Actrice sicilienne oubliée, Goliarda Sapienza a obtenu une reconnaissance posthume avec son livre « L’Art de la joie », qui raconte le destin d’une héroïne affranchie des conventions. La photographe Francesca Todde a sillonné les terres d’origine de l’auteure.
LE MONDE | |Par Jérôme Gautheret (Rome, correspondant)
C’est l’histoire d’une femme hors du commun, dont l’œuvre n’a rencontré son public que par miracle, dix ans après sa mort. Goliarda Sapienza (1924-1996) aurait très bien pu n’être, pour la postérité, qu’une actrice sicilienne tombée dans l’oubli, à peine aperçue dans Senso de Visconti, abonnée aux seconds rôles de révolutionnaire ou de religieuse, et pas toujours créditée au générique des films où elle apparaissait. Son œuvre littéraire, quant à elle, aurait peut-être eu droit, dans le meilleur des cas, à une petite mention dans une notice biographique… Pourtant, elle y avait tout sacrifié.
Modesta, amorale, dérangeante
Il lui avait fallu dix ans, de 1967 à 1976, pour écrire L’Art de la joie, son texte le plus ambitieux, et elle n’aura même pas eu le bonheur, de son vivant, d’en voir publier plus d’une cinquantaine de pages. Tous les grands éditeurs avaient refusé cet énorme roman écrit à la première personne, parcourant le XXe siècle sicilien à travers le regard d’une femme baptisée Modesta. Et pourtant, en 2005, la sortie en France de L’Art de la joie (éd. Viviane Hamy, rééd. Le Tripode) est une déflagration.
Affranchie des convenances sociales et sexuelles, amorale et pourtant si droite, étrangère au fascisme mais méfiante envers les staliniens, malgré son intérêt pour le marxisme, Modesta était beaucoup trop libre et dérangeante pour l’Italie des années de plomb. Au début du XXIe siècle, c’est autre chose, elle fascine.
Les Italiens découvrent soudain, depuis la France, qu’ils tenaient en Goliarda Sapienza, sans le savoir, l’une des grandes écrivaines du siècle passé, et redécouvrent l’ensemble de son œuvre.
La photographe Francesca Todde est partie sur les traces de cette inconnue avec sa série «The Lack ». Or, emprunter ce chemin, c’est aussi voyager au côté de Modesta, si vivante qu’on ne peut s’empêcher de superposer sans cesse les deux images, celle de l’écrivaine et celle de sa créature. « Ce personnage est si fort que, lorsque je parle de Sapienza, souvent les gens me répondent comme si Modesta et elle ne faisaient qu’une. Ils sont persuadés qu’elles avaient le même âge, que Sapienza était adulte au moment de la montée du fascisme… » Sans renier ce lien si particulier, Francesca Todde s’est attachée à ne surtout pas perdre de vue Goliarda Sapienza.
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Retrouver ce qui faisait son époque
Elle y est parvenue en s’appuyant sur d’autres textes moins connus de l’écrivaine, comme Moi, Jean Gabin (Le Tripode, 2012), dans lequel elle relate son enfance à Catane, dans les ruelles du quartier San Berillo, dans les années 1930.
À la poursuite des ambiances plus que des lieux, sa quête n’a rien d’un pèlerinage. Certes, elle s’appuie sur une base documentaire, les endroits où elle a grandi, où s’est affirmée sa conscience socialiste et libertaire au sein d’une cité acquise au fascisme, mais c’est pour mieux restituer quelque chose de plus diffus, qui ressemble à la texture d’une époque. «Comme elle parlait souvent dans ce texte des artisans qui fabriquaient les marionnettes traditionnelles, j’ai cherché à retrouver les personnes, à Catane, qui font encore ce métier. Elles n’ont pas accepté tout de suite. Mais c’est toujours comme ça en Sicile : une fois que les gens sont convaincus, ils vous consacrent des heures, ils font tout pour vous aider ! »
À ce parcours dans les pas d’un génie méconnu manquent encore plusieurs étapes cruciales, notamment Gaete, où est morte Sapienza, mais aussi la prison de Rebibbia, où elle fut enfermée brièvement. Car Goliarda, comme Modesta, a payé au prix fort son refus des conventions. En 1980, elle s’était fait arrêter pour vol de bijoux lors d’une soirée mondaine.
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