Il y a des moments, rares il est vrai, où l’on aimerait être à la place de François Hollande. Pour pouvoir par exemple visiter, comme il l’a fait dimanche 15 mars, avant l’ouverture, l’exposition que le Musée d’Orsay consacre à Pierre Bonnard : tout seul, ou presque. Non que l’on déteste les gens, mais Bonnard sans la foule (la dernière grande exposition qui lui était consacrée à Paris, en 2006, avait accueilli 340 000 visiteurs), c’est quelque chose ! ” C’est la plus belle exposition de ma vie “, déclare, ému, Guy Cogeval, le président des lieux. On ne les a pas toutes vues, mais on le croit sur parole : l’ensemble qu’il a réuni avec Isabelle Cahn est époustouflant, les prêts qu’ils ont obtenus sont extraordinaires.
Ainsi, dès l’entrée, les quatre panneaux de La Cueillette des pommes, peints vers 1899, sont réunis pour la première fois depuis longtemps : l’un appartient à Orsay, un autre est à Richmond, en Virginie, les deux derniers sont à Kanagawa, au Japon. Dans les dernières salles, même plaisir, avec les trois gigantesques panneaux peints en 1911 pour le collectionneur russe Ivan Morozov, aujourd’hui conservés au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, les décors réalisés pour ses marchands, les Bernheim-Jeune, désormais dispersés sur trois ou quatre continents, ou ceux peints pour son amie Misia Edwards : deux sont conservés à Orsay, le troisième est venu du Japon.
Certes, l’exposition n’est pas sans défauts. Bonnard fut un des chouchous, puis un des piliers de La Revue blanche, fondée par les frères Natanson. Dreyfusarde, anarchisante, elle eut pour collaborateur Félix Fénéon, qui ne fut pas pour rien dans ces orientations politiques radicales. C’est à lui que Bonnard doit son surnom de ” très japonard “, allusion à l’influence que les estampes japonaises eurent sur ses débuts, mais aussi sur son sens du cadrage et sa vision très particulière de la perspective. Bonnard, souvent présenté comme l’apôtre de la bourgeoisie heureuse et fin de siècle, était donc soutenu par un critique qui avait caché chez lui des explosifs, ce qui lui valut de comparaître (et d’être acquitté) aux assises. De tout cela, rien n’est montré (on lira pour s’en consoler la contribution de Paul-Henri Bourrelier dans le catalogue), pas même les dessins pour la revue dont il fut l’un des principaux contributeurs. Dommage : le ” je ne suis d’aucune école… “ qu’il déclare fièrement dans sa jeunesse pourrait avoir un écho dans le ” ni Dieu ni maître “ cher aux libertaires.
Son amitié avec Alfred Jarry est toutefois évoquée. Bonnard a participé aux décors et aux costumes de la première représentation, en 1896, d’Ubu roi. Il a également illustré les Almanachs du Père Ubu, dessiné la couverture du Surmâle. Est-ce que ce goût commun pour l’absurde a – mal – inspiré les commissaires de l’exposition ? Une section, regroupant les nus au bain, est intitulée ” Histoire d’eau “. Une autre section, consacrée aux photographies – on y voit notamment Bonnard et sa compagne Marie Boursin, qui se fait appeler Marthe de Méligny, rencontrée en 1893, batifolant nus dans un jardin – que l’artiste, dès 1890, commence à prendre grâce à un appareil récemment arrivé sur le marché (en 1888), nouveau par sa simplicité d’utilisation, est titrée ” Clic-clac Kodak “.
Tordre le réelDes gamineries qui ne doivent pas dissuader de regarder les œuvres, d’apprécier l’intelligence plastique de leur accrochage. Le parti pris, ici, n’est pas chronologique, et c’est heureux. ” L’œuvre d’art : un arrêt du temps “,écrivait Bonnard, qui était capable lui-même de revenir sur une toile des années durant. Dans ce contexte, l’histoire se dilue, les datations deviennent floues. La petite salle regroupant six œuvres sur le thème des ” intérieurs ” couvre ainsi un quart de siècle. Une façon d’apprécier l’évolution de l’artiste, mais aussi les éléments qui, chez lui, sont permanents, ou presque : en premier lieu, un sens du cadrage qui brouille les repères spatiaux, et que l’on constate dès ses débuts. Un sens inouï de la composition, peu vu dans la peinture française depuis l’autoportrait que Poussin peignit en 1654 ; enfin, une palette d’une virtuosité et d’une complexité étourdissantes, et une manière, peut-être inspirée du cubisme, d’utiliser la peinture pour tordre le réel.
C’est que Bonnard ne reproduit pas ce qu’il voit. Ce n’est pas un paysagiste, et il peint fort peu sur motif : ” Il ne s’agit pas de peindre la vie, écrit-il, il s’agit de rendre la peinture vivante. “ Installé près de Vernon, dans l’Eure, il visitait souvent son illustre voisin de Giverny, Claude Monet. ” Monet peignait sur le motif, disait-il, mais pendant dix minutes. Il ne laissait pas aux choses le temps de le prendre. Il revenait travailler quand la lumière correspondait à sa vision. Il savait attendre… ” Bonnard avait compris à quel point la peinture est un mensonge, ou plutôt, comme il l’écrit, ” beaucoup de petits mensonges pour une grande vérité “. Et d’ajouter : ” On parle toujours de la soumission devant la nature. Il y a aussi la soumission devant le tableau. “
Un ” grand éblouissement “La nature, il en éprouve le choc, dessine éventuellement quelques croquis, puis retourne à l’atelier. Ainsi, en juin 1909, lors d’un séjour chez Henri Manguin à Saint-Tropez, il reçoit ce qu’il est convenu désormais d’appeler un ” grand éblouissement ” pour le Sud : ” La mer, les murs jaunes, les reflets aussi colorés que les lumières. ” Il y retourne régulièrement, s’en imprègne, au point que certains paysages peints à Vernon sont baignés d’une clarté méditerranéenne qui laissera les Normands songeurs. Cela vaut aussi pour les femmes. La découverte est récente : en 1984, lors de la rétrospective du Centre Pompidou, un historien d’art aussi cultivé qu’André Fermigier pensait encore que, en la matière, ” il n’y en a qu’une, la sienne, (…) à laquelle il demeura imperturbablement fidèle “. Toute sa vie, pensait-on, Bonnard n’aurait brossé que Marthe.
Or, à en croire le témoignage posthume de celui qui fut un de ses meilleurs biographes, son petit-neveu Antoine Terrasse, dans le catalogue de la présente exposition, la réalité est moins simple : en 1916, à l’orée de la cinquantaine, il rencontre Lucienne Dupuy de Frenelle, 23 ans, et Renée Monchaty, 22 ans. ” Commença alors une grande amitié entre le peintre, Marthe et les deux jeunes femmes “, écrit Terrasse. Et d’ajouter : ” Marthe, très fine, a immédiatement compris l’intérêt de ces présences féminines pour le travail de Bonnard “, lequel, à cette période, traverse une crise, cherche à mieux construire ses tableaux, à maîtriser ” cette couleur qui vous affole “.
Après le démon du Midi, celui de midi, rien que de très banal, et on se passerait de l’évoquer s’il ne se produisait dans ses nus le même phénomène que dans ses paysages. Sauf à l’œil exercé d’un physionomiste, les modèles se confondent. Et, pour le regard de l’amateur, elles ne sont que peinture.
Harry Bellet