John Maynard Keynes est né le 5 juin 1883 en Angleterre, à Cambridge, dans la ville même qu’il devait illustrer plus tard comme professeur à King’s College. Il est tentant de saisir l’occasion de ce centenaire pour réfléchir sur l’étrange renommée qui s’attache à l’auteur de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.
Keynes est un de ces rares personnages — et le seul économiste — dont le nom, par adjectif interposé, soit répandu partout. Il devient difficile de ne pas trouver le mot « keynésien » au détour du numéro d’un journal tant soit peu sérieux ou d’un hebdomadaire de grande information ; la référence à Keynes est devenue le pont aux ânes de tous ceux qui écrivent sur la politique économique. Il se rapproche en cela de Marx, dont on célèbre cette année aussi un centenaire, mais chacun d’eux règne sur un domaine différent : « marxiste » comme adjectif ou substantif a immédiatement une connotation politique dans la grande presse, tandis que « keynésien » et « keynésianisme » (ce dernier plus rare) relèvent du vocabulaire économique. Cela étant, on connaît le « je ne suis pas marxiste » de Marx ; gageons que Keynes revendiquerait pareillement le droit de n’être pas keynésien s’il savait l’usage qui est fait de son nom aujourd’hui.
On voit bien ce que signifie le terme « keynésien » pour tous ceux qui l’emploient désormais couramment. Qu’ils y soient ou non favorables, ils évoquent généralement une (tentative de) relance de l’économie grâce à l’accroissement des dépenses publiques financé par le déficit budgétaire. Or, c’est un premier point, une telle politique n’a rien de spécifiquement keynésien. S’il est vrai qu’elle fut bien préconisée par Keynes, pour la Grande-Bretagne, dès 1924 (1) et à nouveau en 1929 (2) avant même le début de la grande dépression des années 30, ses positions théoriques étaient beaucoup plus nuancées.
Cela ressort clairement à la lecture de son Traité de la monnaie, publié en octobre 1930, donc peu après le déclenchement de la crise. Dans ce traité, qui s’inscrit dans la tradition de celui de Wicksell (3), le problème central porte sur la détermination du niveau des prix, et la variation du niveau de la production est présentée comme un phénomène second, la croissance accompagnant l’inflation, et le déclin la déflation. Dès lors, « l’art du contrôle monétaire » est présenté comme le moyen essentiel de maîtrise de la conjoncture ; il permet « de produire sur les prix et les rémunérations (donc sur l’activité et l’emploi) les effets requis compte tenu des objectifs qui ont été fixés pour le système » (4). En l’occurrence, pour sortir de la crise, la banque centrale doit provoquer la baisse des taux d’intérêt à long terme (pour favoriser l’investissement) en achetant des titres à court terme et — si cela se révèle insuffisant — à long terme.
La politique ainsi décrite était présentée par Keynes comme le cas général, mais il lui opposait une importante exception. Dans une économie très ouverte comme celle de la Grande-Bretagne (dont la monnaie, de surcroît, servait de moyen de réserve pour de nombreux pays), le succès de la politique monétaire expansionniste supposait la coopération internationale, faute de quoi la baisse des taux entraînerait la fuite des capitaux hors du pays. En l’absence d’une telle coopération, force était de se rabattre sur « un programme d’investissement domestique », et l’économiste retrouverait ainsi les recommandations qu’il avait formulées antérieurement.
Du Traité à la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) d’où procède la « révolution keynésienne », il y a apparemment un renversement total de la problématique : l’emploi devient la préoccupation principale tandis qu’il est fort peu question des prix. Il faut dire qu’entretemps l’économie mondiale s’est enfoncée dans la crise, et il n’est que trop justifié de donner à la question de l’emploi la première place. Cependant, la suite du titre indique suffisamment que les phénomènes monétaires demeurent essentiels. Et, quoique justifiée par un tout autre cheminement théorique, la politique de relance la plus normale qui est préconisée consiste en un accroissement de l’offre de monnaie pour diminuer le taux d’intérêt, augmenter l’investissement et par suite (effet multiplicateur) l’ensemble de la production et l’emploi. Il est vrai que, à nouveau, lorsque Keynes considérait la situation concrète au moment où il écrivait, il dut se résoudre à modifier notablement ses conclusions : « Pour notre part, nous sommes aujourd’hui assez sceptique sur les chances de succès d’une politique purement monétaire consistant à agir sur le taux de l’intérêt » (5).
De fait, lors d’une crise profonde et durable, il faut envisager que l’augmentation de la quantité de monnaie puisse être sans effet sur les taux d’intérêt (la préférence pour la liquidité étant alors très élevée) ou qu’une baisse des taux, même si elle est possible, soit sans influence sur l’investissement (l’incitation à investir étant trop faible). D’où le recours, dans ce cas, à la « socialisation de l’investissement ». Mais l’erreur des disciples du maître de Cambridge fut de reprendre ces considérations particulières dans la vulgate keynésienne, comme si elles étaient valables en tout lieu et en tout temps, y compris pendant l’âge d’or du capitalisme qui suivit la deuxième guerre mondiale jusque vers la fin des années 60. On ne sera pas surpris, après cela, que dans le débat entre les « monétaristes » et les « keynésiens », ces derniers se soient montrés hostiles à une politique monétaire qu’ils jugeaient inefficace et favorables à la politique budgétaire. Simplement, Keynes ne se serait certainement pas retrouvé dans ces « keynésiens »-là.
Il n’aurait préconisé le déficit budgétaire ni dans la période 1950-1965 (à l’apogée du « keynésianisme » où l’économie demeurait au voisinage du plein emploi ni, comme actuellement (6), en période d’inflation. On ignore trop souvent que l’auteur, dès 1937, donc moins d’un an après la Théorie générale, avait mis en garde le gouvernement de son pays contre tout encouragement aveugle de la demande (7). Soucieux d’éviter l’inflation aussi bien que de lutter contre le chômage, il voulait que les dépenses supplémentaires soient couvertes par l’impôt, et non par la dette, et que l’impulsion centrale soit systématiquement orientée vers les zones possédant d’importants excédents de capacité de production ; enfin, eu égard à la politique monétaire, il souhaitait que le taux d’intérêt à long terme soit « maintenu continûment aussi près que possible de ce qu’on croit être son niveau optimum » (c’est-à-dire du taux de rendement du capital correspondant au plein emploi). Que ces recommandations n’aient pas été, et ne soient pas, suivies, cela est bien évident. Il est difficile, dans ces conditions, d’imputer à Keynes une quelconque responsabilité dans l’inflation rampante de naguère et la stagflation d’aujourd’hui.
Au demeurant, Keynes se méfiait par-dessus tout des initiatives gouvernementales en matière de politique économique. Il faut ici détruire le mythe omniprésent de l’”interventionnisme” de Keynes. Au fond, si l’on pense dans les termes du vieux débat, largement oublié, entre l’ordre discrétionnaire et l’ordre institutionnel, l’auteur se rangeait au côté de Hayek — pour aussi paradoxal que cela puisse paraître à des lecteurs contemporains — en remettant sans cesse sur le chantier toute une série de réformes, institutionnelles justement, dans le domaine monétaire. Ce discours réformiste qui se développe tout au long de son œuvre contredit indubitablement l’appel à « plus d’État » que l’on s’est plu à y trouver exclusivement. Depuis la Réforme monétaire (1923), au titre particulièrement clair, jusqu’à son plan de rénovation du système monétaire international (1943), il a cherché à enfermer l’État dans un carcan de règles auxquelles il ne pourrait pas échapper. Cela est vrai dans l’ouvrage de 1923 et dans le Traité sur la monnaie, comme dans la Théorie générale avec le projet de monnaie fondante complétant celui de Silvio Gesell, dans Comment financer la guerre (1940), avec son prélèvement obligatoire sur les ressources et dans le Plan Keynes (1943).
On sait que deux plans étaient en présence lors des négociations qui précédèrent la conférence de Bretton-Woods, celui de Keynes et celui de Harry White, qui représentait le trésor américain. Mais quels qu’aient pu être les talents de Keynes à la tête de la délégation britannique, les Américains étaient les créanciers du monde, et les articles du traité entérinèrent finalement ce qu’ils avaient décidé. S’il est vrai que les malheurs du temps présent proviennent pour une grande part de la décomposition du système monétaire international, elle-même en germe dans les accords de Bretton-Woods (8), on ne peut que le déplorer et regretter en même temps que les propositions anglaises de 1943 n’aient pas été prises en considération et qu’elles ne le soient pas davantage aujourd’hui.
Que proposait Keynes en effet ? D’abord la création d’une véritable monnaie internationale, le bancor, quelque chose donc qui soit au-dessus des États ; un système de taux de changes fixes mais ajustables (qui sera retenu et qui durera jusqu’en 1973) ; en outre, méfiant à l’égard des politiques nationales et craignant que ne se développent des déséquilibres extérieurs excessifs, il souhaitait que soient taxées non seulement les dettes envers la banque centrale mondiale (improprement appelée Clearing Union) mais encore les créances sur celles-ci (c’est-à-dire les avoirs en bancors des banques centrales nationales). Cette dernière disposition généralisait en quelque sorte au plan international la réforme contenue dans la Théorie générale (9) qui prévoyait de « faire fondre » (d’où le nom de « monnaie fondante ») par une taxe le pouvoir d’achat des encaisses de manière à permettre une baisse du taux d’intérêt au niveau compatible avec le plein emploi, aussi faible soit-il (10).
Il convient, au-delà des détails techniques, de bien mesurer l’enjeu de ces deux réformes (prises comme exemples). Les appliquer signifierait réduire l’autonomie des États. C’est évident dans le premier cas avec, en particulier, la création d’une banque supranationale. C’est vrai aussi dans le second cas, car adopter la monnaie fondante, avec les règles qui l’accompagnent, ce serait enlever à l’État une de ses prérogatives essentielles : il n’y aurait plus qu’une seule politique monétaire acceptable (11).
L’attitude de suspicion (légitime ?) à l’égard des gouvernements, qui résume en fait l’essentiel de la position politique de Keynes, est une constante de son comportement, manifeste dès son premier livre, les Conséquences économiques de la paix (1919), violent pamphlet contre le comportement des alliés au cours de la négociation des conditions du traité de Versailles. Dans une lettre à un ami, il est allé jusqu’à parler de la « stupidité inhumaine » des politiciens en général. Dès lors, la dénonciation du laisser-faire revêt chez lui un double sens : le refus du « laisser-faire l’État » est inséparable du refus de l’économie laissée à elle-même. C’est dire que si l’État doit intervenir dans l’économie, cela ne représente nullement l’alpha et l’oméga de la philosophie keynésienne ; l’action publique doit être guidée — et pas seulement orientée — par les esprits éclairés qui, d’une part, savent ce qu’il convient de faire et, d’autre part, sont affranchis des contraintes électorales.
Il y a donc chez Keynes une double confiance : dans l’économie politique, qu’il voit accéder à la dignité d’un savoir scientifique, et dans certains hommes — qu’on pourrait appeler des « technocrates » — capables de faire passer les connaissances nouvelles dans les faits pour le plus grand bien de l’humanité (12). Les accidents qui viennent perturber la marche de la société sont alors imputables aux dysfonctionnements du politique (chargé de la décision) dont l’origine se trouve dans une faiblesse inhérente à la nature humaine. C’est ainsi du moins qu’il faut entendre, selon nous, le passage suivant : « Notre situation résulte de quelque défaut des mécanismes immatériels de l’esprit, du fonctionnement des motifs qui devraient conduire aux décisions et aux actes de volonté nécessaires à la mise en œuvre des ressources et des moyens techniques que nous possédons déjà » (13).
Sous cet éclairage, il n’est pas exagéré de prétendre que Keynes fut réactionnaire ; son adhésion au régime démocratique était par trop ambiguë. Il convient en même temps d’insister sur le caractère profondément utopique de sa démarche. Dans sa description de l’île d’Utopie, Morus présentait avec un grand luxe de détails les institutions de « la meilleure des républiques » telles qu’elles pouvaient être imaginées par un honnête homme du seizième siècle ; à l’examen, il apparaît que ces Utopiens prétendument si heureux ont abdiqué rien moins que leur liberté. N’est-ce pas ce vers quoi Keynes tendait en invoquant l’autorité de l’économie politique ? La question mérite d’être posée et l’examen des textes ne manque pas de faire apparaître la contradiction entre ses efforts pour faire obéir le comportement économique à un ensemble de règles rigides et un credo quasi libertaire :
« L’État n’a pas intérêt à se charger de la propriété des moyens de production. S’il est capable de déterminer le volume global des ressources consacrées à l’augmentation de ces moyens et le taux de base de la rémunération allouée à leurs détenteurs, il aura accompli tout le nécessaire… Un large domaine n’en subsistera pas moins, où l’initiative et la responsabilité privées pourront encore s’exercer. Dans ce domaine, les avantages traditionnels de l’individualisme garderont toute leur valeur » (14).
Le dilemme liberté-efficacité est au cœur du problème social, et Keynes ne l’ignorait pas : « Notre tâche est de mettre sur pied une organisation sociale aussi efficace que possible qui n’offense pas notre conception de la dignité de l’existence » (15).
Quelle que soit la lucidité dont témoigne la citation précédente, les intentions de Keynes apparaissent encore utopiques au sens, cette fois, le plus banal du terme. N’y a-t-il pas, en effet, un manque de réalisme politique dans toutes ses tentatives de réforme visant à faire accepter par les États autant de limitations à leur pouvoir ? La superbe indifférence qui accueillit les propositions réformatrices de Keynes semble le démontrer.
Mais il faut porter un jugement prudent ; si la crise des années 30 a entraîné la généralisation d’un certain interventionnisme étatique (contraire aux enseignements de Keynes, comme nous l’avons montré), il n’est pas impossible qu’une autre grande crise rende nécessaire, inévitable une réduction draconienne de l’autonomie des États.
Michel Herland
(1) « Does Unemployment Need a Drastic Remedy ? », Nation, 24 mai 1924.
(2) Cf. les deux articles dans Evening Standard des 19 mars et 19 avril 1929 et la brochure Can Lloyd George do it ? The Pledge Examined (en collaboration avec Hubert Henderson).
(3) Intérêt et Prix, 1898. Cependant l’influence de Wicksell sur Keynes fut assez limitée car le livre de l’écrivain suédois fut publié en allemand, langue que son successeur maîtrisait mal.
(4) Traité II, tome VI des Œuvres complètes de Keynes, Macmillan et Cambridge University Press, 1971, pp. 189-190.
(5) Théorie générale, chapitre 12.
(6) Dans des pays comme la France.
(7) The Times, 12 et 13 janvier 1937.
(8) Ce n’est pas ici le lieu de refaire une analyse déjà maintes fois présentée.
(9) Chapitre 23.
(10) Ce qui revient donc à s’affranchir de la contrainte posée par la « trappe aux liquidités. »
(11) On sait que le refus par les gouvernements européens d’abandonner leurs prérogatives en matière monétaire est la cause essentielle de l’échec de la « monnaie européenne ».
(12) L’idée selon laquelle les responsabilités publiques devaient être contrôlées par une « aristocratie intellectuelle » est soulignée par Harrod, qui en fait un des « préjugés de Harvey Road » (adresse de la maison natale de Keynes). Cf. Harrod, The Life of John Maynard Keynes, MacMillan, 1951.
(13) Les moyens de la prospérité, 1933.
(14) Théorie générale, chapitre 24.
(15) La fin du laisser-faire, 1926.