Les héros antiques reprennent du service.

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“Qu’est-ce que ça fait de partager la vie du plus beau des héros grecs ?” Parlant, Thésée prenait la pose du catcheur – pectoraux, biceps, abdos, fessiers : tous à bloc bandés. ” Comme tous les autres personnages d’Ariane dans le Labyrinthe, Thésée est évoqué sur le mode burlesque. Il évolue dans une cité athénienne transposée à l’époque contemporaine, gangrenée par les déficits et le ” manque de liquidités “, à la recherche de pantins pouvant, en pleine ” société du spectacle “, remédier à ” la pénurie d’offre héroïque -locale “.

Car les héros sont fatigués. Thésée lui-même, sous la coupe d’une attachée de presse qui ne souhaite pas le moins du monde ” sauver la Grèce de ses malheurs et malédictions, mais tirer profit d’hommes au pouvoir “, erre d’hôtels de représentants de commerce en ” restoroutes “. Pasiphaé, la femme de -Minos, se désole de ” correspondre si bien au poncif de l’épouse délaissée, à qui rien ne manque sur le plan matériel et qui s’abîme dans l’alcool “. Ariane, l’aînée du roi Minos, craint surtout ” de puer “ dans le Labyrinthe. Quant à sa sœur, Phèdre, décrite chez Racine par le vers célèbre que Roland Barthes considérait comme le plus beau de la langue française, ” la fille de Minos et de Pasiphaé “, elle a, chez Philippe Bollondi, ” tout de la petite salope à la mode antique “. Et si le Minotaure est bien, aux yeux des Athéniennes qui en tremblent tout en l’admirant, ce monstre n’obéissant à ” aucun code ni carcan “, mais prenant ” son désir pour seule loi “, on le décrit en fait ” à tête de taureau sans l’avoir jamais vu “.

Du même mythe, Marie-Hélène Poitras tire des effets et une tonalité radicalement opposés dans son premier -roman, Soudain le Minotaure, d’abord paru au Québec en  2002, et aujourd’hui en France. Comme elle l’explique dans la postface ajoutée pour l’édition française, pour écrire l’histoire de ce violeur en -série, ” un personnage du sexe opposécrédible, psychopathe épileptique de surcroît “, il lui fallait éviter ” de -démoniser – s – onpersonnage “, se garder ” de le suivre de loin comme on observe un requin dans un aquarium “ : ” il n’y avait qu’une seule avenue possible : le recours à la première personne. N’ayant dès lors d’autre choix que d’épouser la pensée de ce personnage, ajoute-t-elle, de me ficher en lui (…) j’entraînerais le lecteur avec nous puisque le fait de dire “je”, de le dire, provoque, malgré soi, un glissement en l’autre “. Dans cette perspective, il y a fort à parier que le recours au mythe (le violeur se nomme Mino Torrès, et la victime qui l’obsède, parce qu’elle lui a échappé, Ariane) constitue le dernier rempart contre l’identification totale, et dangereuse, au violeur.

” L’inépuisable richesse sémantique et -figurée des récits que nous identifions comme mythiques, écrit Claude Calame dans Qu’est-ce que la mythologie grecque ? (lire ci-contre), les versions multiples des mythes grecs nous entraînent dans des mondes de création fictionnelle qui -invitent à de constantes réinterprétations, et à de puissantes recréations. ” Avec ce paradoxe, ajoute-t-ilque ” plus la polysémie d’un mythe le soumet à la recréation, plus sa portée pragmatique semble forte. (…) La forme poétique et esthétique (…) transforme en parole efficace une intrigue narrative avec ses protagonistes “. Ce qui est vrai des différentes versions des mythes dans l’Antiquité trouve encore aisément confirmation dans ses occurrences contemporaines, qu’il s’agisse d’un -roman burlesque, voire carnavalesque, autour du Minotaure chez Philippe -Bollondi, ou d’un monologue de violeur, autorisé par la reprise de ce même mythe chez Marie-Hélène Poitras. -Marie -Richeux, quant à elle, puise dans l’ensemble des versions du mythe d’Achille pour convoquer le héros dans son salon, et sa mère Thétis dans sa salle de bains. D’une prose à la tonalité poétique, elle -interroge l’un et l’autre, laisse résonner leurs accents de vérité au cœur de sa propre écriture, et lit en creux dans leurs propos ce que notre époque, ce que sa vie, peuvent encore entrevoir et revivifier dans ces noms glorieux.

Achille est un texte incantatoire, paradoxalement proféré sur le mode mineur, comme en sourdine. Le lien entre la -narratrice et le héros s’établit, malgré les circonstances improbables de leur rencontre, de la manière la plus banale qui soit : ” Salut Achille. – Salut Marie. “ Et peu à peu, la parole banale, de convenance, fait advenir les choses. Non seulement parce que le héros grec et sa mère prennent corps dans l’appartement de la jeune femme, mais surtout parce qu’ils se chargent de toutes les fonctions, connotations, -espoirs, -contenus dans leurs noms. -Disant ” Achille “, Marie -retrouve cet homme qu’elle cherche à travers ce nom, -” condamné à tenir la promesse de son -extrême vulnérabilité, et – qui – ne la connaissait pas “. Celui, écrit-elle, qui ” possède le poème en intraveineuse et, par ce récit, me possède moi “.

A l’issue de cette nuit hallucinée, -Marie ” dispose de l’ombre portée du -héros “ capable pour toujours ” de lui rappeler tout ce qui dans son nom – la – brûle “. Disant ” Thétis “, elle -retrouve une figure de mère, sa mère peut-être, quoique ” la provenance de la phrase – soit – floue, comme tu vois, la -parole est toujours venue de plus loin, mais les mots je les sais distinctement et par cœur, et je les répète : “Hier, comme aujourd’hui, comme hier, comme toujours, je frémis encore au parfum de ma mère” “.

S’identifiant au Minotaure, lequel -représente symboliquement ce que -Mino Torrès, dans Soudain le Minotaure, se sent être, un homme dominé par ses pulsions, un homme enfermé dans le -labyrinthe de son inconscient bestial, le violeur en série attaque les jeunes filles, comme si elles devaient lui être sacrifiées, comme si leur viol et parfois leur meurtre n’étaient qu’un rituel cathartique, une représentation théâtrale, une tragédie, rappelant aux humains leur soumission au destin et purgeant leurs passions délétères et leurs tentations de la démesure. ” Le viol est un jeu, explique Torrès. Il faut trouver les bons joueurs, -sinon tout cloche. C’est un jeu de rôle : un jour on fait son épicerie, le lendemain on suit une fille, on l’attache et on la -consomme. On la menace avec une arme, on la viole et on retourne chez soi en se dépêchant pour ne pas manquer “Les Simpson”à la télé, dans vingt minutes. “ Pourtant, concède-t-il, ” j’étais presque soulagé qu’on m’arrête. Je crois que j’aurais continué à violer à un rythme fou. Les victimes m’apaisaient, je courais éperdument vers elles, elles me hantaient puis m’abandonnaient, il fallait tout reprendre, comme dans un théâtre répété à l’infini “.

Rien d’aussi tragique et sordide dans le roman de Philippe Bollondi. Ce qui n’empêche pas Ariane dansle Labyrinthe de -revisiter le mythe, sans le réduire à un simple prétexte à bouffonnerie. L’écrivain reprend lui aussi plusieurs versions de l’histoire, réinvente parfois les liens de parenté entre les personnages, et multiplie les clins d’œil à l’actualité : crise grecque, couple de stars adoptant ” au fil des caprices et des saisons, des enfants de toutes origines avec, semblait-il, l’esprit du collectionneur “, mode des conférences rémunérées données aux quatre coins du monde, sur le thème ” L’exploit aujourd’hui “ pour Thésée… Mais aussi comiquement médiocres, parfois même pitoyables, que soient ses personnages, ils sont emportés dans la logique d’un -roman aux vertus aussi initiatiques que l’expérience du labyrinthe, qui se trouve en son cœur. Si le sens du mythe n’est pas trahi, la forme d’écriture en renouvelle l’efficacité avec brio. Regardant le monde contemporain avec les lunettes du mythe, le romancier propose au lecteur de reconnaître que ” l’expérience du Labyrinthe – peut – être douloureuse, – elle n’est – néanmoins pas vaine, car elle (…) oblig – e – à voir le monde tel qu’il est : -complexe, incohérent et, surtout, non -conforme à ses rêves de petite fille “.

Qu’ils gardent des mythes leur violence et leur noirceur, ou qu’ils se nourrissent gaiement et s’abreuvent poétiquement à leur source, ces trois écrivains contemporains, dont deux publient là leur premier roman, surmontent héroïquement le poids de leurs modèles. Et trouvent leur voix parmi les échos qu’ont laissés en eux, et en nous, les récits mythologiques.

Florence Bouchy