Comment faisait-on la promotion d’un parfum il y a encore cinq ans ? Assez simplement. La marque de cosmétiques payait une actrice pour tenir le rôle d'” égérie “, placardait sa photo sur les Abribus, la filmait dans un spot élégant, subjectif ou abscons, diffusé à la télévision ou au cinéma. Aujourd’hui, cette tactique ne suffit plus : il faut aussi veiller à ce que la promotion soit assurée par des influenceurs – c’est-à-dire des leaders d’opinion sur les réseaux sociaux. Mais ce nouveau mode de communication devenu indispensable pose problème. Tout le monde sait reconnaître une publicité quand elle est affichée sur un panneau JCDecaux. En revanche, lorsqu’elle prend la forme d’une image carrée sur un fil Instagram, ça devient moins clair.
Et le blogueur futL’histoire commence au milieu des années 2000, avec l’apparition des blogs de mode et de beauté. Ils mélangent alors les confessions de type journal intime et la recommandation vestimentaire ou cosmétique. Les blogueurs, qui appartiennent pour la plupart à la ” génération millennials “, née entre 1980 et 1999, représentent alors une sorte de contre-pouvoir aux magazines, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. Et incarnent aux yeux de leur communauté une personne ” authentique “, qui donne son avis sur des vêtements ou des parfums de façon désintéressée. ” Je ne savais même pas que je pouvais être payée quand j’ai commencé. J’habitais en Suisse, je n’avais pas une vie folle, je rêvais seulement de m’échapper “, se souvient Kristina Bazan, une des influenceuses les plus puissantes de la mode qui cultive un style de femme fatale légèrement gothique.
Les marques ont d’abord regardé les blogs se multiplier avec perplexité et sans intervenir. Mais la puissance grandissante des réseaux sociaux a changé la donne. Les consommateurs se sont lassés des moyens de communication habituels avec les marques, ont exigé un contact direct, préférant alpaguer une griffe sur Twitter plutôt que de composer un numéro surtaxé pour joindre un service client hermétique. ” Les marques ont compris l’intérêt de l’absence d’intermédiaires. Et que pour exister auprès d’une nouvelle cible, elles n’avaient d’autre choix que de collaborer avec ces nouveaux types d’influenceurs “, explique Grégoire Hardy, de l’agence de communication Mazarine.
Dans l’histoire de l’influence, 2009 est une année charnière où le luxe, le secteur le plus exclusif, s’est démocratisé via le Net. Dolce & Gabbana place pour la première fois les blogueurs Scott Schuman, Garance Doré, Bryanboy et Tommy Ton au premier rang de son défilé, à côté d’Anna Wintour. Burberry demande à Scott Schuman de photographier son trench emblématique dans la rue façon street style – opération qui a indéniablement rendu l’imperméable plus cool. En parallèle, le luxe se met aux réseaux sociaux. La même année, Louis Vuitton est la première marque du secteur à diffuser son défilé en live sur Face-book.
Cinq stories sinon rienCinq années plus tard, en 2014, Instagram s’impose comme le moyen d’expression préféré des blogueurs –désormais appelés ” influenceurs ” puisque la plupart délaissent leur blog pour les réseaux sociaux – et des marques haut de gamme. La collaboration entre eux est plus ou moins poussée. Sa forme la plus simple est le placement de produits. La ” promotion ” demande à l’influenceur d’incarner le produit et d’en dire du bien. Encore plus élaborée, la ” cocréation de “contenus” ” consiste à laisser plus ou moins carte blanche à l’influenceur pour qu’il imagine sa propre campagne de pub.
Si l’influenceur aime le produit, il peut le recevoir et en parler sans percevoir d’argent. Mais en général la rémunération va de 400 euros jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros pour les stars. Car cela dépend aussi du statut de l’influenceur. ” On distingue deux catégories : le blockbuster, avec des millions de fans, peut changer l’image d’une marque, un peu comme la “der” – dernière page – d’un journal. Et puis, il y a l’influenceur près de chez vous, avec quelques dizaines de milliers d’abonnés. Lui a un impact plus direct sur le chiffre d’affaires d’une marque : sa communauté est très fidèle et ses recommandations donnent lieu à des achats “, explique Eric Briones, auteur de Luxe et digital (Dunod, 2016).
Quel que soit son statut, pour être dans les radars des marques, l’influenceur doit poster au moins cinq images ou ” stories ” (photos ou vidéos éphémères sur Instagram) par semaine. ” A ce rythme, mieux vaut être vraiment passionné par son sujet “, prévient Ralph Méchin, directeur de la communication de Clarins. Lui gère les influenceuses comme des journalistes : elles participent aux tests de produits, assistent aux présentations de nouveautés et aux conférences de presse, sont invitées aux festivités… et ne sont pas rétribuées. La philosophie de la transparence prônée par Ralph Méchin est pourtant loin de faire l’unanimité.
Bienvenue au Far WestEn l’absence de réglementation, le marché de l’influence a vite tourné au Far West. Les influenceurs sont devenus des supports publicitaires déguisés et certains ont multiplié les contrats sans logique, sans s’investir. Beaucoup de marques, pas très à l’aise avec la culture Internet, sollicitent toujours les mêmes influenceurs, en se fondant le plus souvent sur la taille de la communauté. ” Pourtant, tout le monde sait que les influenceurs peuvent gonfler leurs chiffres en achetant des followers. Il y a encore beaucoup de pédagogie à faire auprès des marques “, constate Sandrine Plasseraud, présidente de We Are Social. Cette agence conseille plutôt aux marques de regarder ” l’engagement “, c’est-à-dire le nombre de ” like ” et commentaires sur des contenus postés.
A force de multiplier les contrats, la crédibilité de certains influenceurs en a pris un coup. Un exemple : en 2014, Estée Lauder, marque de cosmétiques plutôt spécialisée dans les sérums antirides, recrute comme égérie Kendall Jenner, mannequin star avec l’un des plus gros comptes Instagram du monde (plus de 80 millions d’abonnés), pour rajeunir son audience. En 2016, la marque lance en grande pompe avec l’Américaine une nouvelle gamme de produits de beauté qui cible les ” millennials “. Mais, malgré les investissements, ” Estée Edit ” est un échec commercial cuisant, la ligne est arrêtée après seize mois. Estée Lauder a sans doute cru à tort qu’associer le nom de Kendall Jenner à ses mascaras suffirait à capter ses millions de jeunes fans. Par ailleurs, en prêtant son nom à tant de marques disparates (Adidas, Calvin Klein, Pepsi, Fendi, Daniel Wellington, Mango…), Kendall Jenner a perdu de son pouvoir de recommandation.
La clé de l’influence, c’est ce que tous les observateurs du secteur appellent ” l’authenticité “. ” Le contrat tacite des réseaux sociaux, c’est que tout est sincère. Or, ce pacte a été rompu avec l’arrivée des marques, estime Charlène Santini, directrice générale de l’agence Mazarine. La surchauffe, les dérives et la crise qui se profile tiennent au fait que les frontières soient si floues. “ Et que la suspicion de la publicité déguisée plane désormais partout.
” La création spontanée n’est pas compatible avec les contrats qu’imposent les marques, témoigne Kristina Bazan. Il n’y a rien de pire que celles qui indiquent comment photographier le produit et nous disent quoi écrire. Je refuse. Je collabore quand on me demande “comment notre nouvelle gamme de bijoux t’inspire ?” et qu’on me laisse monter le projet de A à Z. Mais de telles opportunités sont rares et la réalisation prend beaucoup de temps. Or les marques apprécient l’immédiateté d’Internet. “
En France, des influenceurs connus comme EnjoyPhœnix ont alerté en 2015 la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes à propos des partenariats dissimulés. Depuis, les sanctions pécuniaires infligées à l’influenceur peuvent aller jusqu’au montant perçu et la marque ayant imposé de dissimuler le partenariat risque jusqu’à 1,5 million d’euros d’amende. ” Il revient à l’agence et à l’annonceur de faire preuve d’exemplarité car si des créateurs de contenus deviennent influents, c’est par passion. C’est l’agence ou l’annonceur qui veut capitaliser sur l’audience de l’influenceur “, plaide Marine Montironi, agente d’influenceurs chez We Are Social. Svet Chassol, consultant mode qui gère aussi les partenariats du Gucci Gang, quatre influenceuses parisiennes encore lycéennes, complète : ” Les jeunes influenceurs sont naïfs, pas matures. Ils sont approchés par des marques alors qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est le code de la consommation. C’est aux annonceurs d’éduquer. “
Aux suivants !Les plus jeunes n’ont peut-être jamais entendu parler du code de la consommation, mais ils sont en revanche tout à fait aptes à décrypter les codes des influenceurs. La ” génération Z ” (née après 2000) est non seulement très réticente envers le marketing traditionnel, mais elle n’hésite pas à se moquer dans des vidéos parodiques des stars d’Instagram un peu plus âgées qu’elle, de leur mise en scène d’une vie parfaite. ” Le luxe et ses formalités ne les intéressent pas. – Les jeunes de cette génération – préfèrent les petites marques peu connues qui ont une histoire “, explique Svet Chassol. ” Pour eux, luxe est un gros mot marketing qui signifie rendre un produit plus cher que ce qu’il doit être. C’est presque un subterfuge “, renchérit Eric Briones. Bien entendu, l’impact de cette défiance sur les ventes se fait encore attendre, et connaît des nuances selon les pays. Mais elle inquiète les marques, qui font beaucoup d’efforts pour séduire les ” Z ” car ce sont les consommateurs de demain ; leur opinion tranchée pourrait bien déteindre sur leurs aînés.
Même l’influenceuse Kristina Bazan, pourtant de la ” génération millennials “, est dans une phase de décroissance. Fatiguée par la tournure que prend le business, elle a décidé de se consacrer à la musique, quitte à perdre des followers. ” Avant, j’étais blonde, je postais dix photos par jour, je souriais tout le temps, j’étais ambition à fond. J’étais 100 % blogueuse. Et j’avais vingt filles qui m’attendaient à la sortie de mon hôtel. A un moment, ça va, je ne fais pas la paix dans le monde non plus. “ Certes.
Elvire von Bardeleben