François Meyronnis n’a ni téléphone portable, ni connexion internet. Il n’appartient pas au cercle des économistes, ni à celui des idéologues. Il est écrivain, c’est-à-dire — attentif aux signes. Dans son dernier livre, Proclamation sur la vraie crise mondiale, qui vient de paraître, il prédit la fin de l’humanité.
FigaroVox: Dans proclamation sur la vraie crise mondiale, vous écrivez la crise financière de l’automne 2008 sonne le glas de l’illusion libérale et si une autre crise survenait, vu le degré d’endettement des Etats, on assisterait à un effondrement sans précédent. En Russie, le Rouble vient de chuter de manière spectaculaire tandis que selon certains observateurs la Grèce serait sur le point de replonger. Est-ce le début de cet effondrement que vous annoncez?
François MEYRONNIS: Il existe en effet une conjonction inquiétante entre l’effondrement du rouble, consécutif à celui des cours du pétrole, et les risques qui pèsent de nouveau sur l’euro, du fait de l’accession probable et peut-être imminente d’une nouvelle majorité en Grèce. Est-ce le début de l’effondrement? Il est difficile de l’affirmer, car les circonstances évoluent de manière très rapide. Ce qu’on peut garantir, en revanche, c’est que tout menace de basculer à chaque instant, contrairement à ce qu’affirment les propos lénifiants tenus par les gouvernements et les institutions financières. Des événements minuscules, comme la crise institutionnelle qui se profile en Grèce, pays pourtant insignifiant sur le plan économique, sont dès lors susceptibles d’avoir des répercussions disproportionnées sur le destin de la planète. C’est toujours le cas dans un contexte où la situation devient très volatile, échappant aux prises des principaux décideurs. Ce fut le cas en 1914, où ce qui était au départ un conflit local concernant la Bosnie, a pu dégénérer en conflagration mondiale.
Mais on ne doit pas craindre une disparition des États, d’autant qu’ils sont déjà engrenés dans un système mondialisé. Tout juste certains bouleversements à leur sommet. Pour ce qui est de la figure de l’« Homme», dont Protagoras disait qu’elle était la «mesure de toute chose», elle semble déjà en train de s’effacer.
En quoi cette crise sera-t-elle différente des autres? Quelle forme prendra-t-elle? Peut-on imaginer la disparition pure et simple des États? De l’«Homme»?
La crise en cours ne peut être circonscrite à des épisodes conjoncturels. Elle découle de la crise de 2008, qui elle-même procède d’une fuite en avant dans le virtuel, remontant à la double révolution, financière et numérique, survenue à la fin du XXe siècle. Sa prochaine manifestation risque d’être d’une ampleur abyssale. Car cette fois les États, d’ores et déjà surendettés, ne pourront plus l’endiguer en absorbant de nouvelles dettes. Quelle forme une telle crise pourrait prendre? La vérité c’est qu’on a beaucoup de mal à se le représenter parce qu’elle excède tous les cadres répertoriés. On assistera peut-être à des mutations géopolitiques, qui dépendent de réactions instantanées, aujourd’hui difficiles à anticiper. Sans doute se jouera-t-il un jeu entre la Chine et les États-Unis… Mais on ne doit pas craindre une disparition des États, d’autant qu’ils sont déjà engrenés dans un système mondialisé. Tout juste certains bouleversements à leur sommet. Pour ce qui est de la figure de l’«Homme», dont Protagoras disait qu’elle était la «mesure de toute chose», elle semble déjà en train de s’effacer. On ne peut que redouter une accélération.
N’est-ce pas un peu apocalyptique comme vision?
On emploie souvent le mot «apocalyptique» comme un épouvantail. On oublie qu’il signifie simplement: révélation. Pour voir et comprendre, il suffit parfois d’être attentif aux signes. Un écrivain autrichien comme Karl Kraus a anticipé ainsi l’effondrement de 1914 en portant attention au langage de ses contemporains, à ce qu’ils émettaient comme signes. Il a pu, à partir de cette vigilance, écrire une pièce de théâtre intitulée Les derniers jours de l’humanité. A quoi sert un écrivain, sinon à voir les signes dont ses contemporains se détournent?
La crise des subprimes a souvent été présentée comme une anomalie, un dérèglement ponctuel. N’était-ce pas le cas?
Toute réalité se transforme en donnée, et devient fluide, échangeable. Tant pis pour le reste.
Il existe une grande hypocrisie à envisager la crise des subprimes de 2008 comme une simple anomalie à laquelle le système aurait porté remède avec diligence. En réalité, le système financier est basé depuis environ quarante ans, et de plus en plus, sur une énorme bulle de crédit à partir de laquelle la spéculation se nourrit. Il ne s’agit pas d’une dérive ponctuelle. Mais bien de l’assise sur laquelle tourne notre monde, avec tout le vertige que cela comporte.
Alors d’où vient cette crise? Quelles sont ses réelles origines?
La crise que nous connaissons a pour origine principale une fabuleuse inversion dont la portée a été dissimulée aux opinions publiques. La double révolution, financière et numérique, a permis de subordonnée entièrement le monde réel, dans lequel nous produisons et échangeons, à une sphère virtuelle, dépendante d’un système de réseaux interconnectés. C’est en effet depuis le maillage numérique que le monde est géré, sans aucun souci des personnes ni des choses.
Vous parlez de «capitalisme intégré». En quoi diffère-t-il du capitalisme libéral?
Le capitalisme intégré n’a plus de libéral que l’idéologie de surface. Il est à mes yeux davantage un tour de la cybernétique qu’une modalité de l’économie politique, et doit plus à Norbert Wiener, le premier cybernéticien, qu’à Adam Smith, le grand prêtre de l’économie libérale anglo-saxonne. Il a comme base un système réticulaire ne s’alignant sur aucun lieu ni sur aucune place, sans état-major ni directoire. Par lui, il a accès à tout, n’importe où, et se rend disponibles tous les êtres. L’argent opère ainsi comme une antimatière: aucun territoire ne le fixe, aucune loi ne le contrôle. N’est réputé exister que ce que les réseaux agencent. Toute réalité se transforme en donnée, et devient fluide, échangeable. Tant pis pour le reste.
Le rêve qu’ont eu les sociétés humaines, d’acquérir une toute-puissance sur elles-mêmes a été débordé par les réseaux numériques. Elles sont aujourd’hui assignées à rattraper le flux, avec la certitude d’échouer.
Aucune des réponses politiques actuelles ne semblent trouver grâce à vos yeux. Vous rejetez à la fois les solutions libérales et la décroissance. Pourquoi?
Les solutions politiques participent toutes d’un monde révolu, ayant ses racines dans l’ère moderne. Elles postulent que l’«Homme» demeure «maître et possesseur» de son destin. Or dans le monde du capitalisme intégré la politique n’est plus qu’un rouage subalterne, ou alors un simple jeu d’illusion médiatique. Car le rêve qu’ont eu les sociétés humaines, d’acquérir une toute-puissance sur elles-mêmes a été débordé par les réseaux numériques. Elles sont aujourd’hui assignées à rattraper le flux, avec la certitude d’échouer. L’instantanéité des réseaux a ainsi circonvenu par avance toute volonté prométhéenne, donc toute «politique» au sens moderne.
Avez-vous réfléchi à une troisième voie? D’où le salut peut-il venir?
Il n’y a pas de «troisième voie» possible, précisément parce qu’elle reposerait sur une volonté prométhéenne, comme si on pouvait résorber la crise par un surcroît de volonté (ce qui constituait l’hypothèse «révolutionnaire» au sens moderne). D’où le salut peut-il venir? Dans son entretien testamentaire au Spiegel de 1966, le philosophe Martin Heidegger propose cette formule énigmatique: «Seul un dieu peut encore nous sauver».