Des pionniers du djihadisme français.

Amedy Coulibaly et les frères Kouachi appartiennent à une génération qui s’est radicalisée en prison et au Yémen auprès de mentors algériens, avant d’essaimer à l’étranger. Itinéraire d’une dérive
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Les hommes qui ont provoqué l’effroi de la France et du monde entier par leur violence sans limite et leur détermination ont une histoire. Elle s’inscrit au cœur de la capitale, Paris, dans un quartier niché sur les flancs d’une colline, les Buttes-Chaumont, qu’ils ont si souvent parcouru en rêvant d’une autre vie que la leur. C’est là que vont se tisser les premiers liens d’une mouvance en quête de mentor et de reconnaissance. Un islam radical et sommaire sera leur ciment et leur référence. Ils se construiront contre cette société qui les a vus naître.

Avant de plonger le pays tout entier dans l’inquiétude et d’assassiner dix-sept personnes, ils n’auront fait que suivre aveuglément des mentors. Ils admireront des fous de guerres. Ils connaîtront la prison, qui sera un creuset de radicalisation et d’endoctrinement. Enfin, ils épouseront des causes lointaines dont ils ne comprendront guère les enjeux. Instables, sans projet, ils ont fondé la première école du djihad en France. Elle essaimera en Irak, en Tunisie, en Syrie, au Yémen et en France.

Personnage central de cette histoire française, Chérif Kouachi, qui a défié les forces de l’ordre pendant trois jours, s’est défini en  2005 devant la justice comme ” un musulman ghetto “. Alors âgé de 21 ans, ” il a fait sa vie “, comme il le répète devant les policiers qui le suspectent d’avoir participé à l’organisation d’une filière djihadiste vers l’Irak. Lui-même n’a pas pu s’y rendre. Il est arrêté le 26  janvier  2005, juste avant de prendre l’avion.

” Je ne me considère pas comme un bon musulman “, dit Chérif aux policiers. Pas assez d’assiduité à la mosquée, quelques larcins ici ou là et du cannabis de temps en temps en écoutant du rap avec ” les potes ” du quartier. Il a travaillé, un temps, comme livreur chez El Primo Pizza aux Lilas (Seine-Saint-Denis). Issu d’une famille de cinq enfants, il a habité avec ses parents jusqu’en octobre  1994 avant d’être placé dans un foyer. Son frère aîné, Saïd, et l’une de ses sœurs constituent ses seuls liens familiaux après le décès de ses parents.

Le premier tournant de sa vie intervient au cours de l’été 2003. Un autre jeune du quartier, Peter Cherif, lui fait découvrir la mosquée Adda’wa (19e arrondissement de Paris) également fréquenté par Farid Benyettou, un agent d’entretien d’un an leur aîné, qui devient vite leur référent religieux. Il donne ses propres cours de religion et se revendique du mouvement Takfir. Fondée à la fin des années 1970 en Egypte, la mouvance, ainsi que ses partisans de l’idéologie du Takfir Wal Hijra développe les thèses de Sayyed Qotb, l’idéologue des Frères musulmans, et prônent une rupture totale avec la société moderne. En  1989, à la fin du conflit afghan, les vétérans algériens, de retour au pays, constituent des cellules combattantes et participent pour partie à la création des Groupes islamiques armés.

Benyettou officie dans plusieurs foyers d’insertion de l’arrondissement, rue David d’Angers ou rue de l’Argonne. Pour impressionner ses jeunes disciples, près d’une cinquantaine, il se targue de liens présentés comme prestigieux dans ce petit milieu. Son beau-frère, Youcef Zemmouri, est très proche d’une figure du terrorisme islamiste, Boualem Bensaïd, l’un des organisateurs de la vague d’attentats meurtriers de 1995 en France qui fit huit morts et près de deux cents blessés.

Chérif Kouachi et son frère Saïd, leur ami, Thamer Bouchnak, délaissent peu à peu la mosquée pour l’appartement de Farid Benyettou dont les diatribes haineuses visent avant tout les Etats-Unis et leur guerre en Irak. ” C’est là, dira Chérif aux policiers, que j’ai eu l’idée de partir en Syrie pour rejoindre ensuite l’Irak “. Si Benyettou se garde bien de prendre une arme et déclare aux policiers ” qu’il n’a pas l’âme d’un combattant “. Chérif racontera cette période au magistrat. ” Farid m’a parlé des 70 vierges et d’une grande maison au paradis. Il s’agissait de mourir aux combats ou de se suicider. “ Benyettou vante les attentats suicides en Irak mais les interdit en France. Il retient l’envie de Kouachi de s’en prendre aux symboles juifs.

Inexpérimentée, la bande des Buttes-Chaumont franchit un palier en rencontrant un autre personnage, originaire, comme eux, du 19e arrondissement. Boubaker El-Hakim, un proche de Farid Benyettou, est le premier de la filière irakienne dite des ” Buttes Chaumont ” à être parti se battre. Après des études coraniques à Damas en  2002, il se trouve en Irak, le 15  mars  2003, lors de la chute de Bagdad. Interpellé à Damas, il est expulsé en France avant de repartir en Syrie en  2004. Ses faits d’armes font le tour du 19e. Son frère, Redouane, a été tué en juillet  2004 à Falloujah dans un bombardement. La mythologie du martyr irrigue les apprentis djihadistes.

Pour partir en Irak, les apprentis djihadistes annoncent qu’ils partent étudier la religion ou effectuer des missions humanitaires. Mohamed El Ayouni, un ami d’enfance de Peter Charif a perdu un œil et un bras lors d’un bombardement à Falloujah. Les familles ne cautionnent pas. En mai  2005, le frère de Mohamed El-Ayouni a prévenu la direction de la surveillance du territoire (DST) de sa présence en Irak. La mère de Peter Cherif a contacté les services diplomatiques français en Syrie fin 2004 et celle des frères El-Hakim s’est rendue à la DST, le 28  octobre  2004, pour signaler le départ de ses fils.

Père spirituelChérif Kouachi rêve de rejoindre le groupe d’Abou Moussab Al-Zarkaoui, représentant d’Oussama Ben Laden en Irak. ” C’est par fierté que j’ai décidé de partir, confiera-t-il. Je me suis dit que si je me dégonflais j’allais passer pour un lâche “. Pour cela, il apprend le maniement des armes sur armes. com et bénéficie des conseils d’un ami de Benyettou.

Son interpellation, le 26  janvier  2005, n’entrave en rien sa dérive. Au contraire, la prison va accentuer sa radicalisation. Quand il intègre la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, il se découvre un nouveau père spirituel, Djamel Beghal, et un nouveau frère, Amedy Coulibaly. Beghal purge une peine de dix années de prison pour un projet d’attentat fomenté, en  2001, contre l’ambassade des États-Unis à Paris.

Ce terroriste jouit d’une réputation de fin théologien, auréolée par un séjour en Afghanistan de novembre  2000 à juillet  2001. Il y aurait suivi ” une formation paramilitaire “. Kouachi et Coulibaly tombent sous son emprise. Il est présenté par la police antiterroriste française comme ” le chef d’une cellule opérationnelle d’obédience takfir “, ce qu’il conteste. En résidence surveillée à Murat dans le Cantal, Djamel Beghal reçoit régulièrement ses disciples. Au téléphone, il les oriente, leur fait la leçon. Les propos qu’il tient à Coulibaly le 12  mars  2010 résonnent étrangement après le massacre au supermarché casher de Vincennes : ” Les enfants de Palestine, ce sont les combattants de demain, mon ami. C’est eux qui sont en train de tenir tête aux juifs “.

Le contact avec cette figure charismatique les convainc qu’ils sont devenus des djihadistes professionnels aguerris. Mais pour Beghal, ce sont aussi des soldats obéissants pouvant faire évader un autre personnage de cet islamisme radical international, Smaïn Ait Ali Belkacem. Ce dernier a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour l’attentat, le 17  octobre  1995, à la station RER Musée-d’Orsay, à Paris.

Connu de l’administration pénitentiaire pour recruter dans les différentes maisons d’arrêt qu’il écume depuis vingt ans, il fait montre d’une vraie efficacité. En  2004, à la centrale de Saint-Maur (Indre), la fréquentation du culte musulman avait doublé dans son bâtiment. Il endoctrine, notamment, un pur braqueur, Teddy Valcy. Transféré à la centrale de Clairvaux (Aube), Belkacem convertit cette fois un trafiquant de drogue condamné pour assassinat et un autre braqueur ayant fait feu sur un policier.

Kouachi n’est pas le seul de la filière des Buttes-Chaumont à fréquenter ces mentors. Contrairement à lui, Mohamed El-Ayouni a réussi à rejoindre l’Irak où il a combattu à Fallouja pour le compte d’Abou Moussab Al-Zarkaoui. Blessé à trois reprises il a conquis un statut de vétéran du djihad, ce qui impressionne le petit délinquant qui partage sa cellule, Salim Benghalem. Lorsque ce dernier est libéré, Thamer Bouchnak, l’ami de Chérif Kouachi, arrêté avec lui avant de partir pour la Syrie, prend Benghalem sous son aile qui se radicalise à son tour. Il effectue, en  2009, le pèlerinage à La  Mecque. De retour en France, il épouse religieusement une étudiante de 21 ans.

La filière des Buttes-Chaumont joue dans la cour des grands et sait mettre à profit du djihad les talents du grand banditisme. Lors d’une filature, au printemps 2010, dans la cité à Gagny (Seine-Saint-Denis), les enquêteurs repèrent dans le sillage de Teddy Valcy dit ” Scoubidou “, ” un individu habillé de manière salafiste “. L’enquête met à jour des préparatifs pour faire évader Belkacem. Le cerveau de l’affaire est Djamel Beghal. Amedy Coulibaly joue le messager entre les deux. Avec des rôles moins établis, les anciens des Buttes-Chaumont, Mohamed El-Ayouni, Thamer Bouchnak et Chérif Kouachi réapparaissent. Et le novice Salim Benghalem s’affiche à leurs côtés.

Plus qu’une éventuelle évasion, les forces de l’ordre redoutaient des attentats. Sur une écoute en date du 22  avril, Djamel Beghal annonce à Smaïn Ait Ali Belkacem : ” J’ai deux choses en tête, je pense à une des deux choses depuis très longtemps. Je la construis pierre par pierre, tu vois. Elle demande du temps, ce n’est pas de la rigolade, ce n’est pas pour s’amuser (…) C‘est une chose pour l’honneur. “ Ce à quoi l’artificier des attentats de 1995 rétorque : ” Inch’Allah, si Dieu me couronne de succès, le truc de ” mariage “, moi je le règle bien, tu as compris ? ” Le terme ” mariage ” était le nom de code utilisé par les terroristes pour désigner les attentats.

Lors du procès de cette tentative d’évasion, en décembre  2013, chaque jour, dans la salle d’audience du tribunal, à Paris qui juge Beghal, Belkacem, El-Ayouni, Bouchnak, Coulibaly et Valcy et deux complices, un homme, s’assoit anonyme dans le public. Ayant obtenu un non lieu quatre mois plus tôt, Chérif Kouachi vient soutenir ses camarades.

Pendant ce temps, loin de là, en Syrie, Salim Benghalem gravit les échelons au sein de la hiérarchie de l’Etat islamique et en Tunisie, Boubaker Al-Hakim a rejoint les rangs d’un groupe djihadiste ayant fait allégeance à l’EI.

Jacques Follorou, Simon Piel et Matthieu Suc