François Mitterrand, l’agonie.

Tous les samedis matin, Jacques Chirac a téléphoné avenue Frédéric-Le-Play. Sa fille Claude s’en souvient encore aujourd’hui : pendant ces huit mois qui ont suivi l’élection de son père à l’Elysée, le nouvel élu a ” inventé chaque semaine un nouveau prétexte pour prendre des nouvelles de François Mitterrand sans paraître indélicat “. Toute la France savait déjà, à l’époque, que ” l’après ” pour l’ancien chef de l’Etat socialiste ressemblerait à une rapide marche vers la mort. Les derniers mois avaient été si rudes…

” Un masque mortuaire “, c’est l’impression qu’avaient eue les invités de la dernière garden-party, le 14  juillet 1994, en croisant le président. François Mitterrand y avait convié Alain Delon, d’une beauté toujours saisissante sous sa chevelure poivre et sel de sexagénaire. Mitterrand, lui, avait cette peau fine tendue sur l’ossature du crâne et ce teint de cire, qui -faisaient penser au marbre des -gisants. Le vieux lion et le ” Guépard ” marchaient sur la pelouse, l’un appuyé sur l’autre, et la foule des invités s’écartait pour laisser passer ce vestige d’une époque bientôt révolue.

Bien plus tard, des témoins ont raconté les efforts du président pour prononcer un discours, remettre une décoration. Un de ses anciens conseillers se souvient du jour où il l’a vu s’approcher en adoptant l’air secret de celui qui réclame une note : ” Accompagnez-moi jusqu’à cette porte, vite. Le médecin est derrière… et je souffre le martyre. “

Le jour de la passation de pouvoirs, le 17  mai 1995, lors de leur tête-à-tête à l’Elysée, Mitterrand n’avait pas caché sa satisfaction d’avoir tenu jusque-là, malgré le cancer qui le rongeait. S’il faut replonger dans ces trente-quatre semaines qu’ont été sa ” vie d’après “, c’est donc par là qu’il faut commencer, par cette existence qui file comme un tissu de soie dont on ne peut réparer l’accroc. ” Un jour, tout… flambera “, a prévenu Mitterrand devant ses proches. Des millions de téléspectateurs l’ont vu quitter l’Elysée, à petits pas, salué par son successeur, à qui il venait de livrer le code secret nucléaire et une liste de conseillers à recaser.

Désormais, lorsque l’ancien chef de l’Etat se promène sur le Champ-de-Mars, accompagné du docteur Tarot, son médecin anesthésiste, le labrador noir Baltique trottant sur leurs talons, les passants s’approchent pour le saluer avec l’affection respectueuse qu’on porte aux grands malades. Il ne fait plus peur, cet ancien -monarque qui va mourir. Mais il veut encore contempler le ciel à travers les poutrelles de la tour Eiffel, Venise, Vézelay (Yonne) et les collines du Morvan, dévorer des huîtres, relire Vies des douze Césars, de Suétone.

Les Français ne le savent pas encore mais cela fait quatorze ans qu’il maîtrise ce cancer de la prostate dont sont morts son père et l’un de ses frères. ” Les hommes de ma famille n’ont jamais dépassé 80  ans “, a constaté Mitterrand. Il doit fêter ses 79 ans le 26  octobre. En arrivant au 9, avenue Frédéric-Le-Play, les visiteurs sont surpris du décor kitsch de son nouvel univers. Au pied de l’immeuble, un interphone indique d’un simple ” FM ” que l’ancien président s’y est installé. Mais pourquoi a-t-il choisi cette avenue froide, plutôt que les 250  m2 pleins de charme du 22, rue de Bièvre, ce petit hôtel particulier qui avait accompagné l’histoire officielle de sa montée au pouvoir ? Pour continuer à vivre – comme il le faisait quai Branly, du temps où il était au pouvoir – avec Anne Pingeot, la mère de Mazarine, dont les Français ont appris l’existence dans Paris Match, un an plus tôt.

” Le 3e étage de Le-Play ressemble à un mausolée déguisé en appartement bourgeois “, soufflent parfois ses amis. Dès l’entrée, ils sont saisis par l’immense portrait dessiné à la mine de plomb par Jean Olivier Hucleux en  1985 : un Mitterrand hyperréaliste, carré dans un fauteuil tressé, vêtu d’une de ses vestes de paysan qu’il aime porter sur une chemise blanche. Au fond du couloir, on distingue dans la pénombre, posée sur un socle, la tête de l’ancien président, sculptée par Daniel Druet. L’appartement a été divisé en deux, une partie pour les appartements privés, équipés pour un malade, une autre pour les collaborateurs.

A côté du bureau réservé aux -officiers de sécurité, il a fallu faire de la place au conseiller d’Etat, -ancien résistant, Jean Kahn, vieux compagnon du président, à Dominique Bertinotti, chargée des archives, aux deux secré-taires, Christiane Dufour et Joëlle Jaillette, qui l’ont suivi depuis l’Elysée, et, enfin, à Bernard Latarjet, l’ancien conseiller -culture de l’Elysée, qui joue les -directeurs de cabinet.

Une verve intacteMitterrand s’est réservé une pièce ensoleillée, où il a fait installer le mobilier dessiné par Paulin pour son bureau à l’Elysée. Ainsi, il pourra suivre ses traitements dans sa chambre, simple avec sa bibliothèque encastrée, et relire à sa table de travail le manuscrit de ses entretiens avec Elie Wiesel, et l’essai promis à l’éditrice Odile Jacob sur sa politique étrangère à l’égard de l’Allemagne. C’est aussi là qu’il corrige les chapitres sur Pétain et la guerre, tirés de ses conversations avec le journaliste Georges-Marc Benamou. Ce dernier s’évertue à lui poser ces questions qui l’exaspèrent sur son passage à Vichy, que son engagement dans la Résistancen’a pas effacé. ” Vous ne pouvez pas mourir sans vous expliquer sur Bousquet “, insiste Benamou, cherchant à comprendre cette amitié qui l’a longtemps lié, bien après la guerre, à l’ancien secrétaire général de la police de Vichy.

Lorsque Roland Dumas, Pierre Bergé ou Michel Charasse le retrouvent pour déjeuner au restaurant, ils sont toujours surpris de le voir dévorer à belles dents un plateau de fruits de mer et, pêle-mêle au dessert, cette génération qui voudrait faire ” l’inventaire ” de son règne. ” Jospin, sans moi, il n’aurait jamais été ministre, hein ! “, lâche-t-il, encore furieux que le candidat socialiste à la présidentielle ait osé dire, juste après la parution, en  1994, chez Fayard, d’Une jeunesse française, l’enquête de Pierre Péan sur la guerre de Mitterrand : ” On aurait pu rêver d’un itinéraire plus simple et plus clair pour celui qui fut le leader de la gauche “

Qui sait que dans ces arrière-salles de bistrots renommés, derrière les stores tirés ou les paravents dressés pour éviter les paparazzis, l’ancien monarque a conservé sa verve intacte pour déchirer le milieu politique ? Même Jacques Chirac a droit à son sac de mépris. ” C’était une de vos promesses de campagne, n’est-ce pas ? “, a-t-il noté lorsque le nouveau président l’a informé qu’il allait reprendre les essais nucléaires que Mitterrand avait interrompus. Mais il a pris comme une gifle ce discours du 16  juillet par lequel son successeur a reconnu la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel’d’Hiv, organisée en  1942 par… René Bousquet.

” Ce qui est terrible, avec le cancer, c’est que l’on finit par perdre, certains jours, le désir de vivre “, confie-t-il parfois. Pourtant, il s’accroche au temps qui lui reste. En juin, il tente une dernière fois son ascension rituelle de la Roche de Solutré (Saône-et-Loire). Ses amis constatent avec effroi sa faiblesse. En juillet, cependant, alors qu’il est parti à Latche (Landes) se reposer, les proches l’ont retrouvé joyeux. Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Luc Mélenchon sont venus lui rendre visite : ” Ne lâchez pas l’union de la gauche, c’est la seule solution ! “, a conseillé Mitterrand. Puis, à Mélenchon : ” Ne vous marginalisez pas. “ Jack et Monique Lang leur ont succédé. Les deux versants du socialisme à son chevet…

” Si je ne suis plus en état… “Il a aussi accepté que Marine Jacquemin, reporter à TF1 et amie de longue date, vienne filmer ces quelques jours de vacances. Un an plus tôt, Jean-Pierre Elkabbach a enregistré des ” conversations ” avec le président socialiste, qui doivent être les dernières. Marine Jacquemin ne pourra donc filmer que les déjeuners joyeux avec Christine Gouze-Rénal, la sœur de Danielle Mitterrand, et son mari, Roger Hanin, les ânes Marron et Noisette, et la bergerie où l’ancien président s’est aménagé une chambre et une bibliothèque, à l’écart de la maison principale.

Chaque matin, la journaliste retrouve Mitterrand pour le petit-déjeuner, sans caméra. ” Comment peut-on expliquer que l’on ait 20  ans dans sa tête alors que le corps vous lâche ? “, s’insurge-t-il devant elle. François Mitterrand offre l’image de son dernier été avec Danielle, l’épouse d’une vie. En août, pourtant, il est revenu au lac Chauvet, dans ce Puy-de-Dôme dont sa ” chère Anne “ Pingeot est originaire. Chaque escapade vers un paysage connu est comme une tournée d’adieux dans laquelle il jette ses dernières forces.

En octobre, il a tenu à se rendre aux Etats-Unis, à Colorado Springs. L’ancien président américain George Bush y a organisé un colloque où il a invité ceux qui, à la tête de leurs pays respectifs, ont contribué à la fin de la guerre froide après la chute du mur de Berlin, en  1989. Hormis Helmut Kohl, toujours chancelier de -l’Allemagne réunifiée, qui a décliné l’offre, le Canadien Mulroney, le Russe Gorbatchev, la Britannique Thatcher et Mitterrand ont fait le déplacement.

Arrivé dans la ville, au pied des Rocheuses, Mitterrand, épuisé, reste alité presque deux jours dans sa chambre de l’Hôtel Broadmoor, une grosse bâtisse au bord d’un golf entouré d’une forêt de sapins. Le dernier jour, il se lève pourtant et prononce son discours devant un public enthousiaste. L’applaudit-on pour son courage ou sa façon de justifier son attitude en  1989 et 1990, -lorsqu’il a paru douter de la chute de l’Union soviétique ? ” Dès juillet  1989, j’ai dit que, si l’Allemagne voulait se réunifier démocratiquement, après un vote universel et pacifiquement, alors c’était inévitable. “” Inévitable “… Il n’a pas dit ” légitime “, qui aurait bien mieux correspondu à l’aspiration historique allemande. Thatcher, Bush, Mitterrand, Gorbatchev : c’est toute une génération qui semble se faire des adieux mutuels.

En novembre, le cancer a pris le dessus. Parfois, des amis reçoivent un mot – ” Je ne te verrai plus, ne m’en veux pas ” –, d’une écriture si tremblotante qu’elle en devient méconnaissable. L’ancien président craint plus que tout que des métastases cérébrales n’altèrent sa lucidité. ” J’ai peu d’amis à qui je peux le demander mais, si je ne suis plus en état, je compte sur vous pour faire le nécessaire afin que je ne… subisse pas cette avanie “, a soufflé le vieil homme à Michel Charasse. Charasse, bouleversé, s’en est ouvert à Tarot. ” Ne… t’inquiète pas pour ça “, a -répondu le médecin. Tarot a juré à son illustre patient qu’il respecterait ses volontés.

Pour le réveillon, Mitterrand a voulu revoir une dernière fois Assouan, en Egypte. A son retour, lorsqu’une ultime IRM a révélé la migration flambante du cancer dans la colonne vertébrale et vers le cerveau, le malade a demandé son pronostic à Tarot. ” Une douzaine de jours. Moitié moins sans les traitements, mais avec seulement les antidouleurs. “ Pour être certain, Mitterrand a fait venir le député socialiste Jean-Paul Bacquet, médecin lui aussi, qui confirme l’avis de son confrère. Et l’ancien président a décidé d’arrêter les traitements et de cesser de s’alimenter, demandant que l’on fasse venir, le samedi 6  janvier 1996, André Rousselet, son exécuteur testamentaire. Le 8  janvier, au petit matin, Anne Pingeot a appelé l’Elysée. Trente-quatre semaines après son départ du pouvoir, François Mitterrand venait de succomber.

Raphaëlle Bacqué