Olivier Roy. Un entretien avec le spécialiste du monde musulman sur les jeunes Européens partant pour le djihad.
Olivier Roy, 65 ans, enseigne à l’Institut universitaire de Florence. Philosophe de formation, très bon connaisseur de l’Afghanistan, il est l’auteur de nombreux ouvrages comme L’échec de l’Islam politique, L’Islam mondialisé ou La sainte ignorance. Il vient de publier un livre d’entretiens avec Jean-Louis Schlegel, toujours aux éditions du Seuil, En quête de l’Orient perdu dans lequel il retrace son itinéraire. Un récit très vivant, souvent drôle, rempli d’analyses qui brisent les lieux communs sur le monde musulman. Passionnant.
La participation de deux Français, Maxime Hauchard et (peut-être) Mickaël Dos Santos, aux assassinats conduits par le groupe terroriste Daesh jette une lumière crue sur l’engagement djihadiste de jeunes Européens, en Syrie et en Irak. Selon le ministère de l’Intérieur, 1 132 personnes originaires de France seraient impliquées dans ces réseaux, un chiffre en forte augmentation depuis quelques mois ; 373 seraient actuellement en Syrie. Le nombre de morts atteint la centaine. Parmi ces djihadistes, on compte environ un quart de convertis et 20 % de femmes. Il s’agit d’un phénomène international, avec environ 3 000 jeunes Européens sur un total de 15 000 volontaires étrangers. Cet engagement est sans précédent par son ampleur. Pour mieux le comprendre, nous avons interrogé Olivier Roy, directeur de recherches au CNRS et auteur de nombreux ouvrages sur le monde musulman.
Vous faites une comparaison qui va en surprendre plus d’un : pour vous, les jeunes djihadistes s’apparentent aux militants de l’ultra-gauche des années 1970.
Depuis la fin du XIXe siècle, on observe en Europe un espace de radicalisation anti-système. Ce furent d’abord les anarchistes et l’on pourrait s’interroger sur le culte de la jeunesse pour le fascisme. A partir des années 1960, ce mouvement a pris une dimension générationnelle, que l’on a retrouvée avec la Gauche prolétarienne en France, les Brigades rouges en Italie et le groupe Baader-Meinhof en Allemagne. Au même moment (1971), il y a un mouvement comparable au Sri Lanka, qui s’est soldé par des milliers de morts. Cette radicalisation d’une partie de la jeunesse s’enracine dans l’idée qu’elle n’a plus de place dans le monde tel qu’il est et que la violence est à la fois inéluctable et positive. Qu’on se souvienne des maoïstes expliquant que le pouvoir est au bout du fusil ou l’image de combattant d’un Che Guevara ! On constate trois éléments de base : une impasse existentielle, la violence et l’internationalisation. On retrouve désormais les trois dans le phénomène djihadiste. Simplement, le djihad a remplacé la Révolution comme mythe. Ceux qu’on appelle des « barbares » sont dans le fantasme du redémarrage à zéro comme l’étaient les Gardes rouges de Mao ou les Khmers rouges. Des barbares, oui, mais cette barbarie est de chez nous.
Le djihadisme serait donc leur nouvel ,horizon révolutionnaire ?
Les jeunes de ma génération – je suis né en 1949 – étaient prêts à faire la Révolution n’importe où, en Bolivie ou au Yémen. Aujourd’hui, c’est pareil : ils cherchent le bon djihad et se moquent de l’endroit où ça se passe. On nous dit que c’est nouveau, mais pas du tout. Lionel Dumont était parti pour la Bosnie en 1995 et il y a eu toute une génération de djihadistes, certes moins nombreuse, qui est partie dans les Balkans, en Tchétchénie ou en Afghanistan. Ils ne sont pas de jeunes Beurs radicalisés par le conflit israélo-palestinien, comme on l’entend souvent. Aucun de ces nomades du djihadisme qui cherchent le pur combat n’est allé se battre en Palestine ou en Algérie. Ces conflits trop nationaux ne les intéressent pas : ils sont dans le global. C’est pour cela qu’ils adhèrent au salafisme, qui est une négation religieuse de toute culture particulière, toute ethnie, toute nationalité.
Pourquoi ce mouvement surgit-il maintenant ?
Il est le produit de la décadence d’al-Qaïda. Al-Qaïda était un concept, sans base territoriale, et pour que ça marche, il faut des résultats. Or une fois que vous avez fait le 11-Septembre, soit vous trouvez la bombe atomique, soit vous finissez dans le minable, comme ce jeune Africain converti qui a égorgé un soldat dans les rues de Londres. Avec Daesh, c’est autre chose : il offre un formidable terrain de jeu à ces jeunes, c’est le jeu vidéo total dont ils sont nourris, l’aventure. Ils sont beaux, virils, avec leurs mitrailleuses lourdes sur leurs 4×4 chargeant leurs ennemis. Prenez les images des décapitations : cela n’a rien à voir avec le Coran, ce sont les mêmes mises en scènes que celles des narcos mexicains. Il y a, dans le djihadisme, une dimension romantique, la beauté du meurtre. On ne peut pas exalter le marquis de Sade, comme le fait une exposition à Paris, et faire comme si l’on ne comprenait pas cette beauté du mal ! Lorsque vous êtes un jeune anti-système, entre quoi avez-vous le choix ? Le « comité invisible » et l’écologie dure, avec leurs textes illisibles et prétentieux d’hypokhâgneux boutonneux, ou le djihad. Avec Daesh, vous êtes sûr de faire la une des médias et de plaire aux filles, comme Che Guevara. La féminisation croissante des djihadistes traduit bien le fait qu’il s’agit d’un phénomène moderne.
Que peut-on faire contre les jeunes djihadistes et notamment les nôtres ?
Comme tout mouvement générationnel, il passera avec le temps. Mais en attendant, il faut cesser de les diaboliser, parce qu’à leurs yeux cela revient à les transformer en héros. Ce qu’ils veulent, c’est faire peur aux gens qui les ont humiliés ou ne les ont pas compris. Ils font la une des médias et un général américain dit qu’ils sont la plus grande menace actuelle. En faisant cela, on ne fait que leur dorer l’auréole ! Au contraire, il faut les montrer pour ce qu’ils sont, des losers, des frustrés et des paumés. Mieux vaudrait aller voir ceux qui reviennent la queue entre les jambes, parce qu’ils n’ont pas trouvé là-bas ce dont ils rêvaient. Ils n’ont pas supporté les réveils matinaux, les marches de 20 km avec tout le barda, le fait d’être privé de leur jeu vidéo ou de nourriture ! Et bien sûr, il y a ceux qui ont été sincèrement écœurés par la violence et le fanatisme.
A vous écouter, ce djihadisme n’est pas un avatar radical de l’islam politique…
C’est justement la conséquence de l’échec de l’islam politique dans sa tentative de créer des Etats islamiques. Les Frères musulmans sont en échec : regardez ce qu’il se passe en Tunisie avec Ennahda qui a volontairement abandonné le pouvoir, perdu les élections, avalisé la constitution la plus laïque du monde arabe et se transforme en un parti conservateur ou démocrate-chrétien respectant la démocratie. Et en Iran, 35 ans de République islamique ont donné naissance à la société la plus sécularisée du Moyen-Orient. Daesh, c’est donc l’oumma virtuelle et le projet impossible de donner une base territoriale à une utopie. Le califat est un concept qui suppose une expansion permanente et donc impossible. On n’imagine pas qu’il négociera un poste-frontière avec les Kurdes ; pour eux, cela n’a aucun sens. Daesh refuse de s’inscrire dans un Etat-nation, comme l’avaient fait les talibans qui se limitaient à l’Afghanistan. Tant que Daesh est en expansion, il attire les jeunes, mais sa logique l’entraîne à l’échec, parce qu’en pratiquant la terreur, comme le faisaient les Mongols, et en massacrant ses adversaires, il ne leur laisse pas d’autre choix que de le combattre.
Daesh s’enracine toutefois dans un territoire bien réel…
Oui, et il bénéficie du fait que, pour la première fois depuis la chute de l’Empire ottoman en 1918, il n’y a plus aucun Etat dirigé par les sunnites dans le Croissant fertile. Sa zone d’expansion va de Tripoli, au Liban, aux quartiers nord de Bagdad. Le Liban est dirigé par une alliance de fait des chiites et des chrétiens, la Syrie par les Alaouites – qui ont abandonné le nationalisme arabe – et l’Irak par les chiites, majoritaires dans le pays, sans parler de la Palestine contrôlée par Israël. La solution politique est de réintégrer les sunnites arabes de toute cette région dans le jeu politique. En Syrie, cela ne peut se faire qu’avec le départ d’Assad et des garanties pour les Alaouites. Les Iraniens sont prêts à négocier. En Irak, compte tenu de l’héritage historique, il faut donner aux sunnites plus de poids politique, de l’ordre de 40 %, que leur poids démographique (20 %).
Dans votre livre La sainte ignorance, vous décrivez le divorce entre la religion et la culture. Ce phénomène est-il à l’œuvre dans le djihadisme ?
C’est un phénomène global qui touche toutes les religions. Avec la sécularisation, les différentes cultures deviennent profanes et il n’y a plus de « croyants sociologiques ». Il y a 50 ans, en France, même les anticléricaux partageaient la culture catholique et connaissaient la religion. C’est terminé. Le religieux n’est plus enraciné dans la culture dominante et partout, la religion se reconstitue comme un système de normes, en se pensant comme minoritaire. On le voit avec le salafisme dans l’Islam, mais aussi avec Jean-Paul II et Ratzinger chez les catholiques, avec les juifs ultra-orthodoxes, les évangélistes, et même chez les hindouistes en Inde. Dans cette situation, le croyant a le choix entre trois attitudes : revanchard pour tenter d’imposer ses normes à la société – c’est par exemple la Manif pour tous – ; le choix de vivre en ghetto, de manière communautaire ; enfin, l’idée apocalyptique que tout est foutu. On retrouve cela chez les djihadistes : le monde est pourri et je crains de l’être aussi. D’où la logique suicidaire à l’œuvre. Un chant fameux, un nasheed d’ailleurs très beau, entonné par les radicaux condamnés à mort sous Nasser, et repris par les djihadistes aujourd’hui, le Ghoraba, résume cela : « Nous sommes des étrangers sur la terre… »