L’oeuvre du philosophe allemand, qui a inspiré tant de penseurs français, a été systématiquement expurgée de ses passages nazis et antisémites par ses héritiers. Il est temps qu’une édition vraiment critique de ses ouvrages voie le jour
L’affaire Heidegger ” lancée en 2014 avec la découverte de passages antisémites dans les Cahiers noirs, le journal de pensée du philosophe destiné à la publication, est en train de connaître de nouveaux développements. Aurait-on pu apporter plus tôt la preuve de l’antisémitisme massif du philosophe Martin Heidegger ? Telle est la question que se pose à son tour la maison qui a publié l’édition intégrale controversée, Vittorio Klostermann – et qui réclame à présent des comptes aux directeurs de publication. Il semble maintenant que la réception de cette philosophie, si importante notamment pour la vie intellectuelle française d’après-guerre, qui en a fait le fondement de sa critique de la modernité, se soit faite sur la base d’un texte tronqué, minimisant entre autres l’engagement nazi, entièrement à reconstituer par des chercheurs indépendants.
L’an passé, les Cahiers noirs de Martin Heidegger (1889-1976), le philosophe allemand le plus influent du XXe siècle, ont semé la consternation dans le monde entier, non seulement parce que l’on a découvert que ces notes trouvées dans ses archives contiennent des passages grossièrement antisémites, mais aussi parce qu’elles apportent une justification philosophique à l’antisémitisme.
Dès lors, même avec la meilleure volonté, on ne pouvait plus maintenir l’argumentation selon laquelle, si Heidegger avait certes été, pour une brève période, partisan des nazis, son oeuvre était en revanche restée relativement à l’abri des conceptions nationales-socialistes. On était bien forcé de se poser la question : pourquoi, dans les plus de quatre-vingts volumes de l’édition intégrale, dans tous les écrits qui avaient paru jusqu’ici, n’avait-on donc trouvé aucun passage massivement antisémite du même type ? Les Cahiers noirs étaient-ils donc le seul lieu où Heidegger fût démasqué ?
Depuis des mois couve le scandale – peut-on utiliser une autre expression ? Les indices semblent se multiplier : les connotations nationales-socialistes pourraient avoir été supprimées dans l’édition intégrale publiée par le Vittorio Klostermann Verlag, maison d’édition francfortoise petite, mais renommée. Au mois de novembre 2014, dans Die Zeit, le journaliste Eggert Blum relatait en détail les anomalies de l’édition, par exemple le fait que la phrase d’un manuscrit où Heidegger pérorait sur la ” prédestination de la juiverie à la criminalité planétaire ” n’avait pas été imprimée, à la demande du directeur de publication, Friedrich-Wilhelm von Herrmann, et du fils de Martin Heidegger, Hermann.
On a aussi constaté que Martin Heidegger avait apporté, après coup, des modifications à sa conférence sur ” L’Epoque des «conceptions du monde» ” (Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962). Depuis, le doute est installé : a-t-on, dans l’édition de Heidegger qui constitue la base d’innombrables articles et livres publiés par la recherche internationale, tenté de présenter un philosophe expurgé de la doctrine nationale-socialiste ? Les erreurs que l’on vient de mettre au jour dans l’édition ” définitive ” publiée depuis 1975 ne sont-elles que la fameuse partie émergée de l’iceberg ?
Ce ne sont pas des questions érudites réservées aux experts de l’édition. Après la publication si tardive des Cahiers noirs et les interrogations suscitées par l’édition intégrale, il est légitime de réclamer que les rapports avec le fonds soient enfin clarifiés, c’est-à-dire, avant tout, que la recherche puisse y avoir un accès illimité.
oeuvre coulée dans un seul moule
C’est ce qu’a entre autres exigé avec verve, il y a peu, le philosophe Rainer Marten, l’un des derniers élèves de Heidegger. Jusqu’ici, aux Archives littéraires de Marbach, on ne peut consulter que les manuscrits des volumes déjà parus, issus du fonds de la famille. Il faut savoir que l’intégrale de Heidegger n’est pas une édition historico-critique. Les différentes versions des textes, les transformations ultérieures des oeuvres par le philosophe lui-même ou celles qui, par exemple, ont découlé des copies effectuées par son frère, Fritz, ne sont pas documentées.
Depuis des décennies, on établit au contraire en petit comité une édition dans laquelle l’oeuvre est comme coulée dans un seul moule. Arnulf Heidegger, petit-fils et actuel curateur de la succession de Martin Heidegger, a une nouvelle fois défendu les restrictions d’accès au fonds, protégé par le droit d’auteur.
Ceux qui plaident pour une édition qui satisfasse à des normes scientifiques adéquates n’ont hélas rencontré aucun écho à ce jour. Mais, aujourd’hui, la maison d’édition Vittorio Klostermann elle-même craint manifestement que cette intégrale ne finisse par lui poser de très gros problèmes. Il y a quelques jours, l’éditeur a écrit à tous les directeurs de publication chargés des recueils de textes de Heidegger remontant aux années 1930 et 1940 une lettre exprimant une singulière inquiétude.
La maison d’édition, y lit-on, a reçu ” après la publication des Cahiers noirs (…)plusieurs demandes visant à savoir pourquoi l’antisémitisme de Martin Heidegger n’est pas apparu plus tôt dans les volumes de l’édition intégrale “. Klostermann ne se réfère pas seulement aux découvertes récentes, mais aussi à un singulier lapsus : ” Dans le volume 39 (Les Hymnes de Hölderlin : «La Germanie» et «Le Rhin») “, on a ” interprété à tort comme «Naturwissenschaft» – sciences de la nature – une abréviation «N. soz» – national-socialiste – . Cette erreur de lecture s’est maintenue jusque dans l’édition actuelle, la troisième. ” Or, fait remarquer Vittorio E. Klostermann, les manuscrits des volumes parus dans le cadre de l’édition intégrale sont désormais accessibles à la recherche dans les locaux des Archives littéraires de Marbach.
Une situation que l’on juge menaçante : ” Les découvertes de ces derniers temps font craindre que l’on ne cherche d’autres anomalies dans l’édition intégrale. Toute divergence importante qui pourrait être relevée et exploitée par des tiers mettrait la maison d’édition et le directeur de publication sur la défensive et pourrait entamer globalement la réputation de cette édition. ” Pour l’éviter, la maison d’édition aimerait visiblement se donner des armes.
” Erreurs de lecture “
Tous les directeurs de publication ayant participé à l’édition des textes de l’époque nazie doivent désormais faire savoir ” s’ils ont eu connaissance, le cas échéant, de divergences problématiques entre les manuscrits et les copies autorisées, s’il y a eu des coupes faites après coup ou, éventuellement, des erreurs de lecture découvertes par la suite “. Certains des directeurs de publication considèrent cette lettre comme un véritable affront : s’il y avait des ” divergences problématiques “, des ” coupes faites après coup ” et des ” erreurs de lecture “, les directeurs de publication en porteraient forcément au moins une part de responsabilité, peut-être même les auraient-ils commises personnellement.
C’est un épisode sans doute sans précédent dans l’histoire de l’édition allemande : les directeurs de publication sont priés d’avouer de leur plein gré s’ils ont pratiqué l’omission ou la manipulation – et pourraient donc désormais craindre qu’on leur fasse porter l’essentiel de la faute si l’on devait, à l’avenir, dénicher d’autres ” erreurs de lecture “. Alors qu’en réalité l’édition est le fruit de décennies d’interaction entre la maison qui édite l’intégrale, les directeurs de publication et la famille Heidegger.
Le procédé indigne surtout les chercheurs qui ont mené leur travail d’édition en déployant autant de science que de conscience et auxquels on demande à présent de se justifier. Les directeurs de publication sont aussi explicitement priés d’entrer en contact avec la maison d’édition s’ils devaient ne pas avoir commis d'” erreurs de lecture “. (” Veuillez aussi m’informer si vous n’avez aucun élément de ce type à transmettre. “)
La maison considère donc sa propre édition avec méfiance et réclame des explications – uniquement en interne, cependant – à ses directeurs de publication. C’est tout à fait compréhensible. Mais n’est-ce pas la faute de la maison d’édition elle-même si l’on a négligé d’établir des normes transparentes et contraignantes pour ces volumes ? Même une des directrices de publication de l’édition intégrale, la philosophe Marion Heinz, regrettait récemment que les chercheurs avancent dans le noir : ” Personne ne sait où des passages ont été coupés, où l’on a intégré des éléments des textes d’accompagnement ou des textes ultérieurs. Nous n’avons aucune base fiable (…) pour explorer et juger la philosophie de Heidegger. “
Le reproche n’est pas mince après quarante ans de travail éditorial, si l’on songe que des pans importants de la philosophie récente, notamment la philosophie existentialiste et poststructuraliste en France, reposent sur l’exégèse de l’oeuvre de Heidegger. On le sait, Heidegger n’avait que mépris pour l’opinion publique moderne. Le ” On “, le ” bavardage “, la manie de ” l’occupation ” menaçaient selon lui une vie authentique et orientée vers la vérité.
La critique abyssale de la modernité qui fonde jusqu’à ce jour, et à juste titre, la gloire de Heidegger ne peut certainement pas faire office de ligne directrice pour une édition intégrale de ses oeuvres. La meilleure chose à faire serait de mettre en place une commission de personnes extérieures et, pour le moins, d’établir des normes permettant d’entreprendre une vérification des volumes. Car il ne s’agit justement pas de maniaques des techniques de l’édition traitant un problème de détail, mais de chercheurs du monde entier qui ont tout de même de bonnes raisons de vouloir savoir avec quelle fréquence le ” national-socialisme ” est devenu chez Heidegger la ” science de la nature “.
Par Adam Soboczynski