« L’argent d’abord, Dieu ensuite »
Confrontés à la censure et à l’ordre moral imposés par l’appareil théocratique, les artistes iraniens oscillent entre autocensure, obligation de composer avec l’administration ou exil, que ce soit à Londres ou, surtout, à Los Angeles. Vilipendé par les autorités, qui le qualifient d’« indécent » et qui interdisent ses concerts, le rap rencontre l’adhésion d’une jeunesse en mal d’ouverture politique.
L’ambiance est décontractée le long des arbres de l’avenue Chahar Bagh, à Ispahan. Dans cette artère piétonne parmi les plus célèbres d’Iran, non loin des stands d’artisans locaux, des haut-parleurs diffusent les derniers tubes de la pop persane, mélange de rythme occidental et de mélopées orientales. On entend aussi les inévitables morceaux de la diva Gougoush, de son vrai nom Faegheh Atashin. Les passants échangent des sourires entendus devant cette manifestation de l’obstination de leurs compatriotes à sans cesse repousser les interdits. Car, selon le contexte politique, diffuser une telle musique peut exposer à de sérieux problèmes avec les forces de l’ordre. Interdite par la révolution islamique en 1979 — l’ayatollah Rouhollah Khomeiny désirant bannir toute forme de musique dans la sphère publique , puis à nouveau tolérée et parfois même encouragée durant les années 1990 avec l’émergence d’un courant réformateur au sein du pouvoir, la pop a un statut fluctuant. Ses artistes entretiennent une relation floue et pleine de paradoxes avec les autorités.
La musique savante ou traditionnelle iranienne n’échappe pas, elle non plus, aux tracas infligés par le pouvoir. Mohammad Reza Shajarian, qui fêtera bientôt ses 80 ans, est l’un des symboles vivants de cette ambiguïté. Pour les Iraniens, jeune génération comprise, il est l’un des « vrais » musiciens classiques du pays. Artiste de renommée internationale, primé à de nombreuses reprises, notamment par l’Unesco, il est toutefois interdit dans les médias officiels. Déjà « coupable » de métaphores poétiques critiquant les autorités, il eut le tort d’avoir dénoncé dans l’une de ses chansons les exactions du régime contre les manifestants du « mouvement vert », qui protestèrent contre la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad en 2009 (1). « Baissez votre arme, je hais ces effusions de sang… », avait alors clamé ce monument de la chanson persane. Quelques jours plus tard, il était immédiatement exclu des ondes de la Radio-télévision de la République islamique (IRIB) par une agence dépendant directement du Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. En retour, Mohammad Reza Shajarian décréta que, de toutes les façons, il n’aurait plus supporté d’entendre sa voix sur cette radio et aurait lui-même refusé d’y être diffusé…
Moins téméraires, nombre de chanteurs préfèrent éviter le terrain politique et s’en tiennent au registre sentimental. Dans un pays où la sévérité des lois rend les relations amoureuses extrêmement compliquées, mais où la poésie occupe une place de choix au quotidien, ils peuvent trouver les ingrédients nécessaires à leur inspiration dans les œuvres de Saadi ou Hafez, les grands poètes des XIIIe et XIVe siècles. Pour autant, leurs textes — souvent critiqués pour leur manque de profondeur — doivent tout de même obtenir l’aval du ministère de la culture et de l’orientation islamique, communément appelé Ershad (« Orientation »). C’est à cette instance, chargée de la diffusion des valeurs islamiques sur le territoire iranien et à l’extérieur de celui-ci, qu’ils soumettent non seulement le contenu de leurs albums, mais aussi les demandes d’autorisation de se produire sur scène.
La chercheuse Ameneh Youssefzadeh s’est penchée sur les critères d’évaluation appliqués par l’Ershad et sa section « musique » (2). Parmi ceux-ci, on peut citer le fait que « la musique et les paroles ne doivent pas critiquer le régime et les autorités religieuses », ni « encourager l’athéisme, le plaisir et la débauche ». Elles doivent en outre « renforcer le sentiment d’unité nationale et inculquer un sentiment d’espoir aux jeunes générations ». Beaucoup d’artistes intériorisent ces directives en s’autocensurant. Dans la pratique, il arrive aussi qu’ils négocient chaque mot avec l’agence, insistant sur l’un, renonçant à l’autre pour obtenir le précieux feu vert.
De tels écueils, dont certains existaient déjà à l’époque du chah, ne suffisent pourtant pas à décourager les vocations. Car, en Iran, la musique est presque aussi importante que la poésie. Le 16 novembre 2014, des dizaines de milliers de personnes se réunissaient dans les rues de Téhéran pour suivre le cortège funèbre de Morteza Pashaei, « empereur » de la pop persane, décédé deux jours plus tôt à 30 ans d’un cancer du pancréas. Reprenant spontanément le refrain de l’un de ses tubes, « promets que tu ne me quitteras pas, pour moi l’amour est une route à sens unique, je mourrai si tu t’en vas, c’est la dernière fois… », la foule était si dense que la mise en terre du chanteur-compositeur au cimetière Behesht Zahra dut être reportée. Dans la ville de Machhad, grand centre religieux où les règles entourant la musique sont draconiennes, les rassemblements spontanés à l’annonce de la mort de l’artiste provoquèrent l’intervention de la police. Le chagrin de perdre une personnalité adulée joua pour beaucoup dans ces regroupements, mais nombre de ceux qui battaient le pavé ce jour-là virent en ces obsèques et ces hommages une occasion de manifester leur volonté de changement politique.
Avec les bakchichs, on s’achète quelques libertés
Si la scène musicale connaît en permanence de nouveaux entrants, il reste que, comme Gougoush, de grands noms de la pop ont choisi le chemin de l’exil. La plupart d’entre eux se sont établis dans la région de Los Angeles, surnommée « Tehrangeles », dès les premières années ayant suivi la révolution islamique. Depuis, le flux de départs ne s’est jamais tari. L’émergence de cette scène musicale persane hors d’Iran, de la pop-e Losanjelesi (la « pop de Los Angeles »), a accompagné le lancement de chaînes de radio sur Internet diffusant en continu de la musique persane. Créée en 2004, Radio Javan en est l’une des plus connues et compte plus d’un million d’abonnés.
Pour les chanteurs restés au pays comme pour ceux ayant émigré, ces radios en ligne constituent une véritable occasion d’être diffusés à large échelle, principalement en Amérique du Nord mais aussi en Europe. Radio Javan, Bia2 ou encore Radio Farda diffusent bien sûr de la pop, mais aussi du rap en persan ainsi que des chanteurs plus classiques. Officiellement, toutefois, le gouvernement iranien interdit aux chanteurs résidant en Iran de « collaborer » avec ces médias. Il leur refuse aussi le droit de travailler avec des musiciens exilés en Amérique du Nord. En 2013, cinq artistes ont été arrêtés pour avoir, entre autres, travaillé avec des chaînes de radio et des télévisions satellitaires (Channel 1, Nalbeki, Iran TV Network) émettant depuis les États-Unis. À l’époque, la police des mœurs à Téhéran justifiait ces arrestations en évoquant la « guerre culturelle » menée contre l’Iran par ces médias.
Soroush Karimi est un artiste issu d’une famille où la musique classique était très présente. Ayant débuté l’apprentissage du solfège très jeune, ce chanteur-compositeur et guitariste revendique une position « hors du mainstream » de la pop. Contre toute attente, il se réjouit du climat plus détendu qui prévaudrait autour de la musique depuis quelques années. Son jugement à l’égard de ses confrères est toutefois sans appel : « Ceux qui ont un vrai talent ne se comptent même pas sur les doigts d’une main ! » Pour lui, l’argent de la corruption fausse un peu plus la donne. « Il y a encore cinq ans, le problème numéro un d’un artiste était d’obtenir une autorisation [de l’Ershad] pour diffuser sa musique. Aujourd’hui, l’argent achète tout. »
Dans un pays corseté par le système mis en place par la République islamique, les bakchichs permettent en effet de s’acheter quelques libertés et passe-droits. En octobre dernier, même des religieux haut placés reconnaissaient le caractère « systémique » de la corruption (3). Rien d’étonnant à ce que le monde de la musique et des démarches avec l’Ershad n’y échappe pas. De grandes stars locales refusent néanmoins de jouer le jeu. Ainsi, l’un des rappeurs les plus populaires d’Iran, Yaser Bakhtiari, plus connu sous le pseudonyme de « Yas », a été le premier artiste hip-hop à obtenir l’agrément de l’Ershad pour certains de ses titres. Un exploit en soi. Mais, s’il vit encore en Iran, il ne peut y donner de concerts alors qu’il s’est produit en Australie, au Canada, aux États-Unis ou encore à Londres. Dans l’un de ses morceaux, intitulé Boghz yani (« le chagrin »), il affirme : « Le chagrin, c’est une logique secrète, qui veut que je puisse aller à des concerts, mais seulement en tant que spectateur. Le chagrin, c’est de vieillir, et de continuer à ne pas pouvoir monter sur scène en Iran. Pour aller plus haut, il y a bien une solution, en “faisant de la lèche”, mais Dieu nous a donné de la fierté. (…) Finalement tu arrives toi aussi à l’aéroport Emam [l’aéroport Imam-Khomeiny de Téhéran]. (…) Dans une main ton passeport, dans l’autre ton sac, qui à cet instant est capable de comprendre ton état ? Personne. Le chagrin, c’est le moment où tu quittes ton pays. »
Dans une société hantée par les difficultés économiques et les sanctions internationales, où toute une frange de la population manifeste à intervalles réguliers son souhait d’obtenir plus de libertés, le rap et sa veine subversive et contestatrice se taillent une place de choix. Les autorités le considérant comme un genre musical « indécent », cela oblige la plupart des artistes hip-hop iraniens à se produire dans des lieux cachés, zire-zamin (« underground »). De ce statut « illicite » d’entrée de jeu résulte une liberté de ton que ne s’accordent pas les chanteurs espérant le feu vert de l’Ershad. Pour les rappeurs, la référence est Soroush Lashkari, exilé à Londres depuis 2011 et plus connu par son nom de scène Hichkas (qui signifie « personne »). L’itinéraire de ce chanteur à la voix rauque permet de résumer l’évolution de l’Iran au cours de la dernière décennie. En 2009, il se fait l’écho des espoirs de changement. Dans Ye rooze khoob miad (« Un jour meilleur viendra »), il chante : « Le sang restera dans les veines et ne fera pas la connaissance du ciel et de l’asphalte. Il ne jaillira plus et ne coagulera plus, plus aucune mère n’ira sur la tombe de son enfant. » Mais, un an plus tard, une chanson décrivant la réalité sociale de Téhéran lui vaut des déboires avec la justice — ce qui forcera son départ. Aujourd’hui encore, la majorité des jeunes Iraniens connaissent par cœur les couplets de ce rap : « De nos jours, c’est l’argent d’abord, Dieu ensuite ; des simples sujets aux grands seigneurs (…) Tu dois être aveugle pour ne pas voir cette vanité partout ; dans les rues, ne vois-Tu pas la misère et la prostitution, mon Dieu réveille-Toi, l’ordure [Hichkas lui-même] a des choses à Te dire… »
Le « parrain » du rap persan veille à ne pas être récupéré
En décembre dernier, à la suite des manifestations populaires du mois précédent contre la vie chère et la corruption, Hichkas sort un titre-choc, via son compte Twitter. Le succès est fulgurant. Évoquant les protestations et leur violente répression, Dastasho mosht karde (« Il a serré les poings ») se veut un témoignage inédit de la violence du régime. Dans cette incantation sobre à l’arrière-fond musical minimaliste, l’artiste parle plus qu’il ne rappe. Son ton dur trahit une colère à peine contenue : « Ils ne veulent pas de citoyens, ils veulent des esclaves, le son des pleurs s’échappe des cellules. Il [le manifestant] veut mettre fin à des décennies de meurtres et de pillages, ils l’ont fait pleurer pendant des années et il ne lui reste plus de larmes pour les gaz lacrymogènes (…). Il crie, qui oubliera ces crimes ? La vie n’est plus que sur ses lèvres [la vie est en train de le quitter], et il crie… » À la fin du morceau, on entend les cris déchirants et paniqués de manifestantes : « Ils tirent sur les gens ! », « la police attaque, n’ont-ils aucune honte ! », entrecoupés des bruits de tirs. « N’ayez pas peur ! », tente de rassurer la voix d’un homme, avant que le silence ne s’installe.
Éloigné de son pays, le « parrain » du rap persan assume sans peine son rôle de porte-parole d’une jeunesse qui attend en vain l’ouverture politique du régime. Il veille aussi à ne jamais être récupéré par les adversaires étrangers de la République islamique et préfère ne pas vivre à « Tehrangeles ». D’autres artistes iraniens installés aux États-Unis n’ont pas cette lucidité. En mars dernier, le festival de Tantora, à Al-Ula, en Arabie saoudite, a accueilli des stars de la pop-e Losanjelesi telles que le grand chanteur Ebi, septuagénaire, ou encore la star montante Arash Labaf. Les voir se produire devant le prince héritier Mohammed Ben Salman, dans ce royaume « ennemi », a scandalisé plus d’un Iranien. « N’ont-ils donc plus une once de nationalisme ?! », s’insurgeaient nombre d’internautes pour qui l’hostilité à l’égard du régime que certains éprouvent ne doit pas pousser à frayer avec les Saoudiens, les Américains ou les Israéliens.
Thelma Katebi