Didier Eribon : « Comme si le monde de mon enfance prenait enfin la parole »

Le philosophe et sociologue raconte l’adaptation au cinéma de « Retour à Reims » par Jean-Gabriel Périot, un film réalisé à partir d’images d’archives

Propos recueillis par 

Récit intime et politique sur la classe ouvrière, Retour à Reims (Fayard, 2009), du philosophe et sociologue Didier Eribon, n’en finit pas de susciter des désirs de création. L’ouvrage fut d’abord un succès de librairie inattendu, avec 130 000 exemplaires vendus en France (incluant l’édition poche chez Flammarion) et 150 000 dans sa version allemande. Après plusieurs mises en scènes théâtrales (Laurent Hatat dans le « off » d’Avignon, Thomas Ostermeier dans différentes langues…), voici l’adaptation au cinéma, Retour à Reims (fragments), signée par Jean-Gabriel Périot, un réalisateur connu pour ses films d’archives revisitant les luttes contemporaines.

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Le film se focalise sur la question sociale et retrace l’histoire d’une classe dominée, des années 1950 à nos jours, par la grâce d’un montage d’extraits de films, avec la voix off d’Adèle Haenel… Un objet formel très réussi, qui donne corps et voix à une multitude d’hommes et de femmes (employés d’usine, artisans, femmes de ménage…) et analyse les transformations de la classe ouvrière, notamment le déplacement de son vote vers l’extrême droite. Le film sort à moins de deux semaines du premier tour de l’élection présidentielle, alors que les adversaires du président candidat, Emmanuel Macron, tentent de capter un électorat mécontent. Didier Eribon raconte au Monde sa rencontre avec Jean-Gabriel Périot.

Comment est née l’adaptation au cinéma de « Retour à Reims » ?

Je connais la productrice Marie-Ange Luciani depuis longtemps, car elle est a produit des films de mon ami Robin Campillo. Chaque fois que je la rencontrais, elle me disait qu’elle aimerait faire une adaptation de Retour à Reims. Un jour, elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle envisageait un film documentaire constitué d’archives, et qu’elle souhaitait solliciter Jean-Gabriel Périot pour ce projet.

Connaissiez-vous le travail de Jean-Gabriel Périot ?

J’avais vu plusieurs de ses films, et notamment son très remarquable Une jeunesse allemande, sur la Fraction armée rouge. Donc j’ai tout de suite dit oui. Nous nous sommes rencontrés, et ensuite il m’a envoyé le script, puis des versions de travail successives du film. Je lui posais des questions, lui adressais des remarques, des suggestions, mais je lui avais dit dès le départ que je n’avais pas l’intention d’interférer dans sa démarche. C’était son œuvre et il était évidemment libre de la construire comme il le souhaitait. J’ai découvert le film « en vrai » lors de la projection à Cannes, en juillet 2021, à la Quinzaine des réalisateurs. Sur grand écran, les images prenaient une force et une puissance décuplées. L’accueil triomphal que Jean-Gabriel, Adèle [Haenel] et moi avons reçu ce jour-là m’a ému aux larmes. C’est la vie des subalternes, des exploités, des invisibles qui se trouvait dans la lumière. Comme si le monde de mon enfance prenait enfin la parole.

Jean-Gabriel Périot s’attache essentiellement à votre mère et à votre père, mais il laisse de côté votre personnage, celui d’un jeune gay qui s’installe à Paris pour vivre sa sexualité. Avez-vous le sentiment qu’une partie de l’histoire se retrouve tronquée ?

Je n’ai aucune objection à faire aux choix que le réalisateur a opérés. Et le résultat est non seulement superbe, mais aussi très efficace. En ce sens, c’est une manière très féconde de faire fonctionner mon livre et de se l’approprier. Son film n’est pas une illustration en images du livre. C’est une création cinématographique à part entière. Une autre productrice m’a dit récemment qu’elle aimerait faire une adaptation centrée sur la place de l’homosexualité. Ce serait un film différent. Avec d’autres « fragments ». J’espère que cela va se concrétiser.

Parmi les nombreuses archives qui nourrissent le film, lesquelles vous ont le plus touché ?

Si je devais en retenir une, ce serait cette dame, dont il est difficile de déterminer l’âge, qui raconte les tâches qu’elle devait accomplir : trier des pommes de terre qui passaient devant elle toute la journée sur un tapis roulant et porter des sacs de 25 kilos pour les y disposer. Le film montre ces corps usés, abîmés par la dureté des conditions de travail. J’avais l’impression de voir à travers elle le visage et les gestes de mes grands-mères, de ma mère, des femmes de ma famille. Et dans sa voix un mélange de résignation et de révolte. Cette séquence est bouleversante. Elle dit à elle seule ce qu’est la violence de classe. Et sans vouloir trop romanticiser la violence et la souffrance, je voyais cette dame se transfigurer sous nos yeux en une grande héroïne tragique, une incarnation de l’histoire populaire. Je suis hanté par elle depuis cette projection.

Dans votre ouvrage, vous analysez l’abandon par la gauche des classes populaires, et leur récupération en partie par l’extrême droite. La situation a-t-elle changé ? A quelles conditions la gauche pourrait-elle répondre aux attentes des Français les plus modestes ?

Abandonnés, méprisés, malmenés par la gauche officielle, de larges pans des classes populaires se sont tournés vers l’abstention ou le vote à l’extrême droite. Dans Retour à Reims, j’ai analysé ces transformations durables, après les avoir observées dans ma propre famille. De mon point de vue, et comme je l’écrivais en 2009, la réconciliation des classes populaires avec la gauche ne va pas surgir d’un coup de baguette magique. Elle ne pourra se produire que dans le développement de forts mouvements sociaux, mais aussi d’un discours politique et d’un cadre théorique, à travers lesquels ces différents mouvements pourront s’articuler les uns aux autres. C’est ce que j’ai appelé « l’esprit de 68 » ou « le concept de 68 ». D’ailleurs, Jean-Gabriel Périot a réalisé il y a déjà un certain temps un étonnant court-métrage de 3, 45 minutes sur Mai 68 : Le temps passe… (2017)Il y montre comment de multiples mouvements peuvent agréger leurs énergies pour participer ensemble à une dynamique de transformation sociale et politique.

 

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