LE 11 février 2008 fut accroché au Musée des beaux-arts de Lyon un tableau du peintre Nicolas Poussin intitulé La Fuite en Egypte (1657-1658). La toile représente Joseph, Marie et Jésus enfant guidés par un ange sur le chemin qui leur permettra d’échapper à la colère d’Hérode. Son déballage, sous les projecteurs, rappelait l’extraordinaire destin de ce tableau longtemps perdu qui refit surface dans le monde de l’art au milieu des années 1980. L’attribution du tableau à Poussin déclencha en effet d’intenses luttes d’influence, dont l’issue fut plus souvent tranchée par la justice et le marché que par la science ou le goût esthétique. Une ” incroyable épopée scientifique et juridique “, comme le rappelait alors le magazine Télérama ? Plutôt un intense et déroutant moment de ” magie sociale “, pour Bernard Lahire, qui observe, à distance, cette scène pour lui ” aussi mystérieuse que les cérémonies rituelles de sociétés qui nous sont totalement étrangères “.
Le sociologue, auteur de livres importants sur la lecture ou les pratiques culturelles, prend ici des airs d’anthropologue, intrigué par le culte voué à ce qui n’est après tout qu’un ” objet-toile “. ” Il faut de fortes croyances collectives en l’objet d’art, sacralisé, note Lahire, pour déclencher (…) autant d’effusions. “ Son livre peut se lire de deux façons très différentes. La première – la plus facile – consiste à suivre la description minutieuse du chemin parcouru par cette toile. Ces toiles, devrait-on dire d’ailleurs, puisque ce sont en fait trois ” versions ” de La Fuite en Egypte qui prétendirent, à partir des années 1980, au statut d’œuvre autographe. La première à se présenter à cet étrange concours fut celle dite ” Piasecka-Johnson “, qu’un très célèbre historien de l’art britannique déclara authentique en 1982. La seconde, dite ” Pardo “, fut acquise à vil prix en 1986 par deux galeristes parisiens lors d’une succession. C’est elle qui est aujourd’hui reconnue comme authentique après que d’éminents spécialistes français l’eurent déclarée telle. Enfin, une troisième version, dite ” Wolf “, prétendit aussi à l’originalité en 1986, sans cependant s’attirer assez de soutiens pour rester dans la course. Ces ” apparitions ” de tableaux ne sont évidemment pas aussi stupéfiantes que celle de l’ange sur la toile de Poussin. Elles procèdent d’une mécanique sociale dans laquelle les intérêts bien compris des propriétaires croisent le jeu des réputations d’historiens de l’art (où il apparaît notamment que la force du jugement prononcé sur la qualité d’une œuvre commence à s’estomper dès la mort de l’éminent spécialiste).
Elles sont aussi longuement préparées par une série d’actes ” performatifs “ accomplis par les ” mandarins de la peinture “ lorsqu’ils élaborent expositions et catalogues (” Quand le Louvre a dit quelque chose, on admet que le Louvre a raison “, commente un journaliste) ou les experts scientifiques sommés de radiographier, photographier et analyser la toile. Enfin elles sont rendues possibles par le cadre législatif dont l’Etat reste le maître, définissant aussi bien les conditions du mécénat que le statut de Trésor national. Ainsi, par une série d’” épreuves ” qui renforcent petit à petit son authenticité, le tableau s’approche des cimaises des musées.
Substitut du sacré
Bernard Lahire ne partage pas le relativisme d’un Bruno Latour qui, peut-être, en conclurait que le ” vrai ” Poussin n’existe pas. Mais il rappelle l’importance des croyances dans le travail de tous ceux qui participent à la ” magie des tableaux “, ce substitut contemporain du sacré. ” Nos sociétés marchandes, étatisées, scolarisées, industrialisées et qui ont développé les sciences et les techniques, conclut Lahire, sont des sociétés tout aussi magiques que l’étaient les sociétés sans Etat, sans écriture ni école, sans marché ni industrie, sans sciences ni technologies très sophistiquées. “
Ce livre peut aussi se lire comme un essai de sociologie de la domination. Car toute sa première partie est portée par un ambitieux projet scientifique : mesurer la puissance du sacré aujourd’hui. Lahire se place pour cela dans une filiation structurale, à rebours de ses précédentes incursions dans la biographie, analysant tout ce qui, dans toutes les sociétés, sépare les hommes ” ordinaires “ des dieux (de Durkheim à Gauchet) et aujourd’hui des ” dominants ” (Bourdieu). La ” magie des tableaux “ n’est dès lors pour lui qu’une des facettes du travail symbolique par laquelle, comme disait Marx, ” la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants “. La gloire de Poussin ne serait finalement qu’une de ces ” fictions du pouvoir “ par lesquelles nous sommes régulièrement rappelés à l’ordre par l’Etat, le marché et la science réunis.
Gilles Bastin