La gestion de la crise sanitaire s’est appuyée sur l’obligation pour chacun de se protéger et de protéger les autres, en particulier les «plus vulnérables». Le gouvernement en appelle à l’altruisme, et à la pénalisation en cas de négligence. Mais cette injonction à la responsabilité relève-t-elle d’une incitation vertueuse ou d’une entreprise de redéfinition du citoyen?
«Information coronavirus : protégeons-nous les uns les autres.» L’injonction, qui évoque à la fois un précepte biblique et un slogan de société d’assurances, semble relever d’une vérité d’évidence, de ces propos pleins d’un bon sens spontané qui ne saurait être remis en question. Il paraît en effet difficile de l’ébrécher d’un «pourquoi?» intempestif. Qui peut s’opposer à cette aimante incitation, alors que ne pas s’y plier implique la mise en danger d’autrui? Ne reste plus qu’à déterminer quelles consignes il faudra suivre pour se protéger les uns les autres : s’il peut y avoir discussion sur tel ou tel dispositif, l’affirmation initiale va de soi. Or, comme c’est très souvent le cas pour les vérités d’évidence, ce commandement n’a rien de naturel; il relève de la construction d’un ensemble de valeurs et d’une conception de l’humain.
De façon flagrante, le lexique et les pratiques du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire ont permis l’arrivée sur le devant de la scène de la «philosophie du care», promue naguère par Mme Martine Aubry (1). Hier quelque peu moquée, la notion fait aujourd’hui fureur. M. Emmanuel Macron baptise «CARE» (Comité analyse recherche et expertise) l’instance chargée de «guider la décision gouvernementale dans les domaines médicaux et sociétaux»; le ministre de la santé Olivier Véran salue, dans Le Journal du dimanche (16 mai 2020), un «concept très moderne». Le terme anglais care signifie «soin», et aussi bien «sollicitude» (les amateurs de fictions anglo-saxonnes connaissent l’inusable «Take care» par lequel les personnages se disent au revoir, d’un air généralement préoccupé). Une pensée du care a été élaborée d’abord par des féministes américaines, la philosophe Carol Gilligan et la politiste Joan Tronto, qui, au-delà d’une réhabilitation des métiers du soin et des personnes qui y sont employées, a pour objet, bien plus radicalement, d’introduire des enjeux éthiques dans le politique. Il s’agit de placer la «vulnérabilité au cœur de la morale au lieu de valeurs centrales telles que l’autonomie, l’impartialité, l’équité (2)».
Comme le souligne de façon éclairante un ouvrage récent, signé par une ancienne ministre socialiste et une philosophe qui fit partie de l’équipe de campagne présidentielle de M. Benoît Hamon, cette volonté s’appuie sur la conviction que «nous vivons sur le mythe de notre autonomie et de notre indépendance — valeurs de la société moderne depuis les Lumières (3)». L’affirmation mérite qu’on s’y arrête car s’y concentre, sous couvert moral, le sens proprement politique du care. Elle relève d’un très joli tour de passe-passe : confondre l’«autonomie» tout court, notion remarquablement floue, et l’«autonomie de la raison», qui, construite au cours d’un long travail d’émancipation des préjugés, permet de penser librement, de fonder un jugement et, par là même, le statut de citoyen. C’est cette autonomie… de la raison, projet des Lumières, mais aussi de René Descartes, de Baruch Spinoza, d’Emmanuel Kant, qui est délégitimée comme «valeur centrale» par l’«anthropologie de la vulnérabilité».
Caractéristique de la pensée du care (4), le terme «vulnérable» est devenu, dans le cadre de la pandémie, obsédant. S’il est clair qu’il permet d’éviter pour l’essentiel de parler, de façon directe, des «vieux», son usage ne témoigne pas uniquement d’une certaine délicatesse. Pour le dictionnaire Larousse, le mot désigne «Qui est exposé à recevoir des blessures, des coups — Qui est exposé aux atteintes d’une maladie, qui peut servir de cible facile aux attaques d’un ennemi». Autrement dit, est «vulnérable» qui est en position de faiblesse. Rien n’implique qu’il doive être protégé par les forts. Rien, sinon notre aptitude à la bienveillance, celle-là même qui conduit certains à… prendre soin d’autrui, avec sollicitude.
Une «règle de vie» pour M. Macron
Cela n’aura échappé à personne : la bienveillance est furieusement à la mode — ce fut d’ailleurs le mot de l’année 2018 pour le dictionnaire Le Robert. Elle est partout : dans le management — en 2011, 228 entreprises françaises, dont France Télécom (mais oui) et HSBC, signaient un «Appel à plus de bienveillance au travail» à l’initiative du mensuel Psychologies Magazine; dans la pédagogie (5); dans les tweets d’Edgar Morin; dans les festivals de musique (6) et dans le discours politique. M. Macron s’en revendique sans frémir : «J’ai une règle de vie, pour les femmes et pour les hommes comme pour les structures : la bienveillance» (France 2, 10 avril 2016). Plus largement, la notion rayonne dans les déclarations de tous bords. Même le président du Conseil européen, M. Charles Michel, s’en empare, dans son message pour la conférence sur l’état de l’Union (8 mai 2020), où il appelle de ses vœux une «société de la dignité et de la bienveillance».
Mais, pour sympathique qu’elle soit, la notion n’est pas aussi limpide qu’elle en a l’air. Selon le dictionnaire Larousse, il s’agit d’une «disposition d’esprit inclinant à la compréhension, à l’indulgence envers autrui». Ce qui place le bienveillant en surplomb par rapport à l’objet de son aimable indulgence. L’intention est bonne. Il n’empêche que sa valorisation et son rôle soulèvent quelques questions. Car la bienveillance, qui forme avec le care et la vulnérabilité une trilogie conceptuelle, est un étonnant outil idéologique.
Ce que note, a contrario, avec pertinence, l’une des philosophes de cette trilogie, Fabienne Brugère : «En France, par exemple, le lien social semble fondé sur des antagonismes. (…) Cette manière de voir a pu se développer en France parce que nous sommes dans un pays laïque, et même largement athée.» En résumé, «peut-être la France a-t-elle une difficulté à penser le rapport à l’autre», puisque, ici, «la politique n’existe qu’à travers l’antagonisme». Ce qui implique qu’«il faut construire de la bienveillance non seulement dans la morale, mais aussi en politique» (7). Oui, c’est bien là une «question politique cruciale», comme l’avait finement remarqué, dans l’entretien déjà cité, M. Véran. Car la nécessité revendiquée de la bienveillance est l’agent discret d’un désir d’infléchir notre contrat social. Elle souhaite extraire ce dernier de son égalité «abstraite», de son universalisme «froid», pour l’orienter vers des interrelations fondées sur la perception d’une inégalité de fait. La démocratie aura enfin un «contenu sensible (8)» : les vulnérabilités singulières seront prises en compte par les politiques au nom de la bienveillance réparatrice; c’est sur la base de différences que se définira une nouvelle, authentique, charnelle mise en actes d’un processus de compensation intégrant l’asymétrie essentielle entre la constellation des plus faibles et les autres. Mais, s’il est patent que l’égalité des droits ne suffit pas à assurer l’égalité réelle, sur quelles normes fonder ces nouveaux droits différenciés? Qui sera choisi comme objet politique de la bienveillance? À partir de quoi déterminera-t-on quels citoyens minorés — dans tous les sens du terme — devront voir leur minoration réparée? La bienveillance généralisée suffira-t-elle à justifier le principe de la diversité de traitement?
D’autant que, comme le pressentait M. Macron lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle («J’ai toujours cultivé la bienveillance, avec l’espoir secret, chevillé au corps, que ce soit contagieux», Lille, 14 janvier 2017), cette belle disposition fait parfois défaut. Sans craindre de choquer, Frédéric Worms, membre du Comité consultatif national d’éthique, en passe de devenir l’un des philosophes les plus en vue du système prônant le «en même temps», le rappelle : «La malveillance est bien plus universelle que la bonté (9). » Pour généraliser la bienveillance — parfois volatile — à l’égard des vulnérables, il faut faire jouer une autre notion, qui ne relève pas de la sphère des émotions mais de celle de la conscience : le sens de la responsabilité. C’est la version civique de la bienveillance.
Parrain spirituel du care, le philosophe allemand Hans Jonas, ancien élève notamment de Martin Heidegger, en définit le champ dans son ouvrage majeur, Le Principe responsabilité (1979), dont le titre affirme son opposition au Principe espérance d’Ernst Bloch. Critique de l’«utopie marxiste», cet essai, animé par la nécessité de lutter contre la capacité que l’humanité a désormais de s’autodétruire, affirme qu’«il faut davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur», et que «la peur devient la première obligation». Mais il importe que cette peur, indispensable perception de la vulnérabilité du vivant, devienne un outil de préservation de la vie. Elle doit donc s’accompagner de l’intériorisation par chacun de sa responsabilité dans le maintien de la vie. «Être responsable signifie accepter d’être “pris en otage” par ce qu’il y a de plus fragile et de plus menacé», explicite le traducteur. Pour Jonas, «la responsabilité est la sollicitude, reconnue comme un devoir, d’un autre être qui, lorsque sa vulnérabilité est menacée, devient un “se faire du souci”». Il est impératif de faire respecter ce devoir. Ce n’est pas simple, comme l’indiquait Worms. Et c’est pourquoi «la démocratie telle qu’elle fonctionne actuellement — et orientée comme elle l’est sur le court terme — n’est effectivement pas la forme de gouvernement qui convient à long terme». Mieux vaut une «tyrannie bienveillante» (10) pour, de façon responsable, imposer à tous de se montrer responsables, à l’instar — exemple qu’aime à rappeler Jonas — de celle des parents. M. Macron l’a bien compris, qui se plaît, au fil de ses décisions, à évoquer «nos enfants», «nos concitoyens les plus vulnérables».
Si elles ont rencontré nombre de préoccupations écologiques (protéger la nature) et leur ont donné un cadre théorique, de même qu’à nombre d’organisations de défense des «plus fragiles», ces considérations politico-métaphysiques ont également eu une forte influence sur les normes internationales et les concepts juridiques édictant la nécessité et les règles du «principe de précaution» — constitutionnalisé en France depuis 2005. Elles sont, de façon contemporaine de la chute du monde soviétique, entrées en résonance avec les préoccupations des institutions internationales. Dès 1994, le «Rapport mondial sur le développement humain» du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), auquel contribue l’économiste Amartya Sen, recentre la question sur la sécurité de la personne et signe une thématique nouvelle, en accordant en politique la primauté à la peur.
En 2001, le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États, sous l’égide des Nations unies, s’intitule «La responsabilité de protéger», notion qui sera entérinée en 2005 dans le «Document final du Sommet mondial». Cette élaboration aboutit à redéfinir le devoir de protection de leurs populations par les États. Est alors reconnue à la «communauté internationale» une compétence en cas de «défaillance manifeste». C’est ce concept qui sera invoqué, pour la première fois, en février 2011, afin d’autoriser une intervention armée en Libye destinée à assurer la protection de la population civile contre la volonté de l’État en fonction (11).
Conception nouvelle du citoyen
Exiger la prise de responsabilité dans un devoir de protection des vulnérables s’avère ainsi une entreprise relevant bien plus radicalement du politique que du réalisme prudent ou de la simple «humanité». C’est une conception nouvelle du citoyen qui se met en place, dont il importe de ne pas laisser la sentimentalité, la culpabilité, voire la générosité de l’altruisme, masquer les enjeux. La société est considérée comme un ensemble organique, que seule la coercition peut mener au Bien; les décisions politiques sont justifiées par l’anticipation du pire; l’émancipation ne passe plus par le développement de l’esprit critique, mais par la reconnaissance d’une fragilité constitutive et d’une interdépendance généralisée, notions qu’on retrouve au centre des propos de la collapsologie ou des tenants des «communs». M. Macron, dans ses vœux pour 2020, peut ainsi souligner que la réforme des retraites repose «sur un principe de responsabilité». En revanche, il n’est pas question de principe ou de devoir à l’égard des ouvriers de l’usine Bridgestone à Béthune, menacés de licenciement. Le gouvernement dénonce la «brutalité» de l’annonce, mais n’impose pas la bienveillance. Semblablement, les 650 000 accidents du travail répertoriés en 2019 l’affligent probablement, mais sans plus. Le care a ses limites.
Evelyne Pieiller
(1) Lire «Liberté, égalité… “care”», Le Monde diplomatique, septembre 2010.
(2) Sandra Laugier, article «Care», Encyclopædia Universalis.
(3) Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier, La Société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise, Gallimard, coll. «Tracts», Paris, 2020.
(4) Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, coll. «Textes à l’appui – Philosophie pratique», Paris, 2009.
(5) Lire Clothilde Dozier et Samuel Dumoulin, «La “bienveillance”, cache-misère de la sélection sociale à l’école», Le Monde diplomatique, septembre 2019.
(6) Flora Santo, «Paris : Manifesto XXI organise son festival sous le signe de la bienveillance et de l’amour», Trax, 2 septembre 2020.
(7) Philippe Douroux, «Fabienne Brugère : “Il faut construire de la bienveillance non seulement dans la morale, mais aussi en politique”», Libération, Paris, 5 août 2016. Cf. aussi Fabienne Brugère, L’Éthique du care, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», Paris, 2017.
(8) Fabienne Brugère, «Pour une théorie générale du “care”», La Vie des idées, 8 mai 2009.
(9) Frédéric Worms, Sidération et résistance. Face à l’événement (2015-2020), Desclée de Brouwer, Paris, 2020.
(10) Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Flammarion, coll. «Champs Essais», Paris, 2013.
(11) Lire Anne-Cécile Robert, «Origines et vicissitudes du “droit d’ingérence”», Le Monde diplomatique, mai 2011.
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