenses de l’État, se discute désormais couramment au sein des élites politiques et financières. La bataille s’annonce rude, mais l’état d’exception idéologique actuel offre une occasion historique de couper le cordon entre le financement de l’économie et la propriété privée du capital. En effet, si l’on (re)découvre que les banques centrales peuvent, dans les limites des capacités de production d’une économie donnée, financer les avances nécessaires à l’activité, alors les marchés perdent leur statut de maîtres chanteurs : il n’y a plus de raison de courtiser la confiance des investisseurs et plus de légitimité aux politiques d’austérité.

Il ne faudrait pas s’y tromper, le néolibéralisme est loin d’expirer. En France, par exemple, la timidité des mesures en faveur des ménages les plus pauvres indique que le gouvernement entretient une armée de réserve à bas coût afin d’imposer un ajustement des salaires à la baisse en vue d’amortir la crise (3). Pour autant, nous voyons aussi apparaître dans celle-ci des bribes d’une logique économique différente. C’est souvent le cas dans les conjonctures de crise comme les conflits armés. Lors de la première guerre mondiale, Paris souffre d’une pénurie de charbon (4). L’État prend alors en charge sa production et sa distribution. L’allocation aux ménages s’effectue selon deux critères : la taille des appartements et le nombre de personnes qui y vivent, à partir desquels on évalue la quantité de charbon nécessaire au chauffage. Le combustible cesse d’être distribué sur la base de la solvabilité des ménages : il l’est en fonction de leur besoin réel. On passe d’un calcul monétaire à un calcul en nature.

La crise du coronavirus est certes moins tragique que la première guerre mondiale. On trouve cependant une logique similaire à l’œuvre. Les masques de protection et les respirateurs font cruellement défaut. Personne aujourd’hui n’ose évoquer leur coût. Seule compte une question : combien peut-on en produire et à quelle vitesse ? Les quantités ont remplacé les prix. La subordination du marché aux besoins réels prend aussi la forme de réquisitions. Haut lieu du néolibéralisme, l’Irlande n’a pas hésité à nationaliser ses hôpitaux privés pour la durée de la crise. M. Donald Trump lui-même a invoqué le Defense Production Act, une loi — remontant à la guerre de Corée (1950-1953) — qui autorise le président des États-Unis à contraindre les entreprises à produire en priorité des biens répondant à l’intérêt général, pour accélérer la fabrication de respirateurs artificiels. L’urgence révèle le besoin par-delà les mécanismes marchands.

Les crises conduisent les sociétés à des bifurcations. Souvent, les routines antérieures reprennent le dessus sitôt l’orage passé ; ce fut peu ou prou le cas après l’effondrement financier de 2008. Mais la crise offre parfois l’occasion de s’engager dans une autre logique. Celle-ci existe à l’état potentiel dans la situation actuelle : contre le marché, privilégier la satisfaction des besoins réels.

La pandémie liée au nouveau coronavirus a toutefois mis en évidence une autre exigence. Le Covid-19 trouve son origine dans une interpénétration croissante des mondes humains et animaux favorable à la circulation des virus (5). Cette transformation résulte elle-même de l’effondrement des écosystèmes, qui conduit des animaux porteurs de maladies transmissibles à s’établir à proximité des zones d’habitation humaines. En plus de satisfaire les besoins réels, une logique économique alternative devra donc rétablir et respecter les équilibres environnementaux. Son nom ? La planification écologique.

Ce programme devra s’affranchir des règles d’austérité

Celle-ci repose sur cinq piliers.

D’abord, premier d’entre eux, le contrôle public du crédit et de l’investissement. Il s’agit d’imposer par la loi l’arrêt du financement puis la fermeture des industries polluantes. Ce mouvement doit s’accompagner d’investissements massifs dans la transition écologique, les énergies renouvelables et les infrastructures propres, par l’entremise de l’isolation du bâti notamment. Les chiffrages existent, ceux de l’association négaWatt par exemple (6). Mais il s’agit également de refonder et d’étendre les services publics, notamment éducatifs, hospitaliers, de transport, d’eau, de traitement des déchets, d’énergie et de communication, abîmés ou détruits par la logique marchande.

En février 2019, M. Bernie Sanders et Mme Alexandria Ocasio-Cortez présentaient leur projet de Green New Deal (« nouvelle donne écologique »). Prenant exemple sur la prise de contrôle politique de l’économie par l’administration de Franklin Delano Roosevelt au moment de la Grande Dépression des années 1930, il se propose de décarboner l’économie en dix ans (lire « Un avant-goût du choc climatique »). L’heure n’est plus aux demi-mesures, la situation sur le front environnemental s’aggrave. Ce programme devra s’affranchir des règles d’austérité par lesquelles les États se sont rendus impuissants en matière environnementale. La crise du coronavirus les a de toute façon fait voler en éclats.

Au sein du capitalisme néolibéral, ce sont les marchés, épaulés par les banques et le secteur financier non régulé (shadow-banking), qui tiennent lieu de quartier général où se décide l’allocation des ressources. Le choix d’investir dans un secteur ou une activité se fonde sur des critères de rentabilité et de solvabilité, à l’exception de la couche de ripolinage vert destinée à alimenter la rubrique « Nos valeurs » du site Internet des grandes compagnies. M. Laurence D. Fink, le patron du fonds d’investissement BlackRock, a publié en janvier 2020 une retentissante lettre aux chefs d’entreprise (7). Il y déclare vouloir désormais faire de l’« investissement durable » la ligne directrice de sa gestion d’actifs. L’« écoblanchiment » (greenwhashing) n’a échappé à personne, de la part d’un fonds qui détient des participations massives dans le secteur des hydrocarbures (8). Même à supposer l’intention sérieuse, l’investissement ne serait durable que soustrait à la logique de la concurrence, par nature court-termiste.

Il faut défaire ce pouvoir centralisé de la finance privée. L’investissement dans la transition devra être assujetti à un contrôle démocratique à tous les échelons de la prise de décision. Conseiller du gouvernement de Pierre Mauroy au moment des nationalisations de 1981-1982 et ancien membre du conseil général de la Banque de France, M. François Morin propose : « Des pouvoirs élus doivent être au cœur de la décision de crédit et, par là, de l’émission de monnaie nouvelle. À chaque niveau, des assemblées élues doivent définir les critères d’attribution des prêts, la nature des attributaires et les montants alloués (…) par grande catégorie d’activité (9). »

Organiser la décroissance de l’utilisation des ressources naturelles

Ces délibérations sur l’investissement devront se conformer à des objectifs généraux fixés au niveau national — voire au niveau continental ou mondial, notamment en matière écologique —, mais leur autonomie garantit la préservation d’une forme de diversité institutionnelle. Loin de l’uniformisation marchande, l’articulation entre centralisation des objectifs primordiaux et dynamique locale de leur réalisation favorise l’inventivité des formes de vie et les capacités d’adaptation des sociétés humaines dans leur ensemble. C’est aussi un impératif pour donner à la planification un ancrage démocratique fort. La transition supposant une réallocation des ressources à grande échelle sur un temps court, en cas de discordance entre niveaux, c’est en dernière instance l’échelon national qui tranchera. Pour cela, il faut qu’il soit légitime : l’amélioration de la qualité des procédures de délibération est un enjeu écologique par excellence.

L’attribution du crédit devra aussi tenir compte de contraintes écosystémiques. Les expériences de planification du XXe siècle, en Union soviétique, en France et ailleurs, ont le plus souvent eu pour objectif la croissance des équipements et des industries, par exemple à la suite de guerres. Jusqu’ici, la planification a été productiviste. La planification écologique, elle, doit organiser la décroissance de l’utilisation des ressources naturelles. Pour y parvenir, il faudra commencer par se doter d’un appareil statistique à la hauteur de l’enjeu. Planifier suppose de connaître le présent et de formuler des scénarios plausibles pour l’avenir (10). Or la connaissance de l’impact environnemental des activités économiques est encore lacunaire. On ne dispose pas de suffisamment d’indicateurs riches et précis à même d’orienter la délibération et la décision. Un mandat clair et des moyens accrus permettraient aux instituts de la statistique publique d’en produire.

Rien ne sert de se voiler la face : le chômage frappera nombre de salariés des secteurs polluants fermés. Or, depuis des décennies déjà, l’écologie charrie l’imaginaire d’une désindustrialisation qui, lorsqu’elle s’est produite sous l’effet des délocalisations — et sans la moindre préoccupation environnementale —, entraîna des drames sociaux. La planification écologique, elle, s’appuie en premier lieu sur les classes populaires. Elle doit donc renverser la vapeur et associer la production propre avec la conquête de nouveaux droits sociaux pour les travailleurs.

Et c’est là le deuxième pilier de la planification écologique : l’État doit garantir à ceux-ci un emploi. La nouvelle donne écologique de M. Sanders et de Mme Ocasio-Cortez comprend cette mesure, simple mais cruciale (11). L’État s’engage à proposer ou à financer un emploi à toute personne qui souhaite travailler, au salaire de base du secteur public ou davantage. Tout comme les banques centrales sont les prêteurs « en dernier ressort » au moment des crises financières, avec la garantie de l’emploi l’État devient financeur de l’emploi « en dernier ressort ». Ce dispositif permettrait de créer des postes dans des secteurs que le capitalisme considère comme non rentables, mais qui souvent apportent une forte valeur ajoutée sociale et écologique : entretien des ressources naturelles, prise en charge du grand âge ou de la petite enfance, réparations, etc. En dépit de ses limites, l’expérience des « territoires zéro chômeur de longue durée », en cours de 2016 à 2021 dans une dizaine de localités, offre un premier aperçu de la garantie de l’emploi (12). Cette expérimentation repose sur trois idées : personne n’est inemployable (tout le monde a des compétences et a droit à la reconnaissance sociale de celles-ci), l’argent ne manque pas et le travail non plus — ce qui manque, c’est l’emploi tel que le définit le marché, c’est-à-dire le travail qui valorise le capital.

Il s’agit donc de dépasser le principe de protection contre les aléas du marché de l’emploi en offrant une garantie de travail qui, de surcroît, contribuera à satisfaire des besoins non couverts par le marché. On peut imaginer qu’un espace de dialogue entre, d’un côté, les personnes disponibles et, d’un autre côté, les collectivités locales et les associations serve à identifier les emplois utiles au niveau d’un territoire donné. Une vertu supplémentaire d’un tel programme tiendrait à la constitution d’un socle minimal de normes sociales, en termes de conditions de travail et de rémunération, dont les effets protecteurs se diffuseraient à l’ensemble des salariés. Avec l’emploi garanti, le travail cesse d’être une marchandise, car son existence et son utilité ne sont plus déterminées par le marché.

La crise du coronavirus a révélé une autre hiérarchie des métiers (13). Soudain, la survie des populations dépend du travail de soignants, de caissières de supermarché et d’agents de nettoyage, tous métiers qui, en temps normal, sont peu valorisés symboliquement et financièrement. Ils sont applaudis tous les soirs à 20 heures depuis les balcons. D’aucuns proposent même qu’ils défilent à la place des militaires le 14-Juillet. Les métiers de la transition écologique doivent faire l’objet de la même revalorisation. À l’instar du mineur de charbon, fantassin de la « bataille de la production » érigé après la seconde guerre mondiale en symbole de la centralité du monde ouvrier, la transition a besoin de « héros » — d’héroïnes en l’espèce. L’enjeu n’est pas d’exalter l’esprit de sacrifice, mais d’apporter aux métiers une reconnaissance à la hauteur de leur contribution à la satisfaction de véritables besoins. Cela passe par la compression draconienne de l’échelle des rémunérations et par l’augmentation des revenus correspondant aux nombreux métiers socialement et écologiquement utiles, mais jusqu’alors déconsidérés. Cette bataille sera aussi culturelle : on ne changera pas un imaginaire collectif vieux d’un siècle sans que films, romans, chansons ne contribuent à élever les aides-soignantes, les recycleurs et les paysans au rang qu’occupent dans l’univers des fictions les policiers, les hommes d’affaires, les avocats et les informaticiens.

En troisième lieu, la planification écologique doit conduire à une relocalisation de l’économie. L’Union européenne dispose elle aussi de son pacte vert pour l’Europe, rendu public par la présidente de la Commission Ursula van der Leyen en janvier 2020. Au moment même où elle en présentait les contours, l’Union signait un traité de libre-échange avec le Vietnam… Des marchandises toujours plus nombreuses iront et viendront donc à travers la planète, avec leur lot d’émissions de gaz à effet de serre. En plus d’accroître les inégalités, le libre-échange engendre une aberration écologique.

Cette relocalisation doit reposer sur trois principes. Le premier est la déspécialisation des territoires. Celle-ci leur permettra de s’affranchir des fluctuations des marchés mondiaux et de recouvrer ainsi une souveraineté sur ce qu’ils produisent. La mondialisation capitaliste, l’allongement des chaînes de valeur ont dépossédé les populations de ce contrôle. Le deuxième principe est le protectionnisme solidaire : la mise en place de barrières douanières sociales et environnementales doit s’accompagner du démantèlement du monopole des grandes entreprises en matière de connaissances. Libéraliser la propriété intellectuelle permettra au plus grand nombre de bénéficier des innovations. Et l’échange de savoirs et de technologies favorisera une élévation des droits sociaux et environnementaux. Loin d’un repli sur soi, le protectionnisme solidaire renouvellera l’internationalisme sur des bases écologiques et de mutualisation du savoir.

La relocalisation manquerait sa cible si, enfin, en troisième lieu, elle n’avait pas d’effets sur ce que l’on produit et sur la manière dont on le produit. Le capitalisme a intérêt à raccourcir autant que possible la durée de vie des objets, obligeant le consommateur à en acheter de toujours nouveaux. Pour cela, il met sur le marché des biens de mauvaise qualité. Il faut imposer aux fabricants des normes de robustesse accompagnées d’une durée de garantie plus élevée. Des produits plus solides moins souvent remplacés et plus fréquemment réparés allègent la pression sur les écosystèmes. Les mouvements en faveur d’une plus grande sobriété ont le vent en poupe. Souvent, ils s’accompagnent d’une morale individualiste (14). La sobriété ne peut être que collective, il faut donc instaurer des régulations qui l’encouragent. Il nous faut passer d’une vision productiviste de l’activité industrielle à une conception orientée vers l’allongement du cycle de vie des objets : l’entretien, la réparation et l’amélioration des objets au fil du temps doivent prendre le pas sur la logique du « tout jetable ». C’est une question d’investissements, d’emplois, de compétences, mais aussi de garanties sociales.

« La révolution des big data peut ressusciter l’économie planifiée »

La limitation stricte de la publicité compte au nombre de ces régulations. Qu’une entreprise veuille informer ses clients sur les mérites de ses marchandises tombe sous le sens. Mais la réclame engloutit nos vies quotidiennes et nos espaces pour vendre des fantasmes plutôt que des produits. Au cours du XXe siècle, les dépenses publicitaires des entreprises — multinationales en particulier — ont augmenté de manière vertigineuse (15). À l’âge du capitalisme monopoliste, c’est l’un des principaux leviers permettant la captation de parts de marché. Aucune chance, dans ces conditions, que des formes de consommation durables puissent émerger.

Le quatrième pilier de la planification écologique est la démocratie. Les expériences de planification passées étaient non seulement productivistes, mais aussi technocratiques, verticales, voire autoritaires (16). En URSS, par exemple, une bureaucratie de planificateurs décidait des quantités et qualités de biens à produire. Cet autoritarisme induisait un problème de faible légitimité politique de ces régimes, mais également de connaissance économique : coupés de la société civile, les intellectuels planificateurs en savaient peu sur les besoins et les désirs des citoyens. Ceci donnait lieu à un désajustement parfois spectaculaire de l’offre et de la demande, débouchant sur des pénuries ou sur du gaspillage.

Cette corrélation entre planification et autoritarisme ne relève pas de la fatalité. La déjouer suppose une certaine inventivité institutionnelle. Au cours des trente dernières années, les expérimentations en matière de démocratie participative n’ont pas manqué (17). Elles relèvent le plus souvent du gadget politique, les décisions importantes se prenant au sein des exécutifs et des conseils d’administration. Des dispositifs tels que les conférences de consensus, les jurys citoyens, les budgets participatifs ou l’Assemblée citoyenne du futur (18) pourraient pourtant contribuer à la délibération sur les besoins. La condition de l’efficacité de tels dispositifs, jamais réalisée à ce jour, est qu’ils influent vraiment sur les choix productifs. Autrement dit, qu’ils donnent lieu à un recul des mécanismes marchands au bénéfice d’une politisation de l’économie.

La coordination de l’offre et de la demande pourra également s’appuyer sur des outils numériques, comme c’est déjà le cas dans le capitalisme aujourd’hui. Le 4 septembre 2017, le quotidien Financial Times affirmait que « la révolution des big data peut ressusciter l’économie planifiée ». Aux yeux de l’un de ses éditorialistes, les possibilités actuelles de collecte de données et de calcul pourraient dans un avenir proche surmonter certaines défaillances de la planification centralisée du XXe siècle. Les informations produites à flux continu par l’ensemble des acteurs économiques permettent de connaître les préférences d’un grand nombre de consommateurs quasi instantanément, sans passer par le système des prix. Mais ces données appartiennent de fait aux industries privées de la Silicon Valley, comme l’infrastructure qui les génère et les traite. Socialisées, placées sous contrôle démocratique et réorientées vers l’utilité sociale, elles contribueraient à l’émergence de solutions de rechange au marché.

Enfin, cinquième et dernier pilier de la planification écologique : la justice environnementale. Le Covid-19 a fait de nombreuses victimes dans les territoires les plus pauvres, par exemple, en France, en Seine-Saint-Denis. Les classes populaires pâtissent d’une santé plus fragile ; faute de logements décents et de moyens, elles contractent davantage de pathologies et se rendent moins chez le médecin, d’autant que leurs territoires font figure de déserts médicaux. Pourtant, les professions situées en première ligne dans la lutte contre le coronavirus en sont souvent issues, et donc davantage exposées au virus. Les pandémies aggravent les inégalités de classe.

Il en va de même de la crise climatique. Les classes populaires souffrent davantage que les riches des pollutions ou des catastrophes naturelles (19) (lire « En Floride, les riches n’auront pas les pieds dans l’eau »). C’est pourtant sur elles que les gouvernements font peser le coût de la transition, comme en a témoigné l’épisode calamiteux de la taxe carbone, qui a déclenché le mouvement des « gilets jaunes ». Pareille conduite n’est pas seulement moralement douteuse mais politiquement vouée à l’échec : sans le consentement des classes populaires, la transition n’aura pas lieu. Susciter ce consentement suppose de placer la justice au cœur de la transition, et pour cela d’imposer un contrôle démocratique sur les choix de production et de consommation. En France, les 10 % les plus riches émettent huit fois plus de gaz à effet de serre que les 10 % les plus pauvres (vingt-quatre fois aux États-Unis, quarante-six fois au Brésil) (20). C’est à eux d’assumer le coût des destructions de l’environnement provoquées par leurs modes de vie.

Transformer simultanément nos systèmes économiques et politiques

L’écologie figure désormais en tête des préoccupations des Européens. Mais quelle écologie ? Le premier ministre conservateur autrichien Sebastian Kurz a son idée. En janvier dernier, au moment de former sa coalition avec les Verts — une première à l’échelle d’un pays —, il a déclaré que l’humanité était confrontée à deux défis majeurs : l’immigration et le changement climatique. D’où le sens d’une alliance des conservateurs avec les écologistes. La crise du coronavirus pourrait accélérer l’émergence d’une écologie conservatrice. La demande d’État « fort » suscitée par la peur, l’accoutumance à la fermeture des frontières et au « traçage » des populations, couplées à la conscience grandissante que le productivisme engendre des catastrophes toujours plus nombreuses, pourraient faire de l’Autriche le premier pays, avant d’autres, basculant dans une gestion autoritaire de la crise environnementale. On aurait tort de croire cette alliance contre nature. Dans l’histoire de l’écologie, une sensibilité conservatrice a toujours existé.

À cette écologie conservatrice, il faut en opposer une autre. Celle qui active tous les leviers de l’État pour réaliser la transition, mais trouve ce faisant l’occasion de démocratiser l’État et de soumettre la démocratie représentative à la pression de la démocratie directe. La transition écologique requiert en ce sens une transformation simultanée de nos systèmes économiques et politiques. Leur écologie ou la nôtre : la grande bataille du XXIe siècle a commencé.

Cédric Durand & Razmig Keucheyan

Respectivement économiste à l’université Paris-XIII et sociologue à l’université de Bordeaux.

(1Cf. Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, La Découverte, Paris, 2016.

(4Cf. Thierry Bonzon, «Consumption and total warfare in Paris (1914-1918)», dans Frank Trentmann et Flemming Just (sous la dir. de), Food and Conflict in Europe in the Age of the Two World Wars, Palgrave Macmillan, Londres, 2006.

(5Lire Sonia Shah, «Contre les pandémies, l’écologie», Le Monde diplomatique, mars 2020.

(6Association négaWatt, Manifeste négaWatt. En route pour la transition énergétique!, Actes Sud, coll. «Babel Essai», Arles, 2015.

(7Laurence D. Fink, «A fundamental reshaping of finance», janvier 2020.

(8Cf. Amélie Canonne et Maxime Combes, «BlackRock se paie une opération de greenwashing grâce à Paris et Berlin», Basta!, 24 janvier 2020.

(9François Morin, Quand la gauche essayait encore. Le récit inédit des nationalisations de 1981 et quelques leçons que l’on peut en tirer, Lux, Montréal, 2020.

(10Cf. Alain Desrosières, «La commission et l’équation : une comparaison des Plans français et néerlandais entre 1945 et 1980», Genèses. Sciences sociales et histoire, no 34, Paris, 1999.

(11Cf. Pavlina R. Tcherneva, The Case for a Job Guarantee, Polity Press, Cambridge, à paraître prochainement.

(13Cf. Victor Le Boisselier, «Dominique Méda : “Nous savons aujourd’hui quels sont les métiers vraiment essentiels”», Politis, Paris, 25 mars 2020.

(14Lire Jean-Baptiste Malet, «Le système Pierre Rabhi», Le Monde diplomatique, août 2018.

(15Cf. John Bellamy Foster, Hannah Holleman, Robert McChesney et Inger Stole, «The sales effort and monopoly capitalism», Monthly Review, vol. 60, no 11, New York, avril 2009.

(16Cf. Bernard Chavance, «La planification centrale et ses alternatives dans l’expérience des économies socialistes», Actuel Marx, no 65, Paris, 2019.

(17Cf. Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Paris, 2001.

(18Cf. Dominique Bourg (sous la dir. de), Inventer la démocratie du XXIe siècle. L’Assemblée citoyenne du futur, Les Liens qui libèrent, Paris, 2017.

(19Cf. Catherine Larrère (sous la dir. de), Les Inégalités environnementales, Presses universitaires de France, Paris, 2017.

(20Cf. Lucas Chancel, Insoutenables Inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les Petits Matins, Paris, 2017.

 

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