Les fantaisies des Fornasetti.

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En  1970, alors au creux de la vague, il était invité au Musée des arts décoratifs, à Paris, comme simple scénographe d’une exposition sur les bolides ! En  2015, l’Italien Piero Fornasetti (1913-1988) revient en ” guest star “ dans la grande nef, jusqu’au 14 juin, avec une exposition réjouissante de ses œuvres pleines de fantaisie et de poésie. C’est la première rétrospective qui lui ait jamais été consacrée, en France. Juste retour des choses : ce peintre, graphiste, imprimeur et surtout inventeur inclassable – de caractères typographiques, d’impression sur tous supports et d’objets utiles théâtralisés –, s’inscrit parfaitement dans le rapport que ce musée entretient avec le design, l’histoire de l’art et l’architecture.

” Mon père avait la volonté de mettre la “raison” au service de la “déraison”, ce qu’il appelait en français “la folie pratique” “, explique Barnaba, 64 ans, fils unique de Piero Fornasetti. Je n’ai pas trouvé de meilleur titre à cette exposition que cette expression française qu’il affectionnait et qu’il avait inscrite en tête de son almanach de l’année 1947 “, précise ce continuateur de l’œuvre paternelle. Plus encore que l’extravagance, les 1 200 pièces de l’exposition donnent à voir la grande modernité d’un artiste né il y a plus d’un siècle.

Des motifs madeleine de Proust” Unes ” de journaux de tous pays, jeux de cartes, saltimbanques et arlequins, ruines et obélisques, visages de femme… : les motifs qu’il a inventés sont entrés dans la mémoire collective. Tellement inspirants, tellement repris, copiés aussi…, qu’ils en sont familiers. Presque la madeleine de Proust. Mais derrière cette profusion surréaliste, ce grain de ” folie “, se cache un travail de fourmi et l’obstination d’un homme à expérimenter tous azimuts. Piero Fornasetti, qui a suivi l’Académie des beaux-arts de Brera, à Milan, se considérait d’ailleurs comme un autodidacte.

Il commence très tôt une collection d’images qui l’inspireront toute sa vie. La plus connue d’entre elles – celle d’une femme aux traits réguliers et sourire mystérieux, la soprano Lina Cavalieri, découpée dans un magazine français du XIXe  siècle – sera déclinée par lui en 350 versions. ” Il déchirait aussi les livres, sans respect pour l’ouvrage “, s’amuse Barnaba devant les classeurs où son père répertoriait ses trouvailles iconographiques. Il s’exerce aussi à copier les grands maîtres de la peinture, dont Picasso. Et, sur la presse mise à disposition dans l’atelier de son père, il met au point des techniques de gravure et d’impression sur divers supports, papier, verre, céramique ou textile.

Bientôt, de grands artistes – Carlo Carrà, Giorgio De Chirico, Mario Marini, Lucio Fontana – se pressent dans l’atelier milanais qu’il a créé, la Stamperia d’Arte Piero Fornasetti, pour y faire éditer leurs œuvres. Fornasetti y imprime aussi ses dessins, ses almanachs ou des textiles. C’est en tombant sur ses foulards, exposés à la Triennale de Milan en  1933, que l’architecte Gio Ponti découvre son talent. Leur collaboration débute en  1940 avec des luminaires. Ce qui les entraînera vers des projets plus fous : des couvertures pour les revues Domus et Stile, du mobilier tel que le cabinet Architettura de 1951, puis de nombreux décors, des fresques du Palais Bo de Padoue (1942) aux cabines du paquebot Andrea-Doria (1952).

Fasciné par l’objet comme multiple et ” l’imprimé sous toutes ses formes “ (selon Patrick Mauriès, auteur de  Fornasetti, designer de la fantaisie, chez Thames et Hudson, 2006), l’artiste protéiforme signe aussi bien des affiches publicitaires, des logos que des accessoires. Il sublime le quotidien à coups de paravents, miroirs, plateaux, porte-parapluies, assiettes…, ornés de clins d’œil et de jeux d’illusion. ” Sa capacité à reproduire, coller, détourner…., on la retrouvera dans le pop art, avec Andy Warhol, plus de vingt ans après “, observe Olivier Gabet, directeur des Musées des arts décoratifs et commissaire de l’exposition. ” Fornasetti est un artiste passeur, qui a absorbé beaucoup de la culture européenne et a inspiré à son tour l’histoire du goût, la décoration et même le monde de la mode, de Dolce &  Gabbana à Valentino.

” Le mage d’une magie précieuse “Avant de finir par ” disparaître derrière les formes qu’il avait inventées “ (dixit Mauriès), le décorateur a été porté aux nues par des figures de son temps, tels les designers italiens Ettore Sottsass et Andrea Branzi. Dans les années 1970, le romancier Henry Miller utilise sa variation 281 de Lina Cavalieri pour la couverture de son autobiographie, My Life and Times. La couturière britannique Vivienne Westwood et ses amis punk se sont intéressés à la créativité du maître milanais, que le poète Pablo Neruda définissait comme ” le mage d’une magie précieuse et précise “. Jusqu’au rockeur Sting, qui s’est entiché de son mobilier.

Fornasetti disparu en  1988, Barnaba a continué l’histoire. ” Je travaille comme lui, en réinventant de nouvelles images à partir de ses dessins, sans les dénaturer, ou en trouvant de nouveaux supports. “ Il est ainsi l’auteur d’une chaise mariant Starck et la Cavalieri – qui a beaucoup plu au designer français –, d’un tapis rond où se love un énorme chat, ou d’une assiette avec ” le visage d’un transsexuel “, celui de la soprano légèrement modifié. Marchant dans les pas de son père, il brouille les repères entre hier et aujourd’hui. Dans l’exposition, toutefois, Olivier Gadet lui a réservé une salle entière.

Papier peint de zèbres avec l’éditeur britannique Cole &  Son, fauteuils et luminaires avec l’architecte britannique Nigel Coates… : c’est la première fois que Barnaba sort dans la lumière. Je ne souffre pas d’être dans l’ombre de mon père, rétorque le dandy, yeux bleus malicieux. De Piero, j’ai hérité la volonté d’imaginer, d’inventer, de rêver pour ainsi dire tout éveillé. “

Véronique Lorelle