Une fois de plus se vérifie l’adage selon lequel les modifications des règles électorales profitent rarement à leurs auteurs. Le Parti socialiste en fait l’amère et douloureuse expérience après le premier tour de ces élections départementales qui voient les candidats qu’il soutenait écartés du second tour dans 580 cantons. Plus d’un cinquième de ces binômes le doivent au fait qu’ils n’ont pas franchi le seuil des 12,5 % des inscrits, fixé par la loi du 17 mai 2013, nécessaire pour se maintenir.
Encore convient-il de rendre à César ce qui appartient à César. Un peu d’histoire s’impose. Lorsque le projet de loi relatif à l’élection des conseillers départementaux est déposé, en novembre 2012, il prévoyait initialement de fixer cette barre à 10 % des inscrits, soit de revenir au seuil historique de qualification au second tour pour les élections cantonales que la loi de 2010 instaurant les conseillers territoriaux avait porté à 12,5 %. Ce seuil sera appliqué aux élections cantonales de mars 2011. Ainsi, lors de ce scrutin, portant sur le renouvellement de la moitié des cantons, le second tour donnera lieu à 52 triangulaires. Si la barre avait été maintenue à 10 % des inscrits, il y aurait eu 259 triangulaires, 9 quadrangulaires et, même, 2 pentagulaires.
Une évolution qui n’était pas étrangère aux résultats des élections régionales de mars 2010, marquées par une sévère défaite de la droite – qui ne conserve que l’Alsace en métropole –, accentuée par la poussée du Front national, présent au second tour dans douze des vingt-deux régions métropolitaines. Ainsi germe, chez les dirigeants de l’UMP, au premier rang desquels celui qui préside alors le groupe des députés, Jean-François Copé, l’idée, pour l’élection des futurs conseillers territoriaux, du ” deux tours sec ” : un scrutin à deux tours mais avec suppression des triangulaires, où seuls les deux candidats arrivés en tête au premier tour sont admis à concourir au second, comme pour l’élection présidentielle. Certains envisagent même d’étendre ce système aux législatives.
” Manœuvre “Les dirigeants de la droite n’en font pas mystère : il s’agit bel et bien d’écarter la concurrence de l’extrême droite afin d’affronter la gauche dans les meilleures conditions. Certains, toutefois, pressentent que le piège pourrait se refermer sur l’UMP. Après de vifs débats internes à la droite, c’est la solution du relèvement à 12,5 % des inscrits qui est retenue.
Retour, donc, aux débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la loi sur les conseillers départementaux. En première lecture, la droite, désormais dans l’opposition, combat le retour au seuil de 10 % des inscrits, subodorant une ” manœuvre “ du gouvernement pour lui mettre, autant que possible, le FN dans les pattes. En vain. Le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, repousse fermement les assauts de la droite. Mais, surprise, en deuxième lecture, le gouvernement se fait une douce violence et accepte de rétablir le seuil de 12,5 %. Dans les faits, la majorité s’est elle-même convertie à l’idée que, faute de parvenir à endiguer politiquement la progression du FN, mieux valait, autant que possible, l’entraver électoralement.
Cet épisode révèle l’état d’esprit des responsables des deux principales formations de gauche et de droite. La question qui se pose pour eux est, d’abord, d’empêcher un ” intrus ” d’exercer sa capacité de nuisance et de perturber la traditionnelle bipolarisation que les institutions de la Ve République sont censées garantir. A ce titre, le scrutin majoritaire à deux tours en vigueur pour les élections majeures – présidentielle et législatives – a longtemps contribué à figer le paysage politique.
Mais la mutation politique est allée plus vite que l’évolution institutionnelle. L’affaissement des forces dominantes, lié à l’irruption du FN, réceptacle de tous les dépits et de toutes les colères, oblige à constater que le tripartisme s’installe comme une réalité. Qui va considérablement métamorphoser le jeu électoral. Nous sortons d’une classique opposition bipolaire droite-gauche pour entrer dans une ère qui voit trois acteurs majeurs se disputer les suffrages. Avec cette notable particularité – pour l’instant, du moins – qu’aucune de ces trois forces ne peut envisager de faire alliance avec l’une des deux autres.
Quel que soit le mode de scrutin – majoritaire ou proportionnel avec prime, comme pour les municipales et les régionales –, cette ” règle de trois ” va imposer deux exigences. Un : être en situation d’éviter l’élimination dès le premier tour. Deux : réunir les conditions pour arriver en tête au second tour. Car, quoi qu’il arrive, c’est le plus gros des trois tiers qui remportera le morceau. Mais, à ce jeu, malheur au battu.
Patrick Roger