La danseuse étoile Marie-Agnès Gillot tire sa révérence.

Quoi de mieux que deux monuments pour tirer sa révérence ? Marie-Agnès Gillot, étoile de l’Opéra national de Paris, vient de danser le Boléro, de Maurice Ravel, dans la version de Maurice Béjart, et enchaîne avec Orphée et Eurydice, sur une chorégraphie de Pina Bausch. C’est avec ce spectacle qu’elle quittera la scène de l’Opéra le 31 mars. Elle a 42 ans depuis septembre 2017, l’âge auquel le règlement de l’institution parisienne, où elle est étoile depuis 2004, prévoit qu’elle parte à la retraite. « On sait bien que ça va s’arrêter un jour, mais c’est difficile de le réaliser. J’ai de la chance de danser le Boléro et Orphée. Et il n’y a pas à dire, lorsqu’on interprète des chefs-d’œuvre, c’est merveilleux », glisse celle dont la carrière d’étoile a connu une forte exposition médiatique, des plateaux de télévision aux pages des magazines de mode, en passant même par une publicité pour la marque Céline en 2015.

« Je ne peux pas commencer les cartons, car la galerie d’art Thaddaeus Ropac m’a demandé de pouvoir la reproduire à l’identique. »

A deux semaines de sa dernière grande soirée, Marie-Agnès Gillot n’a toujours pas commencé à déménager sa loge. Pourtant, elle a du boulot. Piles de livres et de vêtements, peignoirs de bain, tutus, dessins d’enfants, immenses peintures au trait sauvage, chaussons de pointes en pagaille… Il y en a partout. Autant de reliques de sa carrière. Elle déplace une plaque de polystyrène pour révéler une immense photo de la chorégraphe allemande Pina Bausch. « C’est l’une des rares où elle sourit », glisse-t-elle, émue. Elle plonge dans un carton pour en extraire son premier diadème d’étoile. Puis elle sort du frigo un petit flacon contenant sa sueur, qu’elle a récupérée en tordant ses vêtements après chaque représentation du Boléro. Une « commande » de l’artiste contemporain Charbel-Joseph H. Boutros pour son installation, Sueur d’étoile, au Palais de Tokyo. La danseuse n’en a pas fini avec cette incursion dans l’art contemporain. Sa loge pourrait bientôt se transformer en véritable œuvre d’art. « Je ne peux pas commencer les cartons, car la galerie d’art Thaddaeus Ropac m’a demandé de pouvoir la reproduire à l’identique », explique-t-elle, sans préciser ce qu’en ferait le galeriste.

Lire aussi : Marie-Agnès Gillot, danseuse étoile du matin au soir

Marie-Agnès Gillot est à fond. Aucune économie physique ou émotionnelle chez cette femme entière. Née en Normandie, celle qui a commencé la danse à 5 ans grâce à Chantal Ruault, une professeure « très douce et aimante », intègre l’école de danse de l’Opéra de Paris en 1984, à l’âge de 9 ans. Parcours d’enfant ultradouée qui grimpe les échelons sans faillir, loin de sa famille. Sa mère tentera de combler cette solitude en lui envoyant une carte postale par jour pendant cinq ans. Une marque d’amour qui émeut encore Gillot, très discrète sur ses parents. En 2004, elle est nommée étoile à l’issue de sa performance dans Signes, de Carolyn Carlson. Elle a 29 ans. « Avoir la position qu’on mérite fait du bien à la tête, confiait-elle en 2014. J’ai dansé cette pièce partout dans le monde et j’y trouve toujours de nouvelles nuances, glisse-t-elle. Ce sont ces microdétails qui font pour moi l’excellence d’un artiste. » Ensuite, elle a eu le bonheur de créer pour les plus grands, de Jiri Kylian à Mats Ek, en passant par Wayne McGregor ou Nacho Duato.

« Dès qu’on me disait : “Alors, ces adieux ?”, je fondais en larmes. J’aurais aimé continuer un peu à danser ici. Ma passion est intacte, ma flamme est restée la même… »

Difficile de conserver le cap d’une conversation avec celle qui vanne, rigole, explose de bonne humeur, se révèle directe, sans apprêts. Elle se jette au sol en grand écart facial tout en fumant cigarette sur cigarette. « Oui, je suis en pleine forme, mais je n’ai pas arrêté de pleurer de septembre à décembre, déclare-t-elle tout de go. Dès qu’on me disait : “Alors, ces adieux ?”, je fondais en larmes. J’aurais aimé continuer un peu à danser ici. Ma passion est intacte, ma flamme est restée la même… » On sent le vertige qui pointe. Vite, elle évoque la rentrée de septembre et les cours quotidiens avec Florence Clerc qu’elle ira prendre au Théâtre des Champs-Elysées, « quasiment en face de chez elle ». Elle enchaîne sur la beauté de la formation classique, celle d’un langage corporel devenu une seconde nature, avec des muscles tirés au cordeau de la perfection. Et ajoute : « Heureusement que les projets ne manquent pas, car je suis single mother et ça me rassure. »

Marie-Agnès Gillot dans le clip « La Boxeuse amoureuse »

Car l’agenda déborde. Gillot donne du chausson sur tous les fronts. Elle poursuivra les ateliers qu’elle anime dans la prison d’Arles et les cours qu’elle donne dans une école de la campagne turinoise où elle apprend d’abord aux élèves à « ne pas tricher ». Mais, chez elle, le glamour n’est jamais très loin. Cinéma (un rôle dans le futur Celles et ceux qu’on n’a pas eus, de Pascal Thomas), théâtre, expositions… Elle dégaine son téléphone pour montrer le dernier clip d’Arthur H, La Boxeuse amoureuse, où elle apparaît avec l’acteur Roschdy Zem. Ou encore son pas de deux avec le danseur Vincent Chaillet pour la marque de lingerie Intimissimi…

Le corps en souffrance

Elle fait aussi découvrir sa récente œuvre d’art : une toile séparée en deux, créée avec le peintre Sébastien Layral. D’un côté, un visage ; de l’autre, trois sculptures de chaussons de pointes glissés les uns dans les autres avec un texte dissimulé derrière. « J’écris depuis l’âge de 17 ans, chaque soir sur une feuille blanche. Des poèmes plutôt. Et je dessine depuis toute petite. C’est mon grand-père maternel, Paul, coiffeur-parfumeur à Houlgate, où je passais mes vacances d’été, qui m’a appris à dessiner, mais aussi à pêcher la crevette, apprivoiser les oiseaux, se souvenir du nom des arbres… »

image: http://img.lemde.fr/2018/03/21/0/0/1900/2610/534/0/60/0/682c9f5_14203-dcwpdz.9s1t.jpg

Marie-Agnès Gillot dans sa loge, à l’Opéra de Paris, le 6 mars.

Marie-Agnès Gillot dans sa loge, à l’Opéra de Paris, le 6 mars. JULIEN T. HAMON POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Elle vient d’acheter la maison de famille, dont elle évoque la volière toujours ouverte. La retraite de l’Opéra arrive alors que le corps est en souffrance. Elle est atteinte d’une double scoliose. Depuis quelques mois, sa déformation semblait de plus en plus visible sous les justaucorps. « Ah ! il me fait chier, mon dos, s’exclame-t-elle. Ça ne va pas s’arranger avec le temps et je crois bien que je vais devoir ressortir mon corset. Ma bosse, c’est la seule chose que je demande parfois de photoshoper sur les images. » Quand elle a accouché de son fils Paul en 2013, elle s’est retrouvée atteinte d’une paralysie de l’épaule et du bras droit à cause de sa scoliose. Mais rien ne semble arrêter celle qui « adore l’énergie ». Elle a commencé à écrire son discours d’adieux et pense déjà aux détails de la fête qui suivra la représentation du 31 mars. « Pas au restau, mais au deuxième étage du Palais Garnier, avec mes amis techniciens, ceux qui ne sont jamais dans la lumière et avec lesquels je n’ai jamais été en compétition. » Du pur Gillot.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/m-gens-portrait/article/2018/03/23/la-danseuse-etoile-marie-agnes-gillot-tire-sa-reverence_5275493_4497229.html#jlDDBXZodYQWo3Hd.99