Les barrières bloquaient une grande superficie autour du Panthéon. Comme toujours dans ces affaires, où un policier vous dit ceci et l’autre, dix mètres plus loin, le contraire, il a fallu zigzaguer ; les trottoirs de la rue Soufflot étaient bondés. En passant devant un café d’étudiants, je me suis rappelé que j’y avais dîné avec Geneviève de Gaulle Anthonioz et son fils François-Marie, qui m’invitait aujourd’hui. Elle avait parlé de Malraux, au cabinet de qui elle avait travaillé, et avait été passionnante. Il avait été question des idées de Malraux sur le roman. Elle s’intéressait beaucoup à l’art, Geneviève de Gaulle, personne ne le rappelle. La vertu n’empêche pas le goût.
Un jeune huissier en costume m’a guidé vers la tribune où je devais m’asseoir. Il y en avait deux sur le parvis du Panthéon, en épi, obstruant une grande partie de la vue depuis la rue Soufflot où était rassemblé le principal de la foule. Les invités, souriant et cherchant des personnes amies du regard, passaient entre les gardes du corps, oreillette, costume sculpté et regard soupçonneux. Les tribunes, gris clair, protégées par des bâches en plastique transparent, regardaient une estrade triangulaire de couleur sable : les cercueils allaient arriver.
Une faute que tout le monde commet a été signalée par un autre écrivain, Remy de Gourmont (1858-1915), lors d’une autre panthéonisation, il y a plus de cent ans. D’une certaine façon, si tout le monde la commet, elle cesse d’en être une, puisque l’usage l’emporte toujours (comme pour le mot ” panthéonisation “), mais il n’est pas inintéressant de savoir qu’on ne devrait pas parler du ” transfert d’un corps “. Le mot ” transfert ” s’applique normalement au déplacement d’une personne à une autre. On parle d’un transfert de propriété. Pour le déplacement d’un lieu à un autre, nous sommes supposés dire ” translation “. Et c’est donc à la translation des cendres de Jean Moulin qu’avaient assisté, en décembre 1964, les enfants de Geneviève de Gaulle, assis au premier rang. Ils avaient une dizaine d’années. Ils les ont gardées. Leur regard brillait de bonheur.
Temple néoclassiqueOn entendit des applaudissements lointains, pareils à des enfants qui courent en tongs. Des bannières à l’effigie de Germaine Tillion, de Pierre Brossolette, de Jean Zay et de Geneviève de Gaulle étaient tendues entre les colonnes du Panthéon. Elles ont été dessinées par Ernest Pignon-Ernest et on ne peut pas dire qu’elles souffrent d’un excès de ressemblance. A Paris, les vies à succès qui ne sont pas admirables commencent dans un temple néoclassique, et les vies admirables qui parviennent à triompher finissent dans un autre temple néoclassique.
Les premières, c’est Bel-Ami et ses canailleries élégantes se mariant à la Madeleine, les autres, les héros qu’on installe après leur mort au Panthéon. ” A toutes les gloires de la France “, avertit l’inscription sur le fronton. Elle est fausse, bien sûr, puisque toutes n’y sont pas célébrées (très peu de femmes, et il a fallu que Marie Curie ait deux prix Nobel pour y entrer), mais l’intention est bonne. On reproche parfois au Panthéon de faire de la morale. Mais c’est sa fonction. Chaque régime se promeut. Croit-on que la monarchie n’avait pas ses pompes et son lustre ? Nous savons depuis Montesquieu que le principe de la république est la vertu, alors que la monarchie a l’honneur, et le despotisme, la crainte. Le Panthéon est moral, et il n’y a plus guère que lui pour assurer quelques rites à la République française.
Je n’aime pas les rites pour moi-même, mais je les pense nécessaires à une société. Les rares démocraties occidentales à en avoir conservé sont le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Le président de la République est entré sur le parvis et s’est assis, nous après lui. Protocolaire, le soleil l’a éclairé, laissant le premier ministre dans l’ombre. De ma chaise en hauteur, je pouvais voir plusieurs membres du gouvernement, le président de l’Assemblée nationale et celui du Sénat, mais aucun ancien président de la République, ni aucun ancien premier ministre de droite. Ont-ils été invités ? Sinon, c’est maladroit. Ont-ils boudé ? Si oui, c’est malvenu. La Marseillaise et Le Chant des partisans n’ont pas de parti. C’est d’ailleurs une des bonnes choses des marches du 11 janvier 2015 que La Marseillaise ait été reprise aux imposteurs.
Les cercueils recouverts de drapeaux sont entrés sur le parvis. Pour Geneviève de Gaulle comme pour Germaine Tillion, leurs descendants ont décidé qu’une poignée de la terre de l’endroit où elles sont enterrées suppléerait aux corps. Pour les Anthonioz, la raison est que leur mère repose auprès de son mari en pleine terre. Ce ne sera pas la première fois qu’un mort aura deux corps. Un corps matériel, que la religion catholique parfois prompte à dédaigner la matière au profit de l’âme appelle la dépouille, et son corps symbolique. Dans cinquante ans, ayant oublié ce détail, les Français croiront que les corps sont bel et bien ici.
Un voisin de devant a jugé le discours de François Hollande ” un peu prêcheur ” ; il contenait peut-être trop de jeux de mots. ” Réformer plutôt que refermer. “” Ne pas plier, ne pas se replier. “ S’il y en eut moins, on aurait mieux apprécié : ” non pas la faute de la République, mais faute de République. “ Je lui suggérerais volontiers de ne plus employer la tournure ” la France, elle… “, ” l’histoire, elle… “. Cela insiste moins que cela n’éloigne. ” Soixante-dix ans après, ces haines reviennent “, a-t-il dit en les mentionnant toutes jusqu’au dérèglement climatique et en omettant l’homophobie, alors que le même Monde montrait deux jours auparavant qu’elle s’enracine en France.
Un moment chaleureuxLorsqu’il a parlé de la nécessité de réforme, il a été au bord de tirer le linceul à lui. L’ancienne éloquence de tribune (celle qu’avait eueMalraux et à laquelle il a fait allusion en disant ” entrez “ et en employant le mot ” cortège “) n’est plus possible, et il m’a semblé que la sienne avait des montées de ton comme on en a à la télévision pour empêcher l’adversaire de prendre la parole. Les deux principaux invités de la cérémonie étaient deux caméras en haut de très hautes grues mobiles qui se balançaient à la manière de diplodocus pour faire des plans en plongée. Des grands écrans les retransmettaient sur le parvis, car il n’y a plus d’événement qui ne soit filmé et montré sur place, comme si on n’était certain de vivre qu’à condition de voir.
Nous demanderons un jour à avoir des caméras dans nos cercueils. De noir étaient habillés les cameramen, qui allaient et venaient devant les tribunes et les cercueils, et que nous nous efforcions de trouver discrets. Les cercueils, après le discours du président, ont été amenés à l’intérieur. La montée de travers sur les marches pour un des cercueils latéraux a failli faire trébucher un soldat. Le président suivait, puis les familles rejointes par Anise Postel-Vinay, déportée avec Geneviève de Gaulle et Germaine Tillion. J’étais par hasard assis à côté d’Anne d’Ornano, l’ancienne maire de Deauville. Dans cette portion de la tribune réservée aux ” amis et familles des panthéonisés “, on se disait comme dans les mariages : ” Vous êtes de quel côté ? “ Elle l’était des Brossolette, et m’a appris que ce grand homme élégant, avec un peu de l’allure du duc d’Edimbourg, qui ressortait du bâtiment, était Claude Pierre-Brossolette, le fils de Pierre Brossolette, il a été secrétaire général de la présidence sous Giscard.
On voit que les temps se sont éloignés. Ces gens et cette cérémonie auraient été impossibles sous Mitterrand (il y avait un mépris profond de Geneviève de Gaulle pour Mitterrand, lequel haïssait Malraux, etc.). Dans son énumération des résistants, François Hollande a d’abord parlé des communistes, de plus ou moins alliés qu’il a dû vouloir contenter, ensuite des gaullistes, enfin il a ajouté des royalistes. Son père l’était-il ?
La cérémonie terminée et lui parti, un moment très discrètement chaleureux s’est produit, où l’un parlait à l’autre, simplement et avec une sympathie communiquée par un hommage à des gens bien qui nous avaient extraits de la mesquinerie quotidienne. Emmanuel Macron m’a parlé de courage. Dans son discours, Malraux a donné cette belle définition de la Résistance en 1942, au premier parachutage de Moulin : ” un désordre de courages “. Assise sur une chaise et représentant avec noblesse une façon d’être en voie de disparition qu’on appelait ” la vieille France “, Anise Postel-Vinay m’a dit que de Gaulle avait prononcé le mot ” résistance ” à Londres mais qu’il n’avait pas pris. ” On se disait gaulliste, on se disait communiste, et surtout on ne disait rien. C’était trop dangereux. ” A la fin de la cérémonie, une chose est survenue, à laquelle les Romains qui ont inventé les panthéons pour y mettre tous leurs dieux – nous, c’est tous les hommes –, auraient attaché une grande importance : une pie s’est envolée. Elle allait porter les mensonges ailleurs.
Par Charles Dantzig