A peine clos, s’il l’est, le temps de l’émotion et de l’indignation, devrait commencer celui de la réflexion. Il faut considérer avec pondération, sans préjugés ni emballements, ce qu’a d’exceptionnel aujourd’hui la situation française en matière de traitement de la pluralité culturelle. Le lien entre cet appel à ouvrir enfin ce dossier et les événements de ces derniers jours est transparent.
D’une part, notre supposé modèle ” républicain ” du vivre-ensemble, dont certains célébraient naguère la supériorité, au vu des attentats terroristes subis, sur celui du multiculturalisme britannique ou néerlandais, n’a pas empêché, en 2015 comme en 2013, la violence terroriste de nous frapper de plein fouet.
D’autre part, rien n’interdit de se demander si la façon dont nous vivons ensemble dans ce pays n’est pas trop déficitaire pour que certains n’en retirent pas l’une des motivations de leur engagement à le faire exploser, dans tous les sens du terme.
Dit, en effet, de façon brève et simplificatrice : contrairement à ce que beaucoup de nos compatriotes croient, la question n’est pas aujourd’hui de déterminer si la France a été trop loin en matière de multiculturalisme, mais bien plutôt de constater lucidement qu’il n’existe rien, dans ce pays, qui s’apparente à une quelconque prise en charge politique des exigences d’un multiculturalisme tempéré. Nul droit individuel ni liberté individuelle d’accéder à sa culture ne sont reconnus au citoyen français, sur le mode où l’avaient été d’autres droits fondamentaux comme les libertés d’opinion, de croyance ou encore d’expression. La France demeure aujourd’hui un pays qui a, par exemple, pris la responsabilité de situer, à travers l’unicité linguistique, un marqueur d’identité culturelle sur un pied d’égalité avec les principes majeurs de la République que sont le gouvernement du peuple par le peuple, ainsi que la devise ” Liberté, Egalité, Fraternité “.
Ainsi n’existe-t-il en France, de jure, aucune forme de multiculturalisme, alors même que, de facto, le caractère multiculturel de la population est l’une des données collectives de notre vie. Ce décalage entre le fait et le droit ne peut qu’apparaître profondément conflictogène. Soit, au-delà même du terrorisme qui ne trouve dans cette situation que l’un de ses terreaux, la conflictualité prendra la forme d’une montée en puissance immaîtrisable des revendications de justice issues de populations de plus en plus exigeantes en termes de reconnaissance par des droits à la diversité. Soit le conflit naîtra à partir de l’accès au pouvoir d’une idéologie qui se saisira de la désorientation d’une partie des Français devant la présence, parmi eux, de plus en plus de citoyens porteurs d’autres référents culturels (et religieux) que les leurs.
Qu’au début de l’hiver 2014 un idéologue ait pu se croire en situation, lors d’un entretien avec un journal étranger, de ne pas exclure une surprise que nous réserverait l’Histoire en procédant à la déportation de cinq millions de musulmans édifie sur les digues qui se sont rompues en ouvrant les vannes aux pires postures que la sphère publique puisse accueillir. La contrainte qu’exerce sur la droite son aile extrême-droitière est, dans le système d’élections qui est le nôtre, un piège qui n’échappe aux yeux de personne : qu’un futur candidat à la présidence de la République en vienne à défendre ouvertement le mot d’ordre de ” l’assimilation ” (inscrit au cœur de la pire politique de colonisation défendue et pratiquée au temps de Jules Ferry), et non plus même celui de ” l’intégration ” est à mes yeux proprement stupéfiant. Si la droite est (re)devenue culturellement assimilationniste, on ne peut que s’étonner d’autant plus de l’effarant silence de la gauche à cette occasion et de l’incapacité où elle se trouve de formuler sur le pluralisme culturel le moindre propos cohérent et distinctif.
mirage provocateurConcernant la remédiation, cela devrait être la tâche, dès demain, d’une intelligentsia responsable d’offrir aux décideurs politiques l’arrière-plan dont leurs choix auront besoin. Considérer en premier lieu qu’il est bien sûr exclu, pour notre société et ceux qui sont dignes de la gouverner, de s’abandonner au mirage purement provocateur d’une expulsion massive, mais aussi à celui d’un programme d’assimilation. Un tel programme serait voué soit à se heurter aux résistances du réel et à demeurer pure utopie, soit à ouvrir sur un processus de contrainte homogénéisante dont l’on n’oserait même pas imaginer de quel type de régime politique il s’accompagnerait.
Espérer en second lieu que la pluralité culturelle inscrite désormais au cœur de notre existence collective suscitera, à la fois en termes de thématisation intellectuelle et en termes de création politique de droits nouveaux, des réponses à la hauteur des questions qu’elle soulève. Un tout autre programme est ici concevable, et politiquement praticable dès lors qu’un camp s’en saisirait. A la faveur de droits individuels nouveaux, ménager pour tous les citoyens, quelles que soient leur culture ou leur religion, des possibilités réelles de choisir, de connaître et de voir respecter la diversité des modes humains d’être au monde et de leurs modes d’expression : si une partie de la droite politique se regroupe autour de la thématique assimilationniste, une partie de la gauche ne pourrait-elle, quels que soient les mots utilisés, le faire autour du principe d’un multiculturalisme tempéré par le souci de l’interculturalisme ?
Dans l’état actuel d’une situation culturellement leucémisée, répondre à cette proposition, qui ne demande qu’à s’expliciter par des mesures précises, par un énième credo républicain d’abstraction des différences serait irresponsable. Cette réponse, tellement prévisible, nous conduirait à ne pas entendre l’un des tout derniers signaux que nous auront expressément transmis ceux qui nous disent ne pouvoir continuer à refuser la violence, comme ils le font, si ce devait être encore et pour toujours au prix du consentement exigé à une autre violence qui est celle l’effacement ou de l’abstraction de leurs différences.
Par Alain Renaut