Les couloirs se sont vidés en un clin d’œil, mercredi 8 avril, lorsque Marine Le Pen reçoit son père dans son bureau. Depuis des années, le Front national s’est habitué à ces orages familiaux dont les ressorts appartiennent autant à la politique qu’à la psychanalyse. Mais cette fois, les cadres du parti ont compris qu’il s’agit peut-être de la phase ultime d’un divorce : Le Pen contre Le Pen. Il n’est pas nécessaire qu’ils assistent à ces derniers éclats.
Dans la matinée, Florian Philippot, ce conseiller privilégié que Jean-Marie Le Pen déteste, a annoncé la couleur en un tweet : ” La rupture politique avec JMLP est désormais totale et définitive. Sous l’impulsion de Marine Le Pen, des décisions seront prises rapidement. ” C’est donc qu’elle s’est décidée à tuer le père. A ” achever le découplage “, dit tranquillement un proche de la présidente du FN comme si le vieux chef tonitruant n’était plus, à 86 ans, que le morceau encombrant d’une fusée en pleine ascension.
Mille fois, les jeunes ambitieux qui entourent la ” patronne ” l’ont entendue affirmer tout haut ” Il me fait chier ! “ à la sortie d’un bureau politique où le fondateur du parti avait longuement mis en pièces une interview de sa fille, l’investiture aux cantonales d’un de ses fidèles, bref le choix de celle qui lui a succédé. Eux-mêmes ne se gênent plus depuis longtemps pour parler cavalièrement de ” Le Pen “ et même pour le moquer, puisqu’elle ne s’en émeut pas. Mais enfin, si elle a condamné plusieurs fois ses propos sulfureux, jamais elle n’a osé le sanctionner comme un vulgaire militant.
” Tanguy de la politique “Ce mercredi, pourtant, elle s’est décidée à lui annoncer sa mise à l’écart, comme un acte d’émancipation sans appel. Puisqu’il semble vouloir lui ” nuire “, dit-elle, en multipliant sans la prévenir les déclarations scandaleuses sur RMC ou dans Rivarol – ” ce torchon antisémite “, a aussitôt expliqué Louis Aliot, un gendre que Le Pen méprise –, puisqu’il conteste publiquement sa stratégie de ” dédiabolisation ” du Front, sa ligne économique et même le choix de ses conseillers, elle réunira bientôt un bureau politique pour faire voter à main levée la décision de lui retirer son investiture comme tête de liste aux élections régionales en Provence-Alpes-Côte d’Azur.
” Pour lui, c’est un gros coup “, ont aussitôt compris les marinistes. Jusqu’alors, ces derniers s’accommodaient de voir Jean-Marie Le Pen mener la bataille dans la seule région gagnable pour le FN. ” Ce sera sa dernière campagne “, disaient-ils avec une pointe de résignation. Florian Philippot, ” l’énarque “, comme l’appelle Le Pen, considérait même qu’après tout la candidature du ” président d’honneur ” du FN avait pour avantage d’empêcher celle de sa petite-fille Marion Maréchal-Le Pen, rivale potentielle de Marine et politiquement plus proche de son grand-père. Lui retirer cette tribune et ce dernier tour de piste, c’est une façon de le marginaliser définitivement, à défaut d’entreprendre une procédure d’exclusion qui pourrait choquer les militants historiques du Front. Pour le reste, ils ont renoncé à comprendre les relations tumultueuses au sein de ce parti familial où les batailles de pouvoir sont aussi des querelles de succession.
C’est peu dire, pourtant, que Marine Le Pen est désarçonnée par cette dernière attaque de son père. Même si ses conseillers – et sans doute elle-même – ont déjà vu tout le parti qu’elle peut tirer d’une prise de distance avec le leader d’extrême droite, dont les propos empêchent la ” normalisation ” du parti et donc son accès au pouvoir, il reste encore dans ce drôle de couple une forme de lien politique, affectif et symbolique impossible à rompre. En 2004, celle que Nicolas Bay, aujourd’hui secrétaire général du Front national, avait surnommée le ” Tanguy de la politique “ parce qu’elle habitait toujours à Montretout, le nid d’aigle des Le Pen dans les Hauts-de-Seine, n’avait-elle pas elle-même reconnu : ” On naît la fille de Le Pen et on meurt fille de Le Pen. C’est l’homme de ma vie. Il a construit la femme que je suis. La mère que je suis. Je ne me sens pas de m’opposer à lui ” ?
En prenant la tête du FN en janvier 2011, Marine Le Pen affirmait encore vouloir en assumer toute l’histoire. ” Dans sa fonction de président d’honneur, son irremplaçable expérience comme sa sereine autorité et la rectitude de sa pensée seront pour nous, seront pour moi, un appui déterminant, disait-elle de son père dans son discours d’investiture. J’ai été pendant quarante-deux ans le témoin privilégié de ce combat. J’ai vu la droiture, la noblesse d’âme, la persévérance, la vision et parfois la bravoure avec laquelle il a assumé la direction du Front national, toutes qualités qui permettent aujourd’hui d’affirmer qu’il s’est incontestablement hissé à la hauteur de l’Histoire. Comme fille, j’ai vu aussi, sous la carapace du chef, les blessures causées par l’injustice du traitement fait à notre mouvement, à nos militants et donc à lui-même. “
” Comme le ciel breton “Il a fallu l’irruption d’un autre homme, Florian Philippot, impatient de la voir rompre avec ce géniteur vieillissant, la montée en puissance d’une nouvelle génération de cadres tout acquise à la jeune femme et l’accumulation de succès électoraux pour qu’elle s’affirme. Mais malgré leurs relations tumultueuses, quand la maison de Jean-Marie et Jany Le Pen a brûlé, le 26 janvier, c’est encore chez sa fille Marine que le chef est allé dormir. Chaque fois qu’il l’humilie publiquement en la traitant de ” petite bourgeoise “, lorsqu’il la contredit sur son désir de changer le nom du FN – ” une trahison des militants “, cingle-t-il –, s’il moque les juifs, les Noirs, les homosexuels, elle condamne la ” faute politique “, refuse de lui parler quelques semaines, mais revient toujours. ” C’est comme le ciel breton, badine-t-elle pour résumer leurs relations. Il fait beau plusieurs fois par jour et puis il arrive qu’il fasse mauvais aussi plusieurs fois par jour. “
Qu’est-ce qui a changé ces derniers jours ? La certitude que Jean-Marie Le Pen est désormais devenu dangereux pour l’avenir du mouvement qu’il a fondé. A l’issue d’élections départementales relativement décevantes pour son parti, lorsque la présidente du FN l’entend, le 2 avril, redire sur RMC, comme il l’avait fait en 1987, que ” les chambres à gaz sont un point de détail de l’histoire de la seconde guerre mondiale “, elle exprime son ” profond désaccord “ et glisse au Figaro : ” Il le dit lui-même,c’estune construction artificielle de polémique et nous sommes face à une stratégie avouée. Il pense que la polémique est positive pour le mouvement. ” Autour d’elle, même ses proches tentent pourtant de la rassurer : ” Plus personne ne l’écoute… “
Il faut la longue interview belliqueuse dans Rivarol, qu’elle découvre au retour du week-end de Pâques, pour reconnaître plus clairement une agression caractérisée. Jean-Marie Le Pen paraît y avoir énoncé à dessein l’ensemble des ” marqueurs ” d’un Front national dont elle voudrait gommer les racines idéologiques : pétainisme, racisme, rejet de la démocratie, homophobie. ” C’est une attaque à froid, analyse l’un de ses conseillers. Comme si, en sentant sa propre fin venir, il voulait lui barrer la route. “ Marine Le Pen parle de ” suicide politique “ mais elle a le sentiment que, comme Sardanapale, le vieux roi du Front a l’intention de mourir en la jetant dans les flammes du bûcher qu’il a lui-même allumé. Il y a vingt-cinq ans, la députée FN Yann Piat disait déjà de son ” parrain Jean-Marie ” : ” Il porte le vertige de la destruction. ” La présidente du FN n’est pas loin de penser la même chose.
Partagée entre son ambition qui lui commande de s’en démarquer et une loyauté filiale dont elle n’a jamais pu tout à fait se départir, il lui reste tout de même comme un soupçon d’ambivalence. Dans LeFigaro du 9 avril, après avoir prononcé la condamnation de Le Pen, elle affirme contre toute vraisemblance que les provocations de son père ” ne lui ressemblent pas “. ” Ses propos sur les Français d’origine étrangère ne ressemblent pas à son parcours d’officier de la Légion étrangère, énonce-t-elle ainsi longuement. L’article de Rivarol ne correspond pas aux statuts du Front national rédigés de la main de Jean-Marie Le Pen. Son investissement, à 16 ans, et sa tentative pour entrer dans la Résistance ne ressemblent pas à ses propos sur Pétain. Même ses mots sur Chevènement ne ressemblent pas aux “Lettres françaises ouvertes”, écrites au moment des européennes de 1999 et adressées à tous ceux qu’il croyait prêts à participer à la défense de la nation, d’Alain Delon à Marie-France Garaud, Charles Pasqua et Jean-Pierre Chevènement. Non, vraiment, rien ne lui ressemble. “ Comme si elle voulait croire encore en un Le Pen idéal, ouvert, glorieux et rassembleur, loin de celui qui aujourd’hui contredit son ambition.
Raphaëlle Bacqué, et Abel Mestre