Il y a des soirs plus électriques que d’autres. Le ballet est connu d’avance, et pourtant la tension grimpe, et l’hypnose avec. Une chair de poule qui doit tout aux interprètes. Ce coup d’éclat a eu lieu lundi 20 avril, au Palais Garnier, à Paris, pour la première de L’Histoire de Manon, chorégraphié en 1974 par l’Ecossais Kenneth MacMillan (1929-1992) sur des musiques de Jules Massenet. Les deux étoiles de l’Opéra national de Paris, Laëtitia Pujol et Mathieu Ganio, ont atteint, ensemble, un climax à couper le souffle.
Du sexe, de l’amour, du fric, et la mort au bout du compte ! Un refrain qui se fiche des époques. L’Histoire de Manon, d’après le roman Les Aventures du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, publié en 1831 par l’Abbé Prévost, est acide et cruelle, entre grand air des bijoux et ritournelle des abus de pouvoir des riches. Et qui paye l’addition ? Manon, la gamine pauvre et fraîche, vendue par son frère au plus offrant, et qui ne sait pas dire non aux belles robes, à l’argent, aux hommes.
Saga rocambolesquePassons sur le décor un peu chargé en lambeaux, sur les costumes tout aussi lourds dans leurs nuances feuilles mortes, sur les perruques hirsutes des putes. Reste la structure et l’écriture acérée de MacMillan pour faire passer comme une lettre à la poste, en trois actes et deux heures, cette saga rocambolesque. Scènes de foule, de bordel, de bal, d’ivresse, duels à l’épée, arrestation, en veux-tu, en voilà de l’aventure ! Mais aussi des pas de deux, ou de trois, sertis comme des confidences dans le tohu-bohu. Et, au milieu de tout ça, Manon, 16 ans, qui débarque de sa campagne pour aller au couvent et se retrouve au lit avec l’étudiant Des Grieux, qui aurait mieux fait de rester le nez dans son livre. Pour Manon, qui deviendra prostituée et finira déportée à La Nouvelle-Orléans, il trichera au jeu, tuera mais l’accompagnera jusqu’à sa mort dans les marais de la Louisiane. Stop, n’en jetez plus !
Quarante ans que ce ballet épate le public qui en redemande. L’effet MacMillan tient ici au talent qu’il déploie pour chorégraphier un récit charpenté et limpide. Jamais la haute technique de danse n’oublie de raconter l’histoire, de chauffer les sentiments. Si stricte soit-elle, la ligne gestuelle déborde à gros bouillons affectifs. Ce qui fait de cette Histoire de Manon une partition dangereuse pour les interprètes. Ils doivent combiner haute voltige et comédie. Sans jamais lâcher le fil de l’un et de l’autre, mais sans en faire trop au niveau expressif.
La langue de MacMillan est si parlée qu’on a la sensation de lire un texte en direct. Prouesses, les duos amoureux et sexuels n’y vont pas par quatre chemins. Ils font monter et descendre la mayonnaise au gré de portés légers, de dérapages au sol à toute vitesse. Inoubliable, le trio au cours duquel le frère de Manon l’offre au riche Monsieur de G. M. rien qu’en jouant sur le fétichisme de ses jambes ouvertes et fermées comme un compas. Quant à la scène de bal où Manon voltige d’un homme à l’autre dans une sorte d’apothéose malsaine, elle la couronne dans le même élan de reine d’un soir et de bon coup d’une nuit avec chute annoncée.
Nuancier émotionnelCe nuancier émotionnel colore toute L’Histoire de Manon. Et c’est aussi ce qui fait la patte de MacMillan. Son adaptation ramassée du roman oblige à nouer en une séquence des émotions contradictoires qui se chevauchent et se dégomment comme dans la vie. Sur ce terrain, Manon remporte la palme de l’ambivalence. Insaisissable, elle a tout de la girouette qui change d’avis comme de nuisette. Trop jeune et joueuse pour ne pas voir le danger ? Trop spontanée ? Obéit-elle à son frère, à son appétit d’argent ? Manon plane beaucoup, au sens propre et figuré, comme une poupée qui se rebellera trop tard. Ce que Laëtitia Pujol a parfaitement cerné. Elle apporte au rôle une douloureuse intensité, une perplexité aussi. Enfin, quelque chose de tragique qui prend des accents de sacrifice et d’incompréhension comme si Manon avait laissé sa vie lui échapper.
C’est dans ce personnage de gamine prostituée que l’étoile Aurélie Dupont, 42 ans, a décidé de faire ses adieux au public le 18 mai. Avant ce spectacle ultime qui sera filmé en direct par Cédric Klapisch et retransmis dans les cinémas UGC, elle enchaînera pour se mettre en jambes une série de quatre représentations, les 6, 8, 12 et 14 mai, avec la star italienne de la Scala de Milan Roberto Bolle.
Rosita Boisseau