Nous t’avons semée de noyés, plus que n’importe quel âgedes tempêtes “, s’excuse l’Italien Erri de Luca, à l’adresse de sa Méditerranée natale. Alors que 800 corps viennent de couler au large de l’île de Lampedusa, le romancier saisit l’occasion d’un plateau télévisuel pour transformer son indignation en une prière laïque. C’était au lendemain du plus grand drame de la Méditerranée moderne, le naufrage, le 19 avril, d’un bateau transportant près d’un millier de migrants partis de Libye.
Mais rares sont ceux qui, comme lui, ont élevé la voix. Les intellectuels, d’ordinaire prompts aux combats, n’ont pas pris cette fois la parole, ou si peu ; les politiques ont caché leur embarras derrière des formules convenues. Il aura fallu le trait sans concession de dessinateurs de presse pour tenter de réveiller les consciences. Qu’ils soient suisses comme Mix & Remix ou algérien comme Dilem, ils aident à saisir toutes les facettes du drame qui se joue sous nos yeux.
Depuis le 1er janvier, la Méditerranée a englouti 1 829 vies, selon l’Organisation internationale des migrations, sur cette route maritime, déjà classée parmi les plus dangereuses du monde en 2014. Or, comme le suggère le Sud-Africain Brandan Reynolds, les victimes de la Méditerranée sont avant tout des naufragés de la vie. Attendus nulle part, ils ne peuvent plus vivre où ils sont. Nord, sud, est ou ouest, un danger les guette à chaque point cardinal. Descendre vers la xénophobie de l’Afrique du Sud où une vague de violence s’est déchaînée ces dernières semaines, causant la mort d’hommes noirs ? Risquer de s’approcher des Chabab ou de Boko Haram ? Autant de menaces tout aussi effrayantes que la traversée vers l’Europe.
Le migrant n’est pas dupe. Il n’ignore ni les dangers de la route ni la réalité sociale du Vieux Continent qui fera de lui une proie facile. L’humour noir de Mix & Remix rappelle que les rescapés des naufrages n’en auront pas fini avec les galères une fois sur la terre ferme. L’esclavage moderne les guette…
Comme le soulignait Amnesty International dans son dernier rapport, 2014 a été une ” année terrible “. Pour Salil Shetty,sonsecrétaire général, c’est même la première fois que depuis la seconde guerre mondiale le monde compte plus de 50 millions de déplacés. Quels que soient le continent et le pays, ” les dirigeants politiques se sont montrés incapables de protéger les personnes qui en ont le plus besoin “. Pour les 10 % qui frappent aux portes de l’Europe, le refus de visas oblige à l’entremise du passeur.
Face à cette situation, l’Union européenne est en mal de position commune. Le ” merde, ils sont vivants ! “, du cartooniste algérien Dilem, pointe cette ambivalence d’une Europe qui s’enorgueillit de sauver, mais s’interdit d’accueillir. Fin avril, les moyens de l’opération de patrouille en Méditerranée ont été multipliés par trois. Le 14 mai, la Commission a proposé une répartition équitable des demandeurs d’asile entre les différents pays. La France s’y oppose. Le feuilleton de la Méditerranée risque fort de continuer.
Maryline Baumard