Lev Dodine rebâtit sa ” Cerisaie “.

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ASaint-Pétersbourg, le Théâtre Maly(” petit théâtre de drame “) de la rue Rubinstein, tout près de la célèbre perspective Nevski, n’est pas seulement un théâtre, derrière sa façade fin XIXe, son portique crème à colonnes. C’est une maison, au sens à la fois le plus concret et le plus spirituel du terme. Ainsi l’a voulu Lev Dodine, le lion à la crinière blanche, qui en a pris la direction en  1982, et en a fait un des foyers majeurs du théâtre européen, emblématique de la perestroïka, avec des créations marquantes comme Gaudeamus ou Claustrophobia.

Aujourd’hui, Lev Dodine, qui est né en  1944 en Sibérie, à Stalinsk (redevenue Novokouznetsk), dans une famille d’origine juive, a 70  ans, et quelques soucis de santé – le cœur, eh oui. Il est inquiet pour sa maison de théâtre, et pour la maison Russie. Il semblerait que le domaine soit à vendre au plus offrant, que le marché ait gagné de manière féroce, et que l’antisémitisme, l’incurable antisémitisme russe, soit de retour.

Alors, Lev Dodine a remonté La Cerisaie. Il avait déjà signé une version de l’ultime pièce de Tchekhov en  1994, que l’on avait pu voir à l’Odéon. Ce n’était pas son meilleur spectacle. Mais cette nouvelle Cerisaie, créée en  2014, et que l’on peut voir au Monfort Théâtre, à Paris, dans le cadre du festival Standard idéal – hors les murs, est une splendeur. Un spectacle de maître comme il est si bon d’en voir encore. Et de maître russe, avec des acteurs russes : adeptes du low profile et de l’anorexie de l’âme, du corps et de l’esprit, passez votre chemin, ceci ne sera pas pour vous.

Musique à la fois subtile et puissanteLa maison, qui est donc au cœur du projet de Lev Dodine pour son théâtre, est bien sûr au cœur de La Cerisaie, la plus belle pièce jamais écrite sur cette notion, si importante pour l’être humain, d’un chez-soi de l’âme. Et toute la mise en scène de Dodine, qui est sans doute son chef-d’œuvre, est un manifeste à la fois testamentaire et magnifique, tournant autour de cette métaphore de la maison comme foyer de valeurs communes et partagées – et menacées –, en une vision à la fois très personnelle de la pièce, et tchékhovissime.

A Saint-Pétersbourg, où nous avons vu le spectacle en décembre  2014, Lev Dodine a utilisé tout son théâtre, en un dispositif recréé au Monfort. L’histoire de Lioubov Andréevna, qui revient dans son domaine, sa ” chère Cerisaie “, après des années d’errance en Europe, l’histoire de ces propriétaires terriens ruinés qui n’ont pas vu, pas compris, que leur heure était passée, a lieu parmi nous, spectateurs assis sur des sièges houssés de blanc, comme les meubles de la maison en vente. C’est notre histoire, nous en sommes partie prenante.

Pourtant, nous sommes en Russie, en  1900, et le monde est en train de basculer. Lioubov et son frère, Gaev, sont des personnes cultivées, raffinées – et bonnes. Mais rien ne pourra empêcher que leur maison, celle de leur enfance, celle des heures heureuses et tragiques – Lioubov a perdu son petit garçon, noyé dans la rivière au fond du jardin –, ne soit vendue. Rachetée par un parvenu, à savoir Lopakhine, un jeune marchand dont le père et le grand-père servaient sur le domaine, et démantelée en une série d’isbas destinées à une forme de tourisme de masse avant l’heure.

Rien ne pourra l’empêcher car, quelles que soient leurs qualités personnelles, ils appartiennent à un monde qui ne peut pas perdurer, qui a assis sa culture et son raffinement sur l’inégalité, le servage et l’exploitation. C’est la force, l’actualité percutante de la pièce de Tchekhov, que pourtant Lev Dodine n’actualise aucunement.

Ce qu’il met en scène, sans jugement mais non sans une tristesse lucide, c’est un monde en train de mourir. Quasiment aucune action n’a lieu sur la scène, tout ou presque se joue dans la salle, dans les coulisses, tant la scène-maison est déjà désertée. Seul le bal – un ballet de fantômes –, qui précède la vente du domaine, prend place sur le plateau. Le reste du temps, un grand écran occupe la scène, sur lequel sont projetés de petits films en noir et blanc, manière cinéma muet, très beaux, qui montrent les images du bonheur passé, comme sorties de la conscience, dans le paysage idyllique de la cerisaie en fleurs.

Une joie barbare, un désespoir inouïSi cette Cerisaie peut être si chère à ceux qui sont prêts à entendre sa musique à la fois subtile et puissante, c’est bien sûr parce que Lev Dodine a réuni et dirigé de main de maître des acteurs comme on n’en voit plus beaucoup, qui n’ont pas peur d’incarner avec force leurs personnages, dans la grande tradition russe, tout en étant des interprètes ultrasensibles de la partition tchékhovienne, dans laquelle ce qui existe entre les mots est aussi important que les mots eux-mêmes.

La Lioubov de Ksenia Rappoport frémit de mille sentiments, mille émotions. C’est une Lioubov jeune, séduisante, ce qui est rarement le cas, et cela change tout, dans la manière de montrer l’histoire d’amour qui aurait pu être possible entre elle et Lopakhine. Varia (fille adoptive et gouvernante de Lioubov) aussi est très séduisante, telle que jouée par Elizaveta Boïarskaïa, la jeune première adulée de la troupe de Dodine, et là aussi cela change tout : c’est entre ces deux femmes, tout aussi gracieuses, et Lopakhine que se jouent les rapports de classe.

Quant au Lopakhine de Danila Kozlovski… Le jeune acteur est devenu, en quelques années, sans doute le plus grand interprète du théâtre russe, et par ailleurs une star de cinéma que les jeunes filles s’arrachent à la sortie des artistes pour lui demander des autographes (il est fort joli garçon). Ce qu’il fait là, dans cette Cerisaie, on ne l’oubliera pas.

Lopakhine, le fils de moujik, a acheté le domaine. C’est l’acmé de la pièce, son moment à la fois le plus déchirant, le plus violent et le plus dionysiaque, tel que Kozlovski le joue, avec une joie barbare, une puissance, un désespoir inouïs. ” Dites-moi que je suis ivre, que je suis fou, que je rêve… Si mon père et mon grand-père se levaient de leur tombe, s’ils voyaient cette aventure, leur Iermolaï, qu’ils cognaient, le Iermolaï qui savait à peine lire, qui courait pieds nus en plein hiver, oui, ce même Iermolaï a acheté un domaine qui est le plus beau du monde. J’ai acheté le domaine où mon père et mon grand-père étaient esclaves, où ils n’avaient même pas le droit d’entrer à la cuisine. Je dors, ou c’est juste un mirage… “

La Cerisaie par Dodine prend évidemment une dimension terrible, au vu de ce qu’est devenue la Russie aujourd’hui. Mais il n’y a pas qu’en Russie que la maison commune est bien mal-en-point, et l’on sort de ce spectacle crépusculaire profondément bouleversé, troublé : oui, notre monde change, comme il changeait à l’époque de Tchekhov, et le nouveau monde peut légitimement nous apparaître vulgaire, sans valeurs et sans culture. Mais qui sait si les Lopakhine de notre temps ne seront pas les artisans d’un renouveau face à un monde fatigué ? Qui sait ? Lev Dodine est un bien trop grand artiste pour se contenter de la simple -nostalgie.

Fabienne Darge