Comment organiser, en France, une grande exposition du maître espagnol lorsqu’on n’a presque aucune de ses peintures ? C’est le défi relevé par le Grand Palais, à Paris
Blindés, ignifugés et escortés, les convois sont arrivés au Grand Palais tout au long des dernières semaines, en provenance de toute l’Europe et des Etats-Unis. L’exposition Vélasquez, qui s’y tient du 25 mars au 13 juillet, est parvenue à réunir 51 peintures attribuées au génie espagnol. Il s’agit presque d’un exploit, tant sont grandes les difficultés de l’entreprise pour un pays comme la France, dépourvue d’œuvres de Diego Vélasquez (1599-1660).
Le Louvre n’a qu’une peinture, mineure, de l’artiste du Siècle d’or espagnol : le Portrait de Philippe IV en chasseur, déposée au Musée Goya de Castres. Et seulement deux autres Vélasquez se trouvent dans l’Hexagone, Saint Thomas, au Musée des beaux-arts d’Orléans, et Démocrite, au Musée des beaux-arts de Rouen. La raison tient à l’histoire. Celle du peintre, celle des relations franco-espagnoles, ou encore celle de la critique artistique.
” Durant les XVIIe et XVIIIe siècles, Vélasquez ne fut connu et apprécié qu’en Espagne, souligne Javier Portus, conservateur au Musée du Prado à Madrid et spécialiste de la peinture espagnole du XVIIe siècle. La connaissance et le goût pour cet artiste à l’étranger ne furent possibles qu’à partir du XIXe siècle, quand ouvrit le Musée du Prado et que son œuvre fut plus largement diffusée, et quand certains courants esthétiques revendiquèrent les mêmes valeurs naturalistes et anti-classiques que ce que défendait Vélasquez. “
C’est alors que se produisit le premier exode des tableaux du peintre, dont la France aurait pu durablement profiter. ” Beaucoup des œuvres de Vélasquez sont sorties d’Espagne via la France au début du XIXe siècle, assure Javier Portus. Certaines, choisies pour le Musée Napoléon, ont dû être rendues en 1815, tandis que d’autres furent récupérées par le duc de Wellington. “ Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la Grande-Bretagne réunissait ainsi la majeure partie des tableaux de Vélasquez se trouvant en dehors de l’Espagne. Puis, avec l’expansion économique des Etats-Unis, beaucoup traversèrent l’Atlantique durant le XXe siècle, qui sont actuellement exposés dans des musées américains.
” A part le Royaume-Uni et les Etats-Unis, la plupart des pays manquent de Vélasquez car il a peu peint, et essentiellement pour le roi d’Espagne “, convient Guillaume Kientz, chargé des collections de peintures et sculptures espagnoles, portugaises et latino-américaines au Musée du Louvre et commissaire de l’exposition qui s’ouvre au Grand Palais. Sur les 51 peintures de Vélasquez -exposées, 18 proviennent ainsi de musées espagnols. ” Le catalogue de Vélasquez compte entre 110 et 120 tableaux, dont près de 60 se trouvent en Espagne “, détaille M. Portus. A lui seul, le Prado en compte 49. Parmi lesquels une grande partie de ses chefs-d’œuvre.
Or la pinacothèque madrilène est jalouse de ses trésors. ” Son règlement intérieur très précis stipule qu’elle ne prête jamais plus de sept Vélasquez à la fois “, explique M. Kientz. ” Au XIXe siècle, il était courant de dire qu’une visite à Madrid était indispensable pour connaître Vélasquez, et cette affirmation reste valable aujourd’hui “, sourit M. Portus.
L’Espagne n’a pas seulement à cœur de prendre soin de la collection du peintre : elle cherche aussi à l’augmenter. Dans les douze dernières années, seulement trois œuvres de Vélasquez ont été mises en vente sur le marché international, toutes acquises par des acheteurs espagnols : le portrait de Ferdinando Brandani par le Musée du Prado, et deux tableaux intéressants, Santa Rufina et L’Immaculée Conception, par la Fondation Focus Abengoa, à Séville, la ville natale du peintre.
Dans ces conditions, on imagine aisément le casse-tête que constituent, hors de sa terre natale, les grandes rétrospectives sur l’artiste du Siècle d’or. C’est sans doute cela qui explique leur rareté. La dernière grande exposition sur Vélasquez, organisée conjointement par le Prado et le Metropolitan Museum of Art de New York, date de 1989-1990, à laquelle on peut ajouter une synthèse, réduite, à la National Gallery de Londres en 2006-2007. ” Il est très compliqué de rassembler les tableaux, convient M. Kientz. Il y a des temps pour la recherche : sur le naturalisme et Vélasquez, le peintre et Séville, Vélasquez et Rome, lui et la mythologie, etc. Et puis il y a le temps des grandes synthèses. C’était le bon moment. Une grande synthèse tous les vingt-cinq ans, c’est largement suffisant. “
Pour réunir les œuvres, le commissaire de l’exposition a dû se rendre en personne dans une foule de musées, des établissements reconnus ou des fondations plus modestes. Parfois aussi chez des particuliers, pour obtenir un tableau qui fait sens. Les toiles viennent de Dublin, Budapest, Rome, Vienne, Londres, Saint-Pétersbourg, Dresde, Florence, Berlin, Boston, Chicago, Detroit, Dallas, Sarasota en Floride, Cleveland, Fort Worth, Washington, New York ou encore Dorset. Parfois le voyage se répète, car il faut revenir pour insister, argumenter, convaincre avant d’obtenir le précieux prêt.
” Le choix a été fait en fonction des besoins de l’exposition, du dialogue à instaurer entre les œuvres, du récit. Mais aussi du format des tableaux, de leur état de conservation, de leur aptitude à voyager, précise M. Kientz. Ce n’est pas une simple succession de chefs-d’œuvre. ” La plupart du temps, aucune rémunération n’entre en jeu. C’est un échange de bons procédés entre des institutions qui espèrent pouvoir, en retour, compter les unes sur les autres en cas de besoin. ” Nous entretenons des relations cordiales entre musées, résume le commissaire. Ils nous prêtent leurs tableaux parce qu’ils désirent participer au projet. C’est un gentleman agreement. “ La National Gallery de Londres a ainsi prêté ” facilement ” sa Vénus au miroir, l’un des chefs-d’œuvre de l’exposition avec le Portrait du pape Innocent X, venu de la galerie Doria Pamphilj, à Rome. Mais la tâche, même lorsqu’il s’agit de grandes institutions, n’est pas toujours aisée. -Patrimonio nacional, chargé de la protection des œuvres appartenant aux palais royaux, a longtemps douté avant de céder Un cheval blanc et La Tunique de Joseph.
” Lorsque nous recevons une demande de prêt, nous examinons toujours l’importance de l’exposition, notamment d’un point de vue scientifique, avant de permettre que sortent des œuvres aussi importantes que les Vélasquez, explique José Luis Diez, directeur des collections royales au Patrimonio nacional. Dans le cas de l’exposition au Grand Palais, nous avons beaucoup réfléchi. Finalement, nous avons considéré qu’il s’agissait sans doute de la principale exposition de Vélasquez depuis celle du Metropolitan Museum of Art de New York. “
La Tunique de Joseph constitue tout particulièrement un prêt ” exceptionnel “, souligne M. Diez. Icône des collections royales, elle est en temps normal hébergée par le monastère de l’Escorial. Pour convaincre, M. Kientz a dû insister sur la nécessité de présenter l’œuvre aux côtés de La Forge de Vulcain, prêtée par le Prado. La première, sacrée, faisant pendant à la seconde, profane.
” Si la demande est raisonnée, que le projet est rigoureux, que les tableaux jouent un vrai rôle pour comprendre la peinture de Vélasquez, qu’ils font sens dans la construction de l’exposition, nous pouvons faire ce genre d’exception “, ajoute M. Diez. Finalement, non seulement Patrominio nacional a prêté ses deux joyaux, mais il a procédé à une ” restauration très importante des œuvres avant le prêt afin qu’elles puissent briller à Paris “.
Avant de parvenir à cette conclusion, plusieurs réunions ont été nécessaires. L’ambassadeur de France en Espagne, Jérôme Bonnafont, a accompagné les négociations pour appuyer la demande du commissaire. Et il n’a pas été de trop de rappeler que le roi d’Espagne, Felipe VI, allait inaugurer en personne l’exposition parisienne. ” Nous entendons ce prêt comme une collaboration entre Etats “, résume M. Diez.
Pour accorder l’envoi d’œuvres de cette valeur hors d’Espagne, c’est d’ailleurs le ministère de la culture qui a le dernier mot. Lors de l’exportation temporaire d’œuvres de plus de cent ans, un bureau évalue les risques et l’intérêt du voyage, que les peintures soient de propriété publique ou privée.
Les Ménines, ainsi, ne peuvent tout simplement pas sortir du Prado. Le plus célèbre tableau de Diego Vélasquez est un trésor national qui ne se prête pas. N’en déplaise au public parisien. Le commissaire de l’exposition affirme que de toute façon, il n’en aurait pas voulu. ” C’est un tableau qui ne doit pas bouger. Nous n’avons pas demandé Les Ménines, je ne sais pas si nous l’aurions eu, mais si on me l’avait proposé, c’est une œuvre que j’aurais refusée.Elle éclipse l’épaisseur d’un propos, elle dépasse Vélasquez, elle dépasse la peinture même. On est face à un monument. Et ce monument justifie en soi le voyage à Madrid. Il faut préserver le mystère des Ménines “, explique Guillaume Kientz.
Hors des grandes institutions, c’est une négociation serrée qui s’est jouée entre le commissaire et les directeurs de collections. Parfois peut intervenir une rétribution monétaire, en particulier pour les collections de particuliers. Mais c’est souvent la simple satisfaction de voir son tableau au Grand Palais qui finit par convaincre les détenteurs de l’œuvre. Sans oublier qu’exposer un tableau augmente sa valeur. Pourtant, même ainsi,les tractations peuvent être incertaines : une personne ayant assisté aux négociations se souvient de la difficulté de convaincre une riche famille d’industriels espagnols de se défaire, durant quelques mois, du Vélasquez qui trônait dans le salon de leur domicile madrilène.
Anabel Morillo, directrice de la Fondation Focus Abengoa, a vu partir les trois Vélasquez qu’elle expose dans l’Hospital de los Venerables : deux achetés aux enchères par la fondation, Sainte Rufine en 2007 et L’Immaculée Conception en 2009, et une autre, L’Imposition de la chasuble à saint Ildefonse, propriété de la ville de Séville. ” Ce n’était pas une décision facile car notre collection ne compte que quinze peintures et les visiteurs vont ressentir ce manque, souligne-t-elle. Néanmoins, c’est important que ces tableaux soient vus par un maximum de gens et qu’ils aient la reconnaissance de la communauté scientifique. C’est un honneur d’être à Paris. “
Il a fallu, cette fois, être concret en ce qui concerne les bénéfices tirés par le prêt. Non seulement il doit servir l’image de marque de cette fondation privée, dont le nom est associé à une compagnie andalouse. Mais il s’est encore accompagné de la signature d’un accord de collaboration avec le Louvre permettant d’obtenir Le Jeune Mendiant, de Murillo, en 2016, lors de l’exposition que la fondation prépare sur le peintre baroque sévillan.
Le Musée diocésain d’art sacré d’Orihuela, près d’Alicante, a pour sa part prêté son joyau La Tentation de saint Thomas d’Aquin, de Vélasquez, à condition d’obtenir du Louvre ” une œuvre religieuse de la même époque et d’une certaine importance “, explique le prêtre José Antonio Martinez, directeur de ce musée méconnu, pourtant riche de 350 œuvres religieuses datées du XIIIe au XXe siècle et abritées dans un ancien palais épiscopal.
” C’est un musée qui est moins dans le circuit et qui a d’abord refusé de prêter, se souvient M. Kientz. Nous avons beaucoup discuté. Ils craignaient une exposition “block-buster”. Je les ai convaincus que, au contraire, elle aurait sa place dans l’historiographie sur Vélasquez. Il faut donner aux gens l’envie d’être de l’aventure. “ La partie était pourtant loin d’être gagnée. Il y a cinq ans, le conseil du gouvernement du diocèse avait décidé de ne plus prêter la toile pendant les dix prochaines années, après l’avoir envoyée à Londres pour la synthèse sur Vélasquez de 2006-2007. ” L’insistance de Guillaume fut telle que nous avons cédé. Il est venu deux fois nous rendre visite pour nous convaincre de l’importance de l’exposition, se remémore M. Martinez. J’espère qu’il s’agit du début de jolis échanges. “
Le temps de l’exposition parisienne, le musée d’Orihuela a obtenu le prêt de Saint Philippe, de Philippe de Champaigne. Un échange qui a supposé le déploiement de tout un protocole : visite de la chef de sécurité du Louvre et du chef des pompiers afin de s’assurer que les lieux respectaient les conditions de sécurité nécessaires pour abriter cette œuvre, escorte de la police nationale, régionale et locale, bouclage des rues attenantes pendant la livraison… ” C’était très surprenant “, souligne le moine, qui en rit encore, peu habitué à tant de mouvements autour du palais épiscopal.
Car le transport des œuvres n’est pas une mince affaire, dans un sens comme dans l’autre. ” Les protocoles sont très stricts, explique le directeur des collections royales du Patrimonio nacional. Toutes les œuvres voyagent avec une escorte policière et technique. ” Un restaurateur et un conservateur de l’institution ont accompagné les œuvres de Vélasquez depuis le moment où elles ont été décrochées de leur emplacement d’origine jusqu’à celui de leur accrochage sur le lieu de l’exposition temporaire, afin de s’assurer que les peintures ne subissaient aucune altération. Et lorsque le camion qui transportait les tableaux a dû s’arrêter pour la nuit, c’est dans une caserne militaire qu’il l’a fait, au cœur du Pays basque espagnol.
On ne plaisante pas avec Vélasquez. Plus qu’un peintre espagnol, il s’agit d’une icône nationale, un monument. ” Bien que Vélasquez se soit nourri de sources internationales – Titien, le Tintoret, Rubens, etc. –, il s’agit de l’artiste autour duquel a basculé l’histoire de la peinture espagnole, rappelle le conservateur du Prado, Javier Portus. A partir de Goya, les artistes espagnols l’ont utilisé fréquemment comme modèle et ont essayé de converser avec lui. Par le biais de ses peintures, des intellectuels se sont posé des questions sur notre passé. A cela contribuent plusieurs facteurs étroitement liés à son œuvre : le fait qu’une bonne partie de son catalogue soit composée de portraits de la cour, l’intérêt insolite du peintre pour le paysage des environs de Madrid, son anti-classicisme, son attachement à l’utilisation de types humains qui reflètent l’expérience quotidienne et s’éloignent des codes d’idéalisation, la profondeur de certaines de ses œuvres religieuses. Ou le rôle si important dans sa peinture de personnages apparemment marginaux, comme les nains ou les bouffons. “
Sandrine Morel